Choses inutiles

    Entretien avec Richard Deacon

    Vincent Barré – Pensant au savoir-faire et à la forme d’intelligence rusée des métiers, du navigateur au pisteur, de l’architecte à l’artisan  – et à l’artiste,  j’ai trouvé ceci : « La bigarrure, le chatoiement de la mètis marque sa parenté avec le monde multiple, divisé, ondoyant où elle est plongée pour y exercer son action. C’est cette connivence avec le réel qui assure son efficacité. Sa souplesse, sa malléabilité lui donne la victoire dans les domaines où il n’est pas, pour le succès de règle toute faite, de recette figée, mais où chaque épreuve exige l’invention d’une parade neuve, la découverte d’une issue cachée »*. Cela m’intéresse, car j’y trouve quelque chose d’assez éloigné de la vision de l’artiste monolithique, démiurge créateur dans laquelle je ne me retrouve pas, et où je ne te vois pas. L’artiste est immergé dans des pratiques – par sa « connivence avec le réel »  (matières, gestes, sensations). Il avance avec astuce, réflexion, préméditation, vers un but qui se définit alors qu’il progresse, et que l’autre ne peut voir. Parlons de nos pratiques.

    Richard Deacon – Par ma sculpture, je cherche à dire des choses très simples, très claires, même si en même temps, c’est presque impossible. J’aime l’art de la première Renaissance, ses lignes claires, son dessin précis, son caractère classique et son idée de la réalité, mais mon propre travail est « baroque » plutôt que simple. Parvenir à la vraie simplicité est toujours difficile, porteur de confusion ; travailler sans ambiguïté n’existe pas. L’ambiguïté devient alors une chose importante.

    Dés l’origine, le matériau est une source. Mais il n’a pas de forme en soi. Il se manifeste sous différentes formes, et garde une sorte de fluidité. En tant qu’êtres humains, nous donnons forme à la matière – par la main, et par notre conception, par notre manière de créer des classifications selon des affinités formelles – ett ce n’est pas facile quand on en vient à la sculpture.

    C’est cette capacité de la matière à prendre forme qui me fascine, et c’est un terrain glissant – sa capacité à figurer, à prendre sens : à quoi cela ressemble, ce que cela représente,  ce que cela veut dire…

     V.B.  – Devant un matériau, tu n’aimes pas le geste trop complexe ou trop technique, mais je crois que tu aimes trouver le geste de base, naturel, juste – qui va produire une chose inattendue….

    R.D. – …qui va transformer, et ça peut être aussi un geste « inapproprié ». Un geste, un matériaux, un outil – ce vocabulaire est très malléable, les règles n’en sont pas fixes, ni linéaires… Par exemple dans certaines activités – comme la construction, l’agriculture il y a des séquences de tâches associées aux matériaux:  la brique, puis le bois, puis le pain.… c’est tout un vocabulaire de combinaisons. Les objets participent à ces séquences d’action et l’on peut en jouer… C’est fascinant, et de temps en temps ça donne un objet!

    V.B. – Quand on regarde tes céramiques, on voit comme tu aimes décliner des formes changeantes, diverses, et explorer les possibilités de la terre et de la couleur. Ton goût te mène à te projeter dans un monde dans un registre de formes souples et aériennes. Cela va avec ton désir de mobilité, mentale et technique et avec ton besoin de te libérer du poids physique, de la lourdeur des moyens.

    Et de fait presque toutes tes formes cherchent à échapper à la pesanteur, à se soulever, et par leur fluidité, à inciter au mouvement. Un déplacement physique, qui corresponde à un déplacement d’esprit – jusqu’aux grandes complexités de formes que tu appelles baroques. Et on pense souvent chez toi à l’engagement, à la participation du corps. Et ce n’est pas un hasard si tu réalises parfois des objets pour la danse. Ce rapport au corps est une invite à la confrontation, pas celle de la distance, mais de la proximité, du toucher, au geste d’embrassement.

