Déplacements, entre intérieur et forme

    Olivier Grasser

    Olivier Grasser : En 2000, dans un texte qui venait cloturer ta série d’expositions intitulée “Corpus“, Claire Stoullig avait associé à ta sculpture l’expression “corps du délit“. Elle entendait signifier non seulement que le corps était un fondement majeur et souterrain de ton travail depuis les années 80, mais qu’en outre une rupture profonde s’était récemment produite : tu en avais cessé avec un désir de couler ton œuvre dans le moule d’un vocabulaire référencé de l’histoire de l’art et de la sculpture, ainsi qu’avec le souci de la rattacher aux mythes et aux grands récits de l’humanité. Tu t’autorisais ainsi une expression plus libre de choses du domaine de l’intime et du sensible, qui se donnait notamment à voir dans de petites sculptures de formes organiques et tactiles.

     

    Vincent Barré : Dans mon travail ancien, il y avait effectivement en moi dualité, voire conflit. Aujourd’hui j’ai compris que ni mon recours à des valeurs empruntées à un imaginaire collectif ni mon discours sur une prise de possession de l’espace ne me correspondaient vraiment. Cet imaginaire était un artifice dont je n’ai plus besoin pour justifier de la présence de mes œuvres dans un espace public. “Corpus“ m’a permis de réaliser que mon travail doit revendiquer ce qui me dirige intimement, c’est-à-dire une affirmation de l’individuel, de l’émotion et du sensible. Peu de temps avant, face à une présence indistincte qu’elle sentait dans mes œuvres, Anne Tronche m’avait demandé : « Y a-t-il quelqu’un ? ». A présent, je peux l’assurer, et ce, quels que soient les mouvements visibles dans le travail. Il y a le même être à chaque fois.

     

    OG : Aujourd’hui, ta sculpture se caractérise par une alternance entre deux échelles et deux registres formels. Se côtoient d’une part des œuvres proches de l’objet, modelées et sensuelles, qui évoquent des membres ou des fragments de corps, et d’autre part des formes plus grandes, plus abstraites et silencieuses. Il est clair également que ces œuvres découlent de plusieurs techniques choisies intentionnellement. Quelles pensées sont attachées à chacun de ces registres et à ces processus de travail?

     

    VB : J’ai le sentiment de ne faire qu’une seule et même chose. J’assume sans difficulté un registre général et inconscient de formes de contenants, gonflées et protubérantes, qui font penser à des parties du corps. C’est une inspiration puissante, qui pourrait engendrer de la répétition mais qu’une mobilité d’esprit attachée à la diversité de matériaux et de techniques me permet de déjouer. Cette diversité m’amène à des ruptures d’échelle et me permet de réinvestir de manière renouvelée un désir profondément inscrit en moi.

    Grâce à la fonte, j’ai pu réaliser les plus grandes de ces formes de contenants, des formes assez rondes et peu agressives, solides et sécurisantes. Lorsqu’elles sont installées dans l’espace urbain, j’utilise pour en parler un vocabulaire désignant des gestes un peu ambigus de familiarité et d’abandon, de regard proche, de l’ordre de l’embrassement et de l’exploration. Néanmoins, ces termes sont moins pertinents pour les pièces en tôle d’acier qui, techniquement, sont tranchantes. Le tranchant n’est pas exposé à la vue mais il existe au moment de la fabrication, qui est assez dangereuse. Je me blesse beaucoup en les manipulant et elles recèlent une certaine violence. Il s’agit de volumes protubérants, mais liés cette fois à la perforation ou à l’agression, ce qu’indiquent des titres comme Crocs ou Coin. Ces sculptures de grand registre en tôle mince et en fonte sont toujours associées à une longue pratique préalable du dessin. Je ressasse les formes en les dessinant car, au moment de les construire, avec des assistants et dans un temps compté, je n’ai pas le temps d’improviser. Ce sont des formes très préméditées et cela leur enlève peut-être un côté immédiat et intrusif.

    L’inverse se produit avec les petites sculptures. Un long compagnonnage avec Georges Jeanclos m’a conduit à me distancier des formes construites pour me confronter aux questions du modelé. Il me fallait partir d’un matériau amorphe, aller de l’informe vers la forme. Lorsque j’ai commencé à travailler la cire, j’ai d’abord produit la série des petits objets contenants que j’appelle domestiques, cérémoniels ou du voyage. Là, je ne dessinais pas. Je ne pouvais aisément figurer ces volumes dans l’espace. J’improvisais, dans un registre un peu cubiste et délicat, mais relevant encore d’une maîtrise de mes gestes. En introduisant davantage de formes charnelles, comme dans la Série Noire, avec des creux et des gonflements assez explicites, j’ai pris conscience que j’avais jusque là continuellement censuré un besoin de m’exprimer dans le registre du corps et de l’érotisme. Puis, pour la série La Main, j’ai travaillé dans un sentiment d’urgence et un état délibéré d’improvisation. La cire tiède est vivante, la pétrir est comme toucher de la chair et y imprimer sa peau, l’empreinte et la rapidité d’exécution me font penser à un acte charnel. Pour les caoutchoucs aussi, le geste est vif, le matériau souple incite à la manipulation. Trois ans plus tard, avec le grès de La Borne, j’ai retrouvé des formes modelées, tactiles et complexes. Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps. Il s’agit à nouveau de penser dans l’énergie du geste.

    Toutes les pièces, et jusqu’aux grands dessins muraux qui me permettent de suggérer du plein à l’échelle de l’architecture, s’ancrent bien dans une inspiration commune. C’est l’échelle du corps et le rapport entre le contenant et l’intérieur qui me guide. La seule nuance est que le grand suggère qu’il contient entièrement le corps, alors que le petit est de l’ordre du fragment. Il n’y a pas d’antagonisme entre les formes qui parlent du vivant et celles qui parlent de l’enveloppe, même dans l’opposition évoquée précédemment entre rondeur et agressivité.

     

    OG : Ces formes de contenants sont souvent fendues ou percées, laissant voir un vide interne. L’intérieur s’est-il absenté ?

     

    VB : Je dirais qu’elles engagent à deviner un intérieur. Faire songer qu’il existe, inciter à charger d’intériorité des objets qui ne montrent que leur carapace. Le jeu formel que je mets en place sur l’épaisseur de la peau et la vision des tranches est de l’ordre du montrer/cacher. Il est davantage question de dévoilement que d’une chose pourfendue, d’un érotisme dissimulé plutôt qu’explicite. Les bronzes les plus récents évoquent des lanières, montrent des vides, comme du matériel en attente. C’est également vrai pour la dernière des grandes sculptures, un gros anneau avec une fente peu visible. Aller voir l’intérieur nécessite une action. Je voudrais induire un mouvement de curiosité, des gestes d’approche désinhibés.

     

    OG : Concernant les petites sculptures, tu parles de spontanéité et d’immédiateté, et davantage de mise à distance et d’anticipation dans les autres. Les petites sculptures ont-elles un rapport avec une saisie de l’instant, la constitution d’une mémoire ? Pourrait-on les rapprocher d’un usage du carnet de notes et du croquis, ou de tes recherches en vidéo ?

     

    VB : Oui, certainement. Le carnet est le réceptacle du tout-venant et du quotidien. C’est là qu’atterrissent les informations, ce que je lis, que j’entends et que je recueille au cours des voyages. Avec les croquis, j’ai le souci d’être toujours prêt à attraper quelque chose qui s’énonce. Dans les vidéos, quand les ouvriers martèlent ou découpent mes pièces, je filme la sensualité du toucher, la beauté d’une main, la force de la frappe. Les petites sculptures ont en commun avec les carnets la fugacité du moment et le désir d’une trace. Face au matériau et du fait d’une mise en œuvre rapide, il s’agit de fixer quelque chose qui ne passe pas par le mental. La main doit précéder la pensée, créer l’effet de surprise, je dois me laisser devancer par ce qui est tactile. Ce n’est pas par hasard que je nomme ces pièces-là uniquement par séries, c’est-à-dire par périodes de temps plutôt que par objets distincts. Mais ce besoin de spontanéité est aussi présent dans certaines pièces plus grandes, comme Ventre qui exprime une sorte de re-naissance et d’expulsion hors de moi-même. D’une manière générale, je rejoue dans un registre minimal quelque chose de ma propre vie.

     

    OG : Ces deux familles de formes et d’échelles induisent-elles un régime de valeurs ? Y aurait-il un premier niveau intime et individuel, énonçant une parole intérieure, en amont d’un second, plus impersonnel et universalisant, et qui serait adapté à un langage collectif ?

     

    VB : Non, je suis dans un balancement constant entre des grandes pièces liées à mon regard sur un espace architectural ou urbain, à la notion d’un contexte social et paysager, et qui s’adressent à un regard public, et des œuvres offertes à une approche intime. Pour celles destinées à l’espace public, j’agis avec une très longue préméditation parce qu’une grande échelle implique une économie formelle et la logique d’un processus constructif qui lui soit cohérent. Pour l’habitant, un grand objet posé dans un environnement familier constitue une sorte d’intrus. Et la simplicité formelle est alors essentielle pour que se créent des complexités de lectures et de relations avec le contexte. Avec les petites pièces, j’ai moins le sentiment d’être sous le regard d’autrui. Je pense à mon propre toucher, à mon regard. Je suis dans la sensation immédiate. Mais ce n’est pas uniquement le fait de l’échelle. Avec les modèles de polystyrène découpés pour la fonte, il faut être deux et travailler dans le mouvement. Les préparatifs sont rigoureux et le moment de tracer au fil chaud est court et absolument coordonné, comme dans une danse. Dans les pièces récentes, ce tracé définit simultanément l’intérieur et l’extérieur. C’est comme dessiner un volume virtuel, chacun à un bout du cône de polystyrène. Il y a du modelé, et c’est là que les matériaux sont importants. Jamais je n’aurais osé préméditer ce mouvement presque chorégraphique qui dramatise la fusion des quatre mains en un seul acte. La sensualité est présente, même si elle est ici différée dans de courtes plages de temps. Ma vision de l’architecture était aussi plastique et modelée.

     

    OG : N’y a –t-il pas dans ton travail comme un effet de retrournement, qui te permettrait de négocier l’amplitude entre une intériorité subjective et une extériorité publique ?

     

    VB : Je dirais du petit comme du grand registre que c’est un ensemble homogène : les caoutchoucs sont à la fois l’endroit et l’envers, les fontes d’aluminium portent autant de modelé que les fontes de fer. S’il y a retournement, il est partout. Il vient de ma culture d’architecte où aucune part du corps du bâtiment n’est indigne d’être montrée, pourvu qu’elle appartienne à l’ensemble… une sorte d’idéologie de la vérité. Au lieu d’envisager le monde comme morcelé et dichotomique, je tends à dire qu’une chose est toujours l’envers de l’autre, une forme et sa contre-forme. Chaque pulsion ou événement porte son contraire et il faut travailler les deux à la fois pour éviter le manichéisme et le simplisme. Par exemple, je me méfie de la sculpture de bronze qui montre de la masse quand il y a du creux. J’aime les sculptures coulées qui montrent la minceur de la peau. Je cherche une vérité du support d’origine. Avec la cire, je pense la structure en même temps que je façonne, et non la masse. Avec les sculptures en tôle accrochées au mur, je cache l’épaisseur du matériau pour jouer de la tension produite par une forme massive en suspension. Il suffit de toucher pour le comprendre. Je privilégie l’appréhension simultanée de l’intérieur et de l’extérieur. Et je revendique cela pour tous les aspects de ma vie. Après la jeunesse et la formation, puis la maturité, j’ai le sentiment d’être dans le troisième tiers de ma vie, où je peux revendiquer une liberté, m’émanciper du jugement d’autrui. La sculpture est un moyen.

     

    OG : Que signifie le rapprochement, au sein d’une même exposition, des œuvres de chacun de ces deux registres ?

     

    VB : C’est faire état de ce qui se déroule dans le temps, passer du carnet de croquis et d’une pensée en petit à une pensée en grand, en rapport avec l’architecture. Je dessine mes expositions comme je dessine les formes, dans des relations musicales, de plein et de vide, de stridence et de gravité. Il me semble important de juxtaposer des œuvres qui structurent l’espace, à la manière de ponctuations ramassées ou d’ensembles diffus de grandes formes isolées. Si je pense la forme, c’est encore avec l’idée d’affirmer la même chose : le vivant est une force supérieure qui tire vers l’esprit, qui tend à traverser le temps vers l’arrière et vers le futur, une sorte de vision universaliste, certainement idéaliste. Montrer ces sculptures dans un même espace revient à représenter un mouvement initié dans l’intime et dirigé vers une expression transformée, adressée au champ public et social. Aujourd’hui et notamment à Tourcoing, j’ai envie d’affirmer ce qui s’est passé depuis “Corpus“ : un mouvement moins contraint, confiant, où le corps n’est pas en retrait de l’esprit. Dans mes œuvres, il n’y a presque plus de narration, les titres convoquent un imaginaire de l’intériorité. C’est une sorte d’appel pour dire que malgré les attaques sur le corps, dans l’histoire ou dans le temps présent, le vivant s’oppose à la disparition. Face à des situations dramatiques du monde, l’intime n’est pas une sphère de complaisance mais une force et un positionnement. Il nous revient à nous, intellectuels et artistes, de revendiquer une présence où l’esprit est en phase avec le corps.

     

    OG : Tu nommes tes sculptures une fois qu’elles sont achevées. Cela signifie-t-il que le sens naît après coup et que la forme n’est pas en elle-même suffisamment éloquente ? Pourquoi un usage postérieur du langage est-il nécessaire ?

     

    VB : Je n’ai pas besoin de titres pour faire vivre mes œuvres. Généralement, je les désigne au moment de leur achèvement, par groupes ou par familles. Pour les grandes, j’utilise plutôt le terme technique générique : tôles, fontes…. Les petites sculptures ponctuent des instants de ma vie : la Série Noire renvoie à un monde nocturne et caché, La Main fait référence à un accident… Je donne des titres précis aux sculptures quand elles sont réunies en regard les unes des autres dans un contexte d’exposition. Mais au départ, c’est toujours un même type de vision ou d’inspiration qui préexiste à l’arrivée de la forme, antérieure au langage. L’ensemble répond à un imaginaire inconscient du liquide et d’une enveloppe qui contiendrait le vivant. J’en appelle à la symbolique de l’eau comme d’un milieu nourricier d’émergence et d’origine. Même pour le matériau solide des pièces coulées, ma sculpture intègre le processus de la fonderie et le passage obligé par le fluide. Alors, pour le public, les titres que je donne au moment de l’exposition sont presque anecdotiques. Ils ne deviennent importants que parce que je réinsère sans embarras les pièces dans une narration ouverte qu’induisent le moment, le lieu et la situation. Les premières grandes fontes montrées au Musée des Vins de Bourgogne, à Beaune, sont appelées Outres à cause de l’énorme outre à vin que Poussin a représentée dans son tableau Ruth et Booz, et que j’ai revu à ce moment-là. Et je peux changer les titres pour m’adapter à une nouvelle narration. Je joue aussi des titres comme d’un leurre, je prends les devants et je raconte des histoires. Je touche à des symboles pour ouvrir sur de l’intériorité.

     

    OG : A l’inverse des sculptures présentées en exposition, il me semble que celles installées en extérieur et dans l’espace public sont plus “policées“. Est-ce que, formellement, un positionnement public est incompatible avec une expression personnelle ?

     

    VB : J’ai déjà parlé de la nécessité d’une simplicité formelle dès lors que la sculpture se trouve dans un contexte public, car cette simplicité agit comme une force contenue. Elle est la condition d’un dialogue avec un espace de sociabilité par définition instable et complexe. Ces formes qui te semblent plus “civilisées“ autorisent un vocabulaire d’urbanité. Ce sont des sculptures abstraites, empreintes d’un certain anonymat et d’un refus d’agressivité. Pour qu’un objet ne soit pas rejeté, il doit être pris en charge par ceux auxquels il s’adresse. Et j’essaie de penser mon œuvre pour qu’elle soit en phase avec son environnement, pour qu’une densité de dialogue se mette lentement en place. Le passant sera d’abord surpris et interloqué. Puis vont se déployer des comportements de familiarité et d’appropriation, d’inscription dans le temps de la communauté. Le devenir que j’espère pour ces pièces est qu’elles donnent le sentiment d’avoir toujours été là. Car si elles s’intégrent dans le paysage, comme des œuvres du passé semblent avoir toujours appartenu à leur espace, elles font partie d’un imaginaire. Je cherche longtemps quelle sculpture faire pour un lieu et je fais aujourd’hui des sculptures plus énigmatiques, au potentiel symbolique large, capables de susciter des récits. Les symboles racontent, c’est comme prendre la main de quelqu’un. D’où, encore, l’importance des titres. Par le titre, je propose un récit de surface qui fait participer le spectateur. La narration lui permet d’aborder l’objet sous un angle anecdotique, pour le reprendre ensuite à son compte. Alors l’adhésion individuelle sera secrète, ne sera pas énoncée. Pour le sculpteur, raconter est un outil légitime, à l’inverse de l’architecte qui s’appuie sur de l’usage. Mais je n’ai plus recours aujourd’hui aux grands récits, qui me semblent nourrir le terrain moral.

     

    OG : N’est-ce pas là une manière de te soustraire au regard ? On pourrait penser qu’à une époque de disparition des discours collectifs, une parole individuelle, sans impudeur ni provocation, serait plus à même de susciter la reconnaissance et l’identification. Pourquoi, dans l’espace public, ne pas affirmer ce que tu exprimes librement dans les œuvres intimes, justement pour engager un dialogue?

     

    VB : Je produis des objets qui sont la concrétion de ma vie mais je n’ai pas à avoir un discours explicite ni didactique. J’ai le devoir de ne pas tromper sur qui parle, mais j’ai droit au secret, voire à la solitude. J’aime l’idée de porter mon histoire sans avoir à en justifier. Je souhaite que ces sculptures soient des supports à une identification de l’autre tout en préservant ma distance. Pour ceux qui n’ont ni question ni conflit, elles ne sont que des objets de “décor“. Pour d’autres, elles sont des objets d’étrangeté, des supports d’imaginaire. Si je ne peux participer au collectif que par ma propre singularité, je ne suis pas pour autant chargé de ferrailler lourdement avec la société. J’essaie seulement d’énoncer une idée du corps et de ses forces souterraines, en négociation avec mon histoire. Mais ces préoccupations existentielles ne regardent que moi, chacun y rentrera par sa porte, avec ses propres clés.

     

    OG : Pourrait-on alors parler d’un programme personnel, initié dans une primauté du faire et de l’impulsion sur la pensée, et s’aboutissant dans une expression plus apaisée ?

     

    VB : Peut-être, car tout-à-fait consciemment, je me reconditionne pour affirmer. J’intériorise toujours longtemps un projet avant le produire dans un temps resserré de réalisation. Le travail se libère dans l’instant. Je ne peux partir que de moi et la forme découle des grands mouvements de ma vie. Les événements traumatiques ou bénéfiques que je traverse sont intériorisés puis resurgissent. Mais à terme, je m’efforce de tenir à distance le jugement et les pressions, d’être en paix avec moi-même et mon histoire. Assumer un état fragile pour toucher à une certaine solidité m’apparaît comme un programme évident. Je souhaiterais que mes œuvres exercent moins de chantage à l’empathie au profit d’une plus grande identification de l’autre. Je voudrais exprimer une respiration avec le monde, un équilibre entre la temporalité, l’austérité et l’absence de récit. Comme un chemin dicté de l’intérieur ou, comme dit Paul Ricœur, un chemin à deux bouts avec des horizons mobiles, dans le mouvement et non dans la fixité.

     

    OG : Pourrais-tu alors dire que le choix pour l’espace communautaire de formes abstraites, d’une subjectivité distanciée, constitue une manière d’engagement ? En contrepoint, le programme pourrait-il s’avérer une alternative de l’engagement ? Face à la gravité des situations du monde et à la multitude des atteintes à l’être, nous constatons une incapacité croissante de réponse individuelle, sans que ce mutisme ne soit pour autant synonyme d’indifférence. Le projet personnel pourrait-il assumer une dimension politique ?

     

    VB : Dans un espace communautaire confus et souvent conflictuel, je tente de créer des espaces de retrait, de vacance, qui pourraient être investis différemment par chaque individu. Ma parole doit s’apparenter à une forme de protestation par le silence. Dans un monde où dominent l’égo et le pouvoir, je voudrais me retirer en posant quelque chose de l’ordre de l’énigme, comme le silence, en musique, fait exister les sons qui l’entourent. J’apprécie une qualité de vide du lieu qui reçoit l’œuvre. Elle joue alors comme une ponctuation dans l’espace, ni une stridence ni un son diffus. Même si j’ai formellement le souci d’une certaine harmonie, des œuvres peu discernables dans leurs intentions amènent le regardeur à être dans un état sensible qui interroge sa présence au monde. La question de ma propre présence se joue à l’atelier, dans la dépense corporelle et le temps compté. Puis, une fois la pièce installée, sa capacité de résistance imaginaire et de négociation avec ses usagers est mise à l’épreuve. La sculpture n’a pas le rôle, comme le politique ou l’économique, de valoriser ce qui relève du pouvoir. Je déteste la polémique et les mouvements épidermiques de l’instant. J’aime la position d’une pensée lente et intériorisée, d’où mon intérêt pour ces objets précis et indéchiffrables secrétées par des cultures lointaines. Levi-Strauss met en avant l’idéologie de l’histoire et du progrès de nos sociétés modernes. J’aimerais, dans cette histoire à laquelle j’appartiens, déposer des objets qui résistent à la surenchère. La relation au symbolique a une portée politique, et ce silence auquel j’aspire est une forme d’énonciation. C’est la distinction entre une position militante et la position de l’artiste ou de l’intellectuel, dont la parole véhicule des valeurs résistantes de non agression et de non domination sur un territoire. La force spirituelle que je recherche pour mes œuvres affirme les ressources de l’individu et sa prééminence sur le collectif. Lorsqu’en Inde j’ai fait de la sculpture chez des potiers ou avec les ouvriers d’une usine, j’ai participé aux gestes du travail. Mes formes ne leur étaient pas immédiatement compréhensibles mais ils les ont finalement acceptées à cause du lien par le métier. J’étais dans de parfaites conditions de partage et ils ont respecté ces formes étrangères, comprenant que je ne cherchais pas à m’approcher de leur registre. Mais se positionner dans le spirituel n’empêche pas une présence civique. En tant que professeur, j’énonce explicitement les choses, en Inde comme dans les banlieues franciliennes, car j’engage un questionnement sur le devenir le monde via le réel de la parole et des rencontres.

     

    OG : Les modalités de ce qui est de l’ordre d’une participation au collectif sont donc différentes dans ta pratique d’enseignant et dans ta pratique de sculpteur ? Cela ne suscite-t-il pas en toi un besoin de reformuler la nature de ton geste artistique ?

     

    VB : Mon travail réagit au contexte occidental de la perte du sens et de l’absence d’espaces de singularité. Et mon engagement ici admet une visibilité différente dans l’enseignement et dans la sculpture. Les deux pratiques sont distinctes mais complémentaires, elles touchent des registres différents. En situation d’enseignement ou d’urbanisme, de manière symptomatique, je suis incapable de travailler pour moi-même tant je suis happé par l’échange avec les étudiants ou le contexte. Je suis tourné vers l’autre, ce qui est exactement l’inverse de mon attitude dans l’atelier. A Mumbay, nos étudiants ont rencontré un des environnements les plus inconcevables de ce que secrète notre époque. Ils ont réfléchi, et agi, loin du confort des lieux consacrés à l’art. Des terrains difficiles vous remettent en cause et affectent la pratique. On ne peut renier ses émotions et ses fondations, même si la transformation formelle est peu visible ? Mais il importe de rester perméable aux conditions du réel car elles modifient la valeur attachée aux formes. C’est pour cela qu’il n’y a pas de réponse unique mais seulement des réponses locales. Je ne sais pas quelle sculpture je ferais pour un espace public dans un contexte extrême. En résumé, je dirais qu’aujourd’hui il s’agit pour moi d’être sans présupposé sur ce que doit être l’art dans n’importe quel contexte. Ni présupposer du type de réponse que doivent avoir de jeunes artistes. C’est une manière d’agir que seuls des individus qui remplissent à la fois des missions d’enseignant et artiste peuvent mettre en place.

     

    Olivier Grasser – Vincent Barré

    Les Cinq Rois, Paris, Amiens – Juin 2004

    1/8

     

     

     

    Déplacements, entre intérieur et forme

    Olivier Grasser

    Olivier Grasser : En 2000, dans un texte qui venait cloturer ta série d’expositions intitulée “Corpus“, Claire Stoullig avait associé à ta sculpture l’expression “corps du délit“. Elle entendait signifier non seulement que le corps était un fondement majeur et souterrain de ton travail depuis les années 80, mais qu’en outre une rupture profonde s’était récemment produite : tu en avais cessé avec un désir de couler ton œuvre dans le moule d’un vocabulaire référencé de l’histoire de l’art et de la sculpture, ainsi qu’avec le souci de la rattacher aux mythes et aux grands récits de l’humanité. Tu t’autorisais ainsi une expression plus libre de choses du domaine de l’intime et du sensible, qui se donnait notamment à voir dans de petites sculptures de formes organiques et tactiles.

     

    Vincent Barré : Dans mon travail ancien, il y avait effectivement en moi dualité, voire conflit. Aujourd’hui j’ai compris que ni mon recours à des valeurs empruntées à un imaginaire collectif ni mon discours sur une prise de possession de l’espace ne me correspondaient vraiment. Cet imaginaire était un artifice dont je n’ai plus besoin pour justifier de la présence de mes œuvres dans un espace public. “Corpus“ m’a permis de réaliser que mon travail doit revendiquer ce qui me dirige intimement, c’est-à-dire une affirmation de l’individuel, de l’émotion et du sensible. Peu de temps avant, face à une présence indistincte qu’elle sentait dans mes œuvres, Anne Tronche m’avait demandé : « Y a-t-il quelqu’un ? ». A présent, je peux l’assurer, et ce, quels que soient les mouvements visibles dans le travail. Il y a le même être à chaque fois.

     

    OG : Aujourd’hui, ta sculpture se caractérise par une alternance entre deux échelles et deux registres formels. Se côtoient d’une part des œuvres proches de l’objet, modelées et sensuelles, qui évoquent des membres ou des fragments de corps, et d’autre part des formes plus grandes, plus abstraites et silencieuses. Il est clair également que ces œuvres découlent de plusieurs techniques choisies intentionnellement. Quelles pensées sont attachées à chacun de ces registres et à ces processus de travail?

     

    VB : J’ai le sentiment de ne faire qu’une seule et même chose. J’assume sans difficulté un registre général et inconscient de formes de contenants, gonflées et protubérantes, qui font penser à des parties du corps. C’est une inspiration puissante, qui pourrait engendrer de la répétition mais qu’une mobilité d’esprit attachée à la diversité de matériaux et de techniques me permet de déjouer. Cette diversité m’amène à des ruptures d’échelle et me permet de réinvestir de manière renouvelée un désir profondément inscrit en moi.

    Grâce à la fonte, j’ai pu réaliser les plus grandes de ces formes de contenants, des formes assez rondes et peu agressives, solides et sécurisantes. Lorsqu’elles sont installées dans l’espace urbain, j’utilise pour en parler un vocabulaire désignant des gestes un peu ambigus de familiarité et d’abandon, de regard proche, de l’ordre de l’embrassement et de l’exploration. Néanmoins, ces termes sont moins pertinents pour les pièces en tôle d’acier qui, techniquement, sont tranchantes. Le tranchant n’est pas exposé à la vue mais il existe au moment de la fabrication, qui est assez dangereuse. Je me blesse beaucoup en les manipulant et elles recèlent une certaine violence. Il s’agit de volumes protubérants, mais liés cette fois à la perforation ou à l’agression, ce qu’indiquent des titres comme Crocs ou Coin. Ces sculptures de grand registre en tôle mince et en fonte sont toujours associées à une longue pratique préalable du dessin. Je ressasse les formes en les dessinant car, au moment de les construire, avec des assistants et dans un temps compté, je n’ai pas le temps d’improviser. Ce sont des formes très préméditées et cela leur enlève peut-être un côté immédiat et intrusif.

    L’inverse se produit avec les petites sculptures. Un long compagnonnage avec Georges Jeanclos m’a conduit à me distancier des formes construites pour me confronter aux questions du modelé. Il me fallait partir d’un matériau amorphe, aller de l’informe vers la forme. Lorsque j’ai commencé à travailler la cire, j’ai d’abord produit la série des petits objets contenants que j’appelle domestiques, cérémoniels ou du voyage. Là, je ne dessinais pas. Je ne pouvais aisément figurer ces volumes dans l’espace. J’improvisais, dans un registre un peu cubiste et délicat, mais relevant encore d’une maîtrise de mes gestes. En introduisant davantage de formes charnelles, comme dans la Série Noire, avec des creux et des gonflements assez explicites, j’ai pris conscience que j’avais jusque là continuellement censuré un besoin de m’exprimer dans le registre du corps et de l’érotisme. Puis, pour la série La Main, j’ai travaillé dans un sentiment d’urgence et un état délibéré d’improvisation. La cire tiède est vivante, la pétrir est comme toucher de la chair et y imprimer sa peau, l’empreinte et la rapidité d’exécution me font penser à un acte charnel. Pour les caoutchoucs aussi, le geste est vif, le matériau souple incite à la manipulation. Trois ans plus tard, avec le grès de La Borne, j’ai retrouvé des formes modelées, tactiles et complexes. Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps. Il s’agit à nouveau de penser dans l’énergie du geste.

    Toutes les pièces, et jusqu’aux grands dessins muraux qui me permettent de suggérer du plein à l’échelle de l’architecture, s’ancrent bien dans une inspiration commune. C’est l’échelle du corps et le rapport entre le contenant et l’intérieur qui me guide. La seule nuance est que le grand suggère qu’il contient entièrement le corps, alors que le petit est de l’ordre du fragment. Il n’y a pas d’antagonisme entre les formes qui parlent du vivant et celles qui parlent de l’enveloppe, même dans l’opposition évoquée précédemment entre rondeur et agressivité.

     

    OG : Ces formes de contenants sont souvent fendues ou percées, laissant voir un vide interne. L’intérieur s’est-il absenté ?

     

    VB : Je dirais qu’elles engagent à deviner un intérieur. Faire songer qu’il existe, inciter à charger d’intériorité des objets qui ne montrent que leur carapace. Le jeu formel que je mets en place sur l’épaisseur de la peau et la vision des tranches est de l’ordre du montrer/cacher. Il est davantage question de dévoilement que d’une chose pourfendue, d’un érotisme dissimulé plutôt qu’explicite. Les bronzes les plus récents évoquent des lanières, montrent des vides, comme du matériel en attente. C’est également vrai pour la dernière des grandes sculptures, un gros anneau avec une fente peu visible. Aller voir l’intérieur nécessite une action. Je voudrais induire un mouvement de curiosité, des gestes d’approche désinhibés.

     

    OG : Concernant les petites sculptures, tu parles de spontanéité et d’immédiateté, et davantage de mise à distance et d’anticipation dans les autres. Les petites sculptures ont-elles un rapport avec une saisie de l’instant, la constitution d’une mémoire ? Pourrait-on les rapprocher d’un usage du carnet de notes et du croquis, ou de tes recherches en vidéo ?

     

    VB : Oui, certainement. Le carnet est le réceptacle du tout-venant et du quotidien. C’est là qu’atterrissent les informations, ce que je lis, que j’entends et que je recueille au cours des voyages. Avec les croquis, j’ai le souci d’être toujours prêt à attraper quelque chose qui s’énonce. Dans les vidéos, quand les ouvriers martèlent ou découpent mes pièces, je filme la sensualité du toucher, la beauté d’une main, la force de la frappe. Les petites sculptures ont en commun avec les carnets la fugacité du moment et le désir d’une trace. Face au matériau et du fait d’une mise en œuvre rapide, il s’agit de fixer quelque chose qui ne passe pas par le mental. La main doit précéder la pensée, créer l’effet de surprise, je dois me laisser devancer par ce qui est tactile. Ce n’est pas par hasard que je nomme ces pièces-là uniquement par séries, c’est-à-dire par périodes de temps plutôt que par objets distincts. Mais ce besoin de spontanéité est aussi présent dans certaines pièces plus grandes, comme Ventre qui exprime une sorte de re-naissance et d’expulsion hors de moi-même. D’une manière générale, je rejoue dans un registre minimal quelque chose de ma propre vie.

     

    OG : Ces deux familles de formes et d’échelles induisent-elles un régime de valeurs ? Y aurait-il un premier niveau intime et individuel, énonçant une parole intérieure, en amont d’un second, plus impersonnel et universalisant, et qui serait adapté à un langage collectif ?

     

    VB : Non, je suis dans un balancement constant entre des grandes pièces liées à mon regard sur un espace architectural ou urbain, à la notion d’un contexte social et paysager, et qui s’adressent à un regard public, et des œuvres offertes à une approche intime. Pour celles destinées à l’espace public, j’agis avec une très longue préméditation parce qu’une grande échelle implique une économie formelle et la logique d’un processus constructif qui lui soit cohérent. Pour l’habitant, un grand objet posé dans un environnement familier constitue une sorte d’intrus. Et la simplicité formelle est alors essentielle pour que se créent des complexités de lectures et de relations avec le contexte. Avec les petites pièces, j’ai moins le sentiment d’être sous le regard d’autrui. Je pense à mon propre toucher, à mon regard. Je suis dans la sensation immédiate. Mais ce n’est pas uniquement le fait de l’échelle. Avec les modèles de polystyrène découpés pour la fonte, il faut être deux et travailler dans le mouvement. Les préparatifs sont rigoureux et le moment de tracer au fil chaud est court et absolument coordonné, comme dans une danse. Dans les pièces récentes, ce tracé définit simultanément l’intérieur et l’extérieur. C’est comme dessiner un volume virtuel, chacun à un bout du cône de polystyrène. Il y a du modelé, et c’est là que les matériaux sont importants. Jamais je n’aurais osé préméditer ce mouvement presque chorégraphique qui dramatise la fusion des quatre mains en un seul acte. La sensualité est présente, même si elle est ici différée dans de courtes plages de temps. Ma vision de l’architecture était aussi plastique et modelée.

     

    OG : N’y a –t-il pas dans ton travail comme un effet de retrournement, qui te permettrait de négocier l’amplitude entre une intériorité subjective et une extériorité publique ?

     

    VB : Je dirais du petit comme du grand registre que c’est un ensemble homogène : les caoutchoucs sont à la fois l’endroit et l’envers, les fontes d’aluminium portent autant de modelé que les fontes de fer. S’il y a retournement, il est partout. Il vient de ma culture d’architecte où aucune part du corps du bâtiment n’est indigne d’être montrée, pourvu qu’elle appartienne à l’ensemble… une sorte d’idéologie de la vérité. Au lieu d’envisager le monde comme morcelé et dichotomique, je tends à dire qu’une chose est toujours l’envers de l’autre, une forme et sa contre-forme. Chaque pulsion ou événement porte son contraire et il faut travailler les deux à la fois pour éviter le manichéisme et le simplisme. Par exemple, je me méfie de la sculpture de bronze qui montre de la masse quand il y a du creux. J’aime les sculptures coulées qui montrent la minceur de la peau. Je cherche une vérité du support d’origine. Avec la cire, je pense la structure en même temps que je façonne, et non la masse. Avec les sculptures en tôle accrochées au mur, je cache l’épaisseur du matériau pour jouer de la tension produite par une forme massive en suspension. Il suffit de toucher pour le comprendre. Je privilégie l’appréhension simultanée de l’intérieur et de l’extérieur. Et je revendique cela pour tous les aspects de ma vie. Après la jeunesse et la formation, puis la maturité, j’ai le sentiment d’être dans le troisième tiers de ma vie, où je peux revendiquer une liberté, m’émanciper du jugement d’autrui. La sculpture est un moyen.

     

    OG : Que signifie le rapprochement, au sein d’une même exposition, des œuvres de chacun de ces deux registres ?

     

    VB : C’est faire état de ce qui se déroule dans le temps, passer du carnet de croquis et d’une pensée en petit à une pensée en grand, en rapport avec l’architecture. Je dessine mes expositions comme je dessine les formes, dans des relations musicales, de plein et de vide, de stridence et de gravité. Il me semble important de juxtaposer des œuvres qui structurent l’espace, à la manière de ponctuations ramassées ou d’ensembles diffus de grandes formes isolées. Si je pense la forme, c’est encore avec l’idée d’affirmer la même chose : le vivant est une force supérieure qui tire vers l’esprit, qui tend à traverser le temps vers l’arrière et vers le futur, une sorte de vision universaliste, certainement idéaliste. Montrer ces sculptures dans un même espace revient à représenter un mouvement initié dans l’intime et dirigé vers une expression transformée, adressée au champ public et social. Aujourd’hui et notamment à Tourcoing, j’ai envie d’affirmer ce qui s’est passé depuis “Corpus“ : un mouvement moins contraint, confiant, où le corps n’est pas en retrait de l’esprit. Dans mes œuvres, il n’y a presque plus de narration, les titres convoquent un imaginaire de l’intériorité. C’est une sorte d’appel pour dire que malgré les attaques sur le corps, dans l’histoire ou dans le temps présent, le vivant s’oppose à la disparition. Face à des situations dramatiques du monde, l’intime n’est pas une sphère de complaisance mais une force et un positionnement. Il nous revient à nous, intellectuels et artistes, de revendiquer une présence où l’esprit est en phase avec le corps.

     

    OG : Tu nommes tes sculptures une fois qu’elles sont achevées. Cela signifie-t-il que le sens naît après coup et que la forme n’est pas en elle-même suffisamment éloquente ? Pourquoi un usage postérieur du langage est-il nécessaire ?

     

    VB : Je n’ai pas besoin de titres pour faire vivre mes œuvres. Généralement, je les désigne au moment de leur achèvement, par groupes ou par familles. Pour les grandes, j’utilise plutôt le terme technique générique : tôles, fontes…. Les petites sculptures ponctuent des instants de ma vie : la Série Noire renvoie à un monde nocturne et caché, La Main fait référence à un accident… Je donne des titres précis aux sculptures quand elles sont réunies en regard les unes des autres dans un contexte d’exposition. Mais au départ, c’est toujours un même type de vision ou d’inspiration qui préexiste à l’arrivée de la forme, antérieure au langage. L’ensemble répond à un imaginaire inconscient du liquide et d’une enveloppe qui contiendrait le vivant. J’en appelle à la symbolique de l’eau comme d’un milieu nourricier d’émergence et d’origine. Même pour le matériau solide des pièces coulées, ma sculpture intègre le processus de la fonderie et le passage obligé par le fluide. Alors, pour le public, les titres que je donne au moment de l’exposition sont presque anecdotiques. Ils ne deviennent importants que parce que je réinsère sans embarras les pièces dans une narration ouverte qu’induisent le moment, le lieu et la situation. Les premières grandes fontes montrées au Musée des Vins de Bourgogne, à Beaune, sont appelées Outres à cause de l’énorme outre à vin que Poussin a représentée dans son tableau Ruth et Booz, et que j’ai revu à ce moment-là. Et je peux changer les titres pour m’adapter à une nouvelle narration. Je joue aussi des titres comme d’un leurre, je prends les devants et je raconte des histoires. Je touche à des symboles pour ouvrir sur de l’intériorité.

     

    OG : A l’inverse des sculptures présentées en exposition, il me semble que celles installées en extérieur et dans l’espace public sont plus “policées“. Est-ce que, formellement, un positionnement public est incompatible avec une expression personnelle ?

     

    VB : J’ai déjà parlé de la nécessité d’une simplicité formelle dès lors que la sculpture se trouve dans un contexte public, car cette simplicité agit comme une force contenue. Elle est la condition d’un dialogue avec un espace de sociabilité par définition instable et complexe. Ces formes qui te semblent plus “civilisées“ autorisent un vocabulaire d’urbanité. Ce sont des sculptures abstraites, empreintes d’un certain anonymat et d’un refus d’agressivité. Pour qu’un objet ne soit pas rejeté, il doit être pris en charge par ceux auxquels il s’adresse. Et j’essaie de penser mon œuvre pour qu’elle soit en phase avec son environnement, pour qu’une densité de dialogue se mette lentement en place. Le passant sera d’abord surpris et interloqué. Puis vont se déployer des comportements de familiarité et d’appropriation, d’inscription dans le temps de la communauté. Le devenir que j’espère pour ces pièces est qu’elles donnent le sentiment d’avoir toujours été là. Car si elles s’intégrent dans le paysage, comme des œuvres du passé semblent avoir toujours appartenu à leur espace, elles font partie d’un imaginaire. Je cherche longtemps quelle sculpture faire pour un lieu et je fais aujourd’hui des sculptures plus énigmatiques, au potentiel symbolique large, capables de susciter des récits. Les symboles racontent, c’est comme prendre la main de quelqu’un. D’où, encore, l’importance des titres. Par le titre, je propose un récit de surface qui fait participer le spectateur. La narration lui permet d’aborder l’objet sous un angle anecdotique, pour le reprendre ensuite à son compte. Alors l’adhésion individuelle sera secrète, ne sera pas énoncée. Pour le sculpteur, raconter est un outil légitime, à l’inverse de l’architecte qui s’appuie sur de l’usage. Mais je n’ai plus recours aujourd’hui aux grands récits, qui me semblent nourrir le terrain moral.

     

    OG : N’est-ce pas là une manière de te soustraire au regard ? On pourrait penser qu’à une époque de disparition des discours collectifs, une parole individuelle, sans impudeur ni provocation, serait plus à même de susciter la reconnaissance et l’identification. Pourquoi, dans l’espace public, ne pas affirmer ce que tu exprimes librement dans les œuvres intimes, justement pour engager un dialogue?

     

    VB : Je produis des objets qui sont la concrétion de ma vie mais je n’ai pas à avoir un discours explicite ni didactique. J’ai le devoir de ne pas tromper sur qui parle, mais j’ai droit au secret, voire à la solitude. J’aime l’idée de porter mon histoire sans avoir à en justifier. Je souhaite que ces sculptures soient des supports à une identification de l’autre tout en préservant ma distance. Pour ceux qui n’ont ni question ni conflit, elles ne sont que des objets de “décor“. Pour d’autres, elles sont des objets d’étrangeté, des supports d’imaginaire. Si je ne peux participer au collectif que par ma propre singularité, je ne suis pas pour autant chargé de ferrailler lourdement avec la société. J’essaie seulement d’énoncer une idée du corps et de ses forces souterraines, en négociation avec mon histoire. Mais ces préoccupations existentielles ne regardent que moi, chacun y rentrera par sa porte, avec ses propres clés.

     

    OG : Pourrait-on alors parler d’un programme personnel, initié dans une primauté du faire et de l’impulsion sur la pensée, et s’aboutissant dans une expression plus apaisée ?

     

    VB : Peut-être, car tout-à-fait consciemment, je me reconditionne pour affirmer. J’intériorise toujours longtemps un projet avant le produire dans un temps resserré de réalisation. Le travail se libère dans l’instant. Je ne peux partir que de moi et la forme découle des grands mouvements de ma vie. Les événements traumatiques ou bénéfiques que je traverse sont intériorisés puis resurgissent. Mais à terme, je m’efforce de tenir à distance le jugement et les pressions, d’être en paix avec moi-même et mon histoire. Assumer un état fragile pour toucher à une certaine solidité m’apparaît comme un programme évident. Je souhaiterais que mes œuvres exercent moins de chantage à l’empathie au profit d’une plus grande identification de l’autre. Je voudrais exprimer une respiration avec le monde, un équilibre entre la temporalité, l’austérité et l’absence de récit. Comme un chemin dicté de l’intérieur ou, comme dit Paul Ricœur, un chemin à deux bouts avec des horizons mobiles, dans le mouvement et non dans la fixité.

     

    OG : Pourrais-tu alors dire que le choix pour l’espace communautaire de formes abstraites, d’une subjectivité distanciée, constitue une manière d’engagement ? En contrepoint, le programme pourrait-il s’avérer une alternative de l’engagement ? Face à la gravité des situations du monde et à la multitude des atteintes à l’être, nous constatons une incapacité croissante de réponse individuelle, sans que ce mutisme ne soit pour autant synonyme d’indifférence. Le projet personnel pourrait-il assumer une dimension politique ?

     

    VB : Dans un espace communautaire confus et souvent conflictuel, je tente de créer des espaces de retrait, de vacance, qui pourraient être investis différemment par chaque individu. Ma parole doit s’apparenter à une forme de protestation par le silence. Dans un monde où dominent l’égo et le pouvoir, je voudrais me retirer en posant quelque chose de l’ordre de l’énigme, comme le silence, en musique, fait exister les sons qui l’entourent. J’apprécie une qualité de vide du lieu qui reçoit l’œuvre. Elle joue alors comme une ponctuation dans l’espace, ni une stridence ni un son diffus. Même si j’ai formellement le souci d’une certaine harmonie, des œuvres peu discernables dans leurs intentions amènent le regardeur à être dans un état sensible qui interroge sa présence au monde. La question de ma propre présence se joue à l’atelier, dans la dépense corporelle et le temps compté. Puis, une fois la pièce installée, sa capacité de résistance imaginaire et de négociation avec ses usagers est mise à l’épreuve. La sculpture n’a pas le rôle, comme le politique ou l’économique, de valoriser ce qui relève du pouvoir. Je déteste la polémique et les mouvements épidermiques de l’instant. J’aime la position d’une pensée lente et intériorisée, d’où mon intérêt pour ces objets précis et indéchiffrables secrétées par des cultures lointaines. Levi-Strauss met en avant l’idéologie de l’histoire et du progrès de nos sociétés modernes. J’aimerais, dans cette histoire à laquelle j’appartiens, déposer des objets qui résistent à la surenchère. La relation au symbolique a une portée politique, et ce silence auquel j’aspire est une forme d’énonciation. C’est la distinction entre une position militante et la position de l’artiste ou de l’intellectuel, dont la parole véhicule des valeurs résistantes de non agression et de non domination sur un territoire. La force spirituelle que je recherche pour mes œuvres affirme les ressources de l’individu et sa prééminence sur le collectif. Lorsqu’en Inde j’ai fait de la sculpture chez des potiers ou avec les ouvriers d’une usine, j’ai participé aux gestes du travail. Mes formes ne leur étaient pas immédiatement compréhensibles mais ils les ont finalement acceptées à cause du lien par le métier. J’étais dans de parfaites conditions de partage et ils ont respecté ces formes étrangères, comprenant que je ne cherchais pas à m’approcher de leur registre. Mais se positionner dans le spirituel n’empêche pas une présence civique. En tant que professeur, j’énonce explicitement les choses, en Inde comme dans les banlieues franciliennes, car j’engage un questionnement sur le devenir le monde via le réel de la parole et des rencontres.

     

    OG : Les modalités de ce qui est de l’ordre d’une participation au collectif sont donc différentes dans ta pratique d’enseignant et dans ta pratique de sculpteur ? Cela ne suscite-t-il pas en toi un besoin de reformuler la nature de ton geste artistique ?

     

    VB : Mon travail réagit au contexte occidental de la perte du sens et de l’absence d’espaces de singularité. Et mon engagement ici admet une visibilité différente dans l’enseignement et dans la sculpture. Les deux pratiques sont distinctes mais complémentaires, elles touchent des registres différents. En situation d’enseignement ou d’urbanisme, de manière symptomatique, je suis incapable de travailler pour moi-même tant je suis happé par l’échange avec les étudiants ou le contexte. Je suis tourné vers l’autre, ce qui est exactement l’inverse de mon attitude dans l’atelier. A Mumbay, nos étudiants ont rencontré un des environnements les plus inconcevables de ce que secrète notre époque. Ils ont réfléchi, et agi, loin du confort des lieux consacrés à l’art. Des terrains difficiles vous remettent en cause et affectent la pratique. On ne peut renier ses émotions et ses fondations, même si la transformation formelle est peu visible ? Mais il importe de rester perméable aux conditions du réel car elles modifient la valeur attachée aux formes. C’est pour cela qu’il n’y a pas de réponse unique mais seulement des réponses locales. Je ne sais pas quelle sculpture je ferais pour un espace public dans un contexte extrême. En résumé, je dirais qu’aujourd’hui il s’agit pour moi d’être sans présupposé sur ce que doit être l’art dans n’importe quel contexte. Ni présupposer du type de réponse que doivent avoir de jeunes artistes. C’est une manière d’agir que seuls des individus qui remplissent à la fois des missions d’enseignant et artiste peuvent mettre en place.

     

    Olivier Grasser – Vincent Barré

    Les Cinq Rois, Paris, Amiens – Juin 2004

    1/8