Chers Confrères

    Didier Semin

    C’est ainsi que Gustave Courbet s’adressait à ceux qu’il refusait de considérer comme ses « élèves », dans une lettre ouverte publiée en 1861. Dans l’atelier qu’il venait de créer à Paris, rue Notre-Dame des Champs, il ne voulait pas en effet « enseigner » une technique, ni bien entendu contraindre des étudiants à se conformer aux « canons » à quoi les académies prétendaient encore au XIXè réduire la beauté – seulement, et modestement, guider des collaborateurs sur la voie de l’apprentissage de l’art, qu’il concevait comme une réinvention permanente du monde, c’est-à-dire comme une aventure essentiellement individuelle et personnelle. Peut-on apprendre à inventer ? L’idée même d’un enseignement de l’aventure n’est-elle pas une contradiction ?

    C’est au paradoxe énoncé par Courbet que se confrontent depuis un siècle et demi les artistes-enseignants, que leurs ateliers soient ou non intégrés dans une école d’art. Entre la perception de la culture comme une chape asphyxiante, pour reprendre le mot de Dubuffet, et le principe académique de la transmission d’un savoir immuable, le chemin d’une pédagogie moderne de l’art est singulièrement escarpé, et les artistes qui l’empruntent doivent faire preuve d’autant d’autorité que d’humilité, de rigueur que de souplesse. Vincent Barré se plie depuis une quinzaine d’années à cet exercice difficile dans le cadre de l’École nationale supérieure des beaux-arts. Avant d’être le sculpteur reconnu qu’il est devenu, il était, ce n’est pas anodin de le noter, architecte et urbaniste : pour le meilleur de leur activité, architectes et urbanistes ne sont-ils pas justement des enseignants, qui éduqueraient non par la parole, mais par la forme, au service de ceux à qui en apparence ils imposent un cadre de vie ? Quelque chose de cette pratique de l’enseignement par la forme se retrouve jusque dans la géographie et l’organisation de l’atelier Barré. C’est un lieu à la fois clos et ouvert (il communique d’ailleurs, à l’Ensb-a, avec l’atelier d’une autre artiste, Anne Rochette – la porte mitoyenne n’est jamais vraiment fermée), qui est un espace de travail où l’on fabrique des objets en même temps que la salle d’exposition où on les montre, et le séminaire où on en discute. Un abri en somme (on ne réfléchit pas bien si l’on ne se sent pas un peu à l’abri), mais paradoxalement perméable à tout – informations, échanges, contradictions, histoire, air du temps. Vincent Barré est un peu le gardien de ce lieu et le garant de sa bonne marche. Maître, non des élèves ou du savoir, mais de la petite cérémonie du « frottement des informations » que John Cage définissait tout à la fois comme l’essence de l’art et l’essence de l’enseignement – comme John Cage, Vincent barré est un fin connaisseur de l’Orient, où il voyage fréquemment.

    Cette position de l’artiste-enseignant qui regarde ses élèves comme ses égaux, Vincent Barré la met concrètement et courageusement à l’épreuve dans l’exposition d’Yvetot en montrant le travail de ses étudiants et le sien dans une manifestation commune. Entendons-nous bien : le courage ici n’est pas de soumettre son œuvre au verdict d’un public qui pourrait lui préférer celle des étudiants (c’est-à-dire : plébisciter l’enseignant au détriment de l’artiste) ou l’inverse ; il consiste à prendre le risque que l’on décèle dans l’atelier des étudiants inféodés à leur maître, des élèves ou pire encore des disciples. L’épreuve est réussie. Aucun des étudiants présents dans « Chers confrères » ne décline ou ne plagie l’œuvre de Barré. Julien Laforge, Matthieu Pilaud et Nicolas Giraud se situent dans la même famille et manipulent des matériaux voisins, sans retrouver pourtant les formes de leur chef d’atelier. Gael Comeau filme l’espace (ce qui est une façon de le mettre en forme, c’est à dire de sculpter) tandis que Charles-Henri Fertin, orchestrant un improbable ensemble de boîtes à musique, sculpte le son – quant aux surprenants dessins de Julia Ramfel, seul un œil extraordinairement exercé pourra y voir la marque d’un atelier de sculpture. Il y a dans l’atelier un esprit, non un style, et c’est bien à cette discipline-là à que tendent aujourd’hui tous ceux qui enseignent l’art sans bien savoir eux-mêmes quelle définition ils devraient donner des petits mystères qu’ils transmettent.

     

    Didier Semin

     

    Didier Semin est historien et Professeur de Théorie de l’art à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Art

    Chers Confrères

    Didier Semin

    C’est ainsi que Gustave Courbet s’adressait à ceux qu’il refusait de considérer comme ses « élèves », dans une lettre ouverte publiée en 1861. Dans l’atelier qu’il venait de créer à Paris, rue Notre-Dame des Champs, il ne voulait pas en effet « enseigner » une technique, ni bien entendu contraindre des étudiants à se conformer aux « canons » à quoi les académies prétendaient encore au XIXè réduire la beauté – seulement, et modestement, guider des collaborateurs sur la voie de l’apprentissage de l’art, qu’il concevait comme une réinvention permanente du monde, c’est-à-dire comme une aventure essentiellement individuelle et personnelle. Peut-on apprendre à inventer ? L’idée même d’un enseignement de l’aventure n’est-elle pas une contradiction ?

    C’est au paradoxe énoncé par Courbet que se confrontent depuis un siècle et demi les artistes-enseignants, que leurs ateliers soient ou non intégrés dans une école d’art. Entre la perception de la culture comme une chape asphyxiante, pour reprendre le mot de Dubuffet, et le principe académique de la transmission d’un savoir immuable, le chemin d’une pédagogie moderne de l’art est singulièrement escarpé, et les artistes qui l’empruntent doivent faire preuve d’autant d’autorité que d’humilité, de rigueur que de souplesse. Vincent Barré se plie depuis une quinzaine d’années à cet exercice difficile dans le cadre de l’École nationale supérieure des beaux-arts. Avant d’être le sculpteur reconnu qu’il est devenu, il était, ce n’est pas anodin de le noter, architecte et urbaniste : pour le meilleur de leur activité, architectes et urbanistes ne sont-ils pas justement des enseignants, qui éduqueraient non par la parole, mais par la forme, au service de ceux à qui en apparence ils imposent un cadre de vie ? Quelque chose de cette pratique de l’enseignement par la forme se retrouve jusque dans la géographie et l’organisation de l’atelier Barré. C’est un lieu à la fois clos et ouvert (il communique d’ailleurs, à l’Ensb-a, avec l’atelier d’une autre artiste, Anne Rochette – la porte mitoyenne n’est jamais vraiment fermée), qui est un espace de travail où l’on fabrique des objets en même temps que la salle d’exposition où on les montre, et le séminaire où on en discute. Un abri en somme (on ne réfléchit pas bien si l’on ne se sent pas un peu à l’abri), mais paradoxalement perméable à tout – informations, échanges, contradictions, histoire, air du temps. Vincent Barré est un peu le gardien de ce lieu et le garant de sa bonne marche. Maître, non des élèves ou du savoir, mais de la petite cérémonie du « frottement des informations » que John Cage définissait tout à la fois comme l’essence de l’art et l’essence de l’enseignement – comme John Cage, Vincent barré est un fin connaisseur de l’Orient, où il voyage fréquemment.

    Cette position de l’artiste-enseignant qui regarde ses élèves comme ses égaux, Vincent Barré la met concrètement et courageusement à l’épreuve dans l’exposition d’Yvetot en montrant le travail de ses étudiants et le sien dans une manifestation commune. Entendons-nous bien : le courage ici n’est pas de soumettre son œuvre au verdict d’un public qui pourrait lui préférer celle des étudiants (c’est-à-dire : plébisciter l’enseignant au détriment de l’artiste) ou l’inverse ; il consiste à prendre le risque que l’on décèle dans l’atelier des étudiants inféodés à leur maître, des élèves ou pire encore des disciples. L’épreuve est réussie. Aucun des étudiants présents dans « Chers confrères » ne décline ou ne plagie l’œuvre de Barré. Julien Laforge, Matthieu Pilaud et Nicolas Giraud se situent dans la même famille et manipulent des matériaux voisins, sans retrouver pourtant les formes de leur chef d’atelier. Gael Comeau filme l’espace (ce qui est une façon de le mettre en forme, c’est à dire de sculpter) tandis que Charles-Henri Fertin, orchestrant un improbable ensemble de boîtes à musique, sculpte le son – quant aux surprenants dessins de Julia Ramfel, seul un œil extraordinairement exercé pourra y voir la marque d’un atelier de sculpture. Il y a dans l’atelier un esprit, non un style, et c’est bien à cette discipline-là à que tendent aujourd’hui tous ceux qui enseignent l’art sans bien savoir eux-mêmes quelle définition ils devraient donner des petits mystères qu’ils transmettent.

     

    Didier Semin

     

    Didier Semin est historien et Professeur de Théorie de l’art à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Art