    R.B. – Je suis d’accord.  Dans les années 70, à Saint Martin School of Arts réagissant contre la nouvelle convention de l’assemblage, je cherchais un système qui me permette de travailler avec un objet entier – en une sorte de performance… Je trouvais une sorte de forme circulaire, d’un seul tenant, sans jonction entre deux morceaux, qui soutenait l’idée de chose complète. Cette circularité est liée à l’organique.

    Le cercle accepte un peu l’idée du corps au contraire du carré qui y résiste. Avec cette ligne courbe, les formes sont immédiatement, devenues plus complexes – par exemple dans leur contact avec la terre ; ça résist, ça s’oppose, ce n’est pas planté, c’est séparé du sol, en un simple contact. Beaucoup de mes choses ont un juste contact avec la surface du sol.

    V.B. – Elles sont posées à la limite.

    R.B. – Au début c’est une idée d’autonomie – une chose autonome et entière.

    V.B. – De « Wholeness », totalité ?

    R.D. – Oui. Ce matin dans l’atelier, à propos de tes dessins noirs, et aussi des grandes plaques d’acier découpé, nous parlions aussi d’une idée de totalité mais différente.

    V.B. – C’est vrai. Leur inscription dans l’espace est celui d’un plein plutôt que d’un vide. Avec les dessins noirs, je cherche à réduire l’espace à une fenêtre et à penser la forme comme un corps trop grand qui la dépasserait. Il n’en resterait visible que la partie essentielle. C’est bien la manière dont je cherche toujours à réduire le cadre de ma réponse, à en limiter les possibilités. À l’inverse de toi, ma sculpture est le prétexte à mettre en scène une émergence qui ne serait pas légère et mobile et mais lente, ouvrageuse. Tu comprends ? Je ne sais pas si c’est bien ou mal, mais c’est ainsi, j’essaie de réfléchir…J’ai besoin de cette lenteur et de cette maladresse. Il y a presque une composante physique, corporelle dans cette difficulté, ce besoin que les choses résistent et me confrontent… Mes dernières sculptures de terre, les plaques sont étirées et posées à la limite de l’effondrement.

    R.D. – OK. Au début, je m’élevais beaucoup contre cette idée de résistance de la matière que je trouvais ridicule – une sorte d’héroïsme du travail. J’ai adopté une attitude opposée extrême. Aujourd’hui, je n’aime toujours pas la massivité, mais je ne suis pas si radical, pas si critique. Jen e suis pas souvent confronté à la question d’une masse pleine. Devant une masse solide et lourde, je me sens incapable de travailler. Et pourtant, les petites maquettes en terre pour les grandes céramiques ne sont pas modelées et assemblées mais taillées, creusées dans un bloc de terre. La taille est une activité incroyable.Mais quelle que soit le processus, ce qui reste, c’est mon engagement avec le matériaux – le support a changé.

    V.B. – Revenons à la pensée ingénieuse.

    R.D. – Je peux dire ceci : devenir artiste c’est choisir un métier qui permet de construire des choses qui ne fonctionnent pas, qui sont inutiles. L’artiste connaît bien le métier, mais ne maîtrise rien.

    Autour de moi, mon père, mon frère ont pris des métiers liés aux mécanismes, aux machines. Moi, je n’ai jamais su comment une chose fonctionne dans sa connexion avec une autre, je n’aime pas ce monde de la mécanique. Je suis toujours mystifié par leur fonctionnement. Ce n’est pas un mon système de pensée, de logique. Ce n’est pas vraiment mon métier. Devenir artiste m’a permis, dans un certain sens, de tuer mon frère et de tuer mon père.

    Je suis le deuxième fils et je ne trouvais pas ma place dans ces métiers masculins. Cela a été une grande surprise pour tous que ce soit moi justement qui travaille avec les mains, parce qu’encore aujourd’hui je suis pas manuel. Je reste fasciné par le monde, l’histoire naturelle et le jeu des choses, mais je ne m’arréte jamais à leur fonctionnement.

    En réponse à ce texte sur la mètis, je peux dire aussi que les artistes sont capables de faire beaucoup de métiers  – ou de tâches diffèrentes,, mais la maîtrise n’est pas leur but….

    V.B. – Ils ont une manière de croiser beaucoup de savoir…

    R.D. – … une manière de survivre, de ne pas se faire d’illusion…

    V.B. – C’est-à-dire qu’au lieu du savoir-faire linéaire et ordonné, de l’intelligence déductive de l’artisan pour lequel une succession de tâches logiques doivent être exécutées dans le bon ordre, l’action de l’artiste implique de chercher toujours son point d’entrée, d’inventer ses propres raccourcis. D’abord une intuition brute, une fulgurance, la vision d’un but possible en un acte inattendu ou même impropre, et ensuite seulement, des chemins de traverse, pour aller au plus court. Qu’est-ce que le chemin critique pour l’artiste –  » Le chemin, c’est le détour » : mobilité – de l’esprit et de la main.

    R.D. – Ce texte valorise l’idée de subterfuge qui serait pour l’artiste, du même ordre que pour le voleur

    V.B. – …le chasseur…

    R.D. – … mais aussi d’activités pas si honnête ni nobles. Et bien évidemment le mythe originel grec relatif à cette forme d’intelligence, met en bonne place la possibilité de créer de la confusion pour garantir le succès – confusion et ambiguïté.  C’est cela qui est intéressant – la manière dont une chose apparaît sous l’effet de l’illusion, la déception qui s’en suit, par l’effet de miroir… par l’action d’entrer dans le miroir. En fait, tu ruses en faisant miroiter quelque-chose d’important. L’approche honnète et franche s’en trouve bernée. Ce n’est ni bien, ni mal. D ans toutes les récits fondateurs et les mythes on retrouve l’idée que ce n’est que par la tricherie que l’on peut saisir la vérité.

    V.B. – « Trickery » or « cleverness » – truquage, tricherie.

    R.D. – Oui, tromperie et intelligence rusée, et dans cette histoire, on est toujours à se demander ce qui est à l’intérieur, ou à l’extérieur de la Loi…

     V.B. – Finalement cette idée d’une approche détournée et avisée est en opposition à l’approche honnête et frontale, relevant d’une certaine obéissance, d’une acceptation de l’autorité. Nous parlons pour l’artiste d’une voie alternative, ou plutôt antagoniste. Ce savoir-faire-là s’oppose totalement au savoir-faire discipliné. Tu me parlais du Stalker.

    R.D. – Si je comprends bien le film de Tarkovski, dans la Zone, il y a une chambre qui permet d’obtenir tout ce que l’on veut. C’est garanti!  Quand on entre dans la chambre, ce que l’on veut arrive. Le danger c’est qu’on n’a pas connaissance de son voeu, et que si l’on va tout droit à la chambre, jamais on n’arrive, il toujours une surprise contraire. Alors Stalker construit un chemin contradictoire. Il crée la confusion – pour lui-même et pour des deux personnes qu’il guide. C’est un chaman qui promet l’accès à la chambre. C’est la source de son pouvoir. Lui seul est capable de faire ce chemin labyrinthique, contraire à  la logique, puisque la chambre est visible mais inaccessible. Y aller directement, c’est se placer dans un monde logique, matériel. C’est seulement lorsqu’on est dans le système complexe de cette progression détournée que l’on entre dans le monde où cette chose est possible. On doit faire ce chemin rituel pour arriver. En ce sens c’est un chaman.

    Et quand on a finalement perdu le sens logique,  qu’on entre dans ce monde chamanisé, on parvient au seuil de la maison. Mais Stalker n’entre pas. Il refuse. Et les deux autres, l’un avec la bombe et l’autre avec… je ne sais plus quoi… je ne me souviens pas si les deux entrent, ou si la bombe a explosé avant ou non ; ça j’ai oublié.

    Stalker est pour moi un film qui explique mieux que tout, le rôle d’artiste. J’ai souvent dit aux étudiants : prenez le chemin droit et puis allez à l’inverse.  Mais l’horizon, le but de cette progression non frontale, est de donner la possibilité d’arriver, en créant du sens. Ce n’est pas un jeu –  c’est créer un espace qui permette de donner sens aux choses.

    V.B. – Par l’acte d’avancer?

    R.D. – … par l’acte d’évasion. C’est l’acte qui crée l’espace, qui permet le sens. Ou quelque chose comme ça. Bon, en anglais :

     In Stalker he needs to go this way in order to create in the people he’s guiding, a sense that there is this possibility. The room exists. The more they do it, the more the room exists. And once they enter into this game then the room appears. And it’only after they enter to the game that the room appears. Only after they give up certain kinds of logics that the room appears. So it’s this act of diversion whitch permits a possibility of something else to come into being. The room isn’t there, nothing happens. I mean it’s only something that is in their own heads.

     V.B. – Est-ce une autre manière de dire ce que je crois retrouver régulièrement dans l’art :  que sous des formes diverses et par des chemins apparemment chaotiques, chaque artiste est à la recherche d’une chose, toujours la même, et qu’il ne sait nommer?  Et qu’il est toujours à la poursuite d’un même objet ou d’une vision qui se révèle par faces successives, à travers des formes récurrentes.  Et si je dois le dire d’une manière plus triviale, est-ce qu’on peut dire qu’un artiste fait toujours la même chose..?

    R.D. – Non. C’est pas mon opinion!

    V.B.  – Ce n’est pas ton opinion?

    R.D. – Non, parce que sous cette idée, il y a une sorte d’idée essentialiste à laquelle je ne crois pas…Derrière toutes ces choses. Il y a juste une surface.

    V.B. – Juste une surface? C’est-à-dire pour l’artiste, juste une succession de pratiques ?

    R.D. – Non! On aborde là la question de l’être, de l’essence. Tu laisses entendre que si l’activité de l’artiste vise en un sens toujours le même but quelle qu’en soit le fruit, c’est qu’il y a toujours en arrière-fond quelque chose qui doit se révéler. Je n’y crois pas.

    La pratique en elle-même peut avoir des continuités, mais elle ne cache rien de fondamental. Le monde est chaotique, fluide, fluctuant. C’est ça, que montre l’oeuvre d’art, et comme c’est toujours en mouvement, c’est difficile à fixer. Mais tout cela est un peu trop fort, trop emphatique parce qu’il y a aussi ce que j’ai dit ce matin : la matérialité existe.

    V.B. – Je comprends ta réticence. J’ai parlé  pour chacun de nous de la récurrence d’une image mentale, jamais achevée. J’en ai parlé pour l’individu, non collectivement, et je ne pense pas à une image d’ordre religieux. J’ai pour ma part le sentiment d’être plutôt dans l’ordre du désir ou de la peur… Je sens un besoin toujours de m’approcher de quelque chose que je ne peux saisir et qui me maintient dans le mouvement. Et plus j’avance, plus j’évacue les particularités, les anecdotes pour me mettre dans l’orbite de ce désir. Je suis rentré dans la zone où plus j’avance, plus ce que je crois être un accomplissement n’est qu’une étape vers un autre moment.

    R.D. – Mais pour toi, c’est une présence ou c’est une absence ?

    V.B. – Je pose des objets comme je pose des pas, et j’ai le sentiment que c’est toujours la peur d’un manque qui me fait avancer. Il y a cette parole très belle d’Antonin Artaud à  l’éditeur Jacques Rivière… Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe dans la crainte de perdre toute la pensée, je suis en dessous de moi-même, je le sais…

    Et je vis avec ce sentiment de devoir fixer des choses dans l’urgence. C’est une attitude qui n’est pas distanciée, je le sais, par besoin de fixer quelque chose là où j’ai posé mon pas. Tu comprends un peu ?

    … Et je ne crois pas pourtant pas qu’il y ait un centre fixe, qu’il y ait une forme idéale, un jour à saisir. Je vis le même manque que celui du désir ou de l’amour … Si l’on n’est pas dans le mouvement rien n’existe, c’est mort.

     

    Voix off  –  Et que penses-tu de cette parole de Engels : « Plus le point de vue de l’artiste est caché, meilleure est l’oeuvre d’art » ?

    R.D. – OK, mais ce matin dans l’atelier, nous avons beaucoup discuté de la dualité à l’œuvre dans tes dessins : comment le noir est un plein, un solide. La question reste pour moi celle-ci: quelle est la conséquence si le noir est le vide, et le blanc est le plein…? Et si la forme qui est saisie c’est le vide, c’est l’absence. Avec tes formes noires c’est toujours possible de regarder le vide comme une absence plus que comme une présence.

    V.B.  – Et l’inverse…

    R.D. – … et l’inverse aussi. Mais deuxième question arrive du fait que souvent tu construis la forme par le vide-même ; qu’est-ce que ce vide à l’intérieur de tes choses ?

    V.B. – Eh bien, … c’est la bonne question. Surtout depuis que j’ai pris conscience que mes sculptures sont corporelles. Après un certain parcours, je me suis rendu compte que ma question n’est pas la figure, ni la représentation, ni même le mythe ou l’histoire, mais que c’est la chose palpitante du corps. J’ai réduit la question non pas à ma place dans le vaste monde mais à quelque chose de plus immédiat, de l’ordre du vivant, de ce miracle d’être en vie. Peut-être est-ce extrêmement limité ou naïf, je n’en sais rien, mais je sens que c’est là, et que c’est vrai. Et ça arrive dans ma vie à un moment où je sens que le corps est vulnérable. Et pensant à la fragilité ou à la vie de ce corps imaginé, je peux penser à la fragilité et à la vie du corps de l’autre. Donc cela me met dans une certaine empathie avec d’autres corps de désir et d’autres corps de souffrance, et d’autres corps qui vont se brûler dans le temps.

    Voilà, c’est ma réponse au vide, aujourd’hui. En tout cas, ce n’est pas la divinité qui est au centre. Et j’ai le sentiment que l’acte de circuler autour du centre inconnu et mobile, ou du vide me maintient – comme artiste, comme sculpteur. C’est abstrait, ou tu comprends ?

    R.D. – Oui, je comprends.

    V.B.  – C’est trop émotionnel ?

    R.D. – Non, c’est pas émotionnel mais… Comme j’ai dit, devenir artiste a été une méthode pour moi de tuer mon père et d’éliminer mon frère, et ensuite j’ai gagné quoi? j’ai gagné le monde … avec cette liberté… non, pas liberté… j’ai gagné le monde dans un état qui n’est pas utilisable, qui n’a pas d’utilité. Les choses que j’ai gagnées n’ont pas d’utilité. Comme artiste ce qu’on a conquis c’est l’absence d’utilité. C’est d’un côté une banalité, et d’un autre côté très importante.

    V.B – Stop!

     R.D. – Stop ? Si tu veux!

    V.B. – Café ?

     

    Voix off :

    Et comme bonus, en écho à ces réflexions d’artistes, voici un écrit de Mozart : « L’idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête, même s’il est long, de sorte que je puisse ensuite, d’un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une jolie personne ; je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres dans l’ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en oeuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe très lucide. Mais le plus beau, c’est d’entendre ainsi tout à la fois » (Lettres).

     

    … Une conversation dans l’atelier des Cinq Rois, à Saint Firmin-des-bois, la journée du 19 Janvier 2007, transcrite par Sylvestre Meinzer, ethnologue, réalisatrice.

     

     

     

    Note de la page 1 * Les Ruses de l’intelligence, La Mètis des Grecs » , Détienne et Jean-Pierre Vernant, Flammarion 1974

     

    Choses inutiles

    Entretien avec Richard Deacon

    Vincent Barré – Pensant au savoir-faire et à la forme d’intelligence rusée des métiers, du navigateur au pisteur, de l’architecte à l’artisan  – et à l’artiste,  j’ai trouvé ceci : « La bigarrure, le chatoiement de la mètis marque sa parenté avec le monde multiple, divisé, ondoyant où elle est plongée pour y exercer son action. C’est cette connivence avec le réel qui assure son efficacité. Sa souplesse, sa malléabilité lui donne la victoire dans les domaines où il n’est pas, pour le succès de règle toute faite, de recette figée, mais où chaque épreuve exige l’invention d’une parade neuve, la découverte d’une issue cachée »*. Cela m’intéresse, car j’y trouve quelque chose d’assez éloigné de la vision de l’artiste monolithique, démiurge créateur dans laquelle je ne me retrouve pas, et où je ne te vois pas. L’artiste est immergé dans des pratiques – par sa « connivence avec le réel »  (matières, gestes, sensations). Il avance avec astuce, réflexion, préméditation, vers un but qui se définit alors qu’il progresse, et que l’autre ne peut voir. Parlons de nos pratiques.

    Richard Deacon – Par ma sculpture, je cherche à dire des choses très simples, très claires, même si en même temps, c’est presque impossible. J’aime l’art de la première Renaissance, ses lignes claires, son dessin précis, son caractère classique et son idée de la réalité, mais mon propre travail est « baroque » plutôt que simple. Parvenir à la vraie simplicité est toujours difficile, porteur de confusion ; travailler sans ambiguïté n’existe pas. L’ambiguïté devient alors une chose importante.

    Dés l’origine, le matériau est une source. Mais il n’a pas de forme en soi. Il se manifeste sous différentes formes, et garde une sorte de fluidité. En tant qu’êtres humains, nous donnons forme à la matière – par la main, et par notre conception, par notre manière de créer des classifications selon des affinités formelles – ett ce n’est pas facile quand on en vient à la sculpture.

    C’est cette capacité de la matière à prendre forme qui me fascine, et c’est un terrain glissant – sa capacité à figurer, à prendre sens : à quoi cela ressemble, ce que cela représente,  ce que cela veut dire…

     V.B.  – Devant un matériau, tu n’aimes pas le geste trop complexe ou trop technique, mais je crois que tu aimes trouver le geste de base, naturel, juste – qui va produire une chose inattendue….

    R.D. – …qui va transformer, et ça peut être aussi un geste « inapproprié ». Un geste, un matériaux, un outil – ce vocabulaire est très malléable, les règles n’en sont pas fixes, ni linéaires… Par exemple dans certaines activités – comme la construction, l’agriculture il y a des séquences de tâches associées aux matériaux:  la brique, puis le bois, puis le pain.… c’est tout un vocabulaire de combinaisons. Les objets participent à ces séquences d’action et l’on peut en jouer… C’est fascinant, et de temps en temps ça donne un objet!

    V.B. – Quand on regarde tes céramiques, on voit comme tu aimes décliner des formes changeantes, diverses, et explorer les possibilités de la terre et de la couleur. Ton goût te mène à te projeter dans un monde dans un registre de formes souples et aériennes. Cela va avec ton désir de mobilité, mentale et technique et avec ton besoin de te libérer du poids physique, de la lourdeur des moyens.

    Et de fait presque toutes tes formes cherchent à échapper à la pesanteur, à se soulever, et par leur fluidité, à inciter au mouvement. Un déplacement physique, qui corresponde à un déplacement d’esprit – jusqu’aux grandes complexités de formes que tu appelles baroques. Et on pense souvent chez toi à l’engagement, à la participation du corps. Et ce n’est pas un hasard si tu réalises parfois des objets pour la danse. Ce rapport au corps est une invite à la confrontation, pas celle de la distance, mais de la proximité, du toucher, au geste d’embrassement.

    R.B. – Je suis d’accord.  Dans les années 70, à Saint Martin School of Arts réagissant contre la nouvelle convention de l’assemblage, je cherchais un système qui me permette de travailler avec un objet entier – en une sorte de performance… Je trouvais une sorte de forme circulaire, d’un seul tenant, sans jonction entre deux morceaux, qui soutenait l’idée de chose complète. Cette circularité est liée à l’organique.

    Le cercle accepte un peu l’idée du corps au contraire du carré qui y résiste. Avec cette ligne courbe, les formes sont immédiatement, devenues plus complexes – par exemple dans leur contact avec la terre ; ça résist, ça s’oppose, ce n’est pas planté, c’est séparé du sol, en un simple contact. Beaucoup de mes choses ont un juste contact avec la surface du sol.

    V.B. – Elles sont posées à la limite.

    R.B. – Au début c’est une idée d’autonomie – une chose autonome et entière.

    V.B. – De « Wholeness », totalité ?

    R.D. – Oui. Ce matin dans l’atelier, à propos de tes dessins noirs, et aussi des grandes plaques d’acier découpé, nous parlions aussi d’une idée de totalité mais différente.

    V.B. – C’est vrai. Leur inscription dans l’espace est celui d’un plein plutôt que d’un vide. Avec les dessins noirs, je cherche à réduire l’espace à une fenêtre et à penser la forme comme un corps trop grand qui la dépasserait. Il n’en resterait visible que la partie essentielle. C’est bien la manière dont je cherche toujours à réduire le cadre de ma réponse, à en limiter les possibilités. À l’inverse de toi, ma sculpture est le prétexte à mettre en scène une émergence qui ne serait pas légère et mobile et mais lente, ouvrageuse. Tu comprends ? Je ne sais pas si c’est bien ou mal, mais c’est ainsi, j’essaie de réfléchir…J’ai besoin de cette lenteur et de cette maladresse. Il y a presque une composante physique, corporelle dans cette difficulté, ce besoin que les choses résistent et me confrontent… Mes dernières sculptures de terre, les plaques sont étirées et posées à la limite de l’effondrement.

    R.D. – OK. Au début, je m’élevais beaucoup contre cette idée de résistance de la matière que je trouvais ridicule – une sorte d’héroïsme du travail. J’ai adopté une attitude opposée extrême. Aujourd’hui, je n’aime toujours pas la massivité, mais je ne suis pas si radical, pas si critique. Jen e suis pas souvent confronté à la question d’une masse pleine. Devant une masse solide et lourde, je me sens incapable de travailler. Et pourtant, les petites maquettes en terre pour les grandes céramiques ne sont pas modelées et assemblées mais taillées, creusées dans un bloc de terre. La taille est une activité incroyable.Mais quelle que soit le processus, ce qui reste, c’est mon engagement avec le matériaux – le support a changé.

    V.B. – Revenons à la pensée ingénieuse.

    R.D. – Je peux dire ceci : devenir artiste c’est choisir un métier qui permet de construire des choses qui ne fonctionnent pas, qui sont inutiles. L’artiste connaît bien le métier, mais ne maîtrise rien.

    Autour de moi, mon père, mon frère ont pris des métiers liés aux mécanismes, aux machines. Moi, je n’ai jamais su comment une chose fonctionne dans sa connexion avec une autre, je n’aime pas ce monde de la mécanique. Je suis toujours mystifié par leur fonctionnement. Ce n’est pas un mon système de pensée, de logique. Ce n’est pas vraiment mon métier. Devenir artiste m’a permis, dans un certain sens, de tuer mon frère et de tuer mon père.

    Je suis le deuxième fils et je ne trouvais pas ma place dans ces métiers masculins. Cela a été une grande surprise pour tous que ce soit moi justement qui travaille avec les mains, parce qu’encore aujourd’hui je suis pas manuel. Je reste fasciné par le monde, l’histoire naturelle et le jeu des choses, mais je ne m’arréte jamais à leur fonctionnement.

    En réponse à ce texte sur la mètis, je peux dire aussi que les artistes sont capables de faire beaucoup de métiers  – ou de tâches diffèrentes,, mais la maîtrise n’est pas leur but….

    V.B. – Ils ont une manière de croiser beaucoup de savoir…

    R.D. – … une manière de survivre, de ne pas se faire d’illusion…

    V.B. – C’est-à-dire qu’au lieu du savoir-faire linéaire et ordonné, de l’intelligence déductive de l’artisan pour lequel une succession de tâches logiques doivent être exécutées dans le bon ordre, l’action de l’artiste implique de chercher toujours son point d’entrée, d’inventer ses propres raccourcis. D’abord une intuition brute, une fulgurance, la vision d’un but possible en un acte inattendu ou même impropre, et ensuite seulement, des chemins de traverse, pour aller au plus court. Qu’est-ce que le chemin critique pour l’artiste –  » Le chemin, c’est le détour » : mobilité – de l’esprit et de la main.

    R.D. – Ce texte valorise l’idée de subterfuge qui serait pour l’artiste, du même ordre que pour le voleur

    V.B. – …le chasseur…

    R.D. – … mais aussi d’activités pas si honnête ni nobles. Et bien évidemment le mythe originel grec relatif à cette forme d’intelligence, met en bonne place la possibilité de créer de la confusion pour garantir le succès – confusion et ambiguïté.  C’est cela qui est intéressant – la manière dont une chose apparaît sous l’effet de l’illusion, la déception qui s’en suit, par l’effet de miroir… par l’action d’entrer dans le miroir. En fait, tu ruses en faisant miroiter quelque-chose d’important. L’approche honnète et franche s’en trouve bernée. Ce n’est ni bien, ni mal. D ans toutes les récits fondateurs et les mythes on retrouve l’idée que ce n’est que par la tricherie que l’on peut saisir la vérité.

    V.B. – « Trickery » or « cleverness » – truquage, tricherie.

    R.D. – Oui, tromperie et intelligence rusée, et dans cette histoire, on est toujours à se demander ce qui est à l’intérieur, ou à l’extérieur de la Loi…

     V.B. – Finalement cette idée d’une approche détournée et avisée est en opposition à l’approche honnête et frontale, relevant d’une certaine obéissance, d’une acceptation de l’autorité. Nous parlons pour l’artiste d’une voie alternative, ou plutôt antagoniste. Ce savoir-faire-là s’oppose totalement au savoir-faire discipliné. Tu me parlais du Stalker.

    R.D. – Si je comprends bien le film de Tarkovski, dans la Zone, il y a une chambre qui permet d’obtenir tout ce que l’on veut. C’est garanti!  Quand on entre dans la chambre, ce que l’on veut arrive. Le danger c’est qu’on n’a pas connaissance de son voeu, et que si l’on va tout droit à la chambre, jamais on n’arrive, il toujours une surprise contraire. Alors Stalker construit un chemin contradictoire. Il crée la confusion – pour lui-même et pour des deux personnes qu’il guide. C’est un chaman qui promet l’accès à la chambre. C’est la source de son pouvoir. Lui seul est capable de faire ce chemin labyrinthique, contraire à  la logique, puisque la chambre est visible mais inaccessible. Y aller directement, c’est se placer dans un monde logique, matériel. C’est seulement lorsqu’on est dans le système complexe de cette progression détournée que l’on entre dans le monde où cette chose est possible. On doit faire ce chemin rituel pour arriver. En ce sens c’est un chaman.

    Et quand on a finalement perdu le sens logique,  qu’on entre dans ce monde chamanisé, on parvient au seuil de la maison. Mais Stalker n’entre pas. Il refuse. Et les deux autres, l’un avec la bombe et l’autre avec… je ne sais plus quoi… je ne me souviens pas si les deux entrent, ou si la bombe a explosé avant ou non ; ça j’ai oublié.

    Stalker est pour moi un film qui explique mieux que tout, le rôle d’artiste. J’ai souvent dit aux étudiants : prenez le chemin droit et puis allez à l’inverse.  Mais l’horizon, le but de cette progression non frontale, est de donner la possibilité d’arriver, en créant du sens. Ce n’est pas un jeu –  c’est créer un espace qui permette de donner sens aux choses.

    V.B. – Par l’acte d’avancer?

    R.D. – … par l’acte d’évasion. C’est l’acte qui crée l’espace, qui permet le sens. Ou quelque chose comme ça. Bon, en anglais :

     In Stalker he needs to go this way in order to create in the people he’s guiding, a sense that there is this possibility. The room exists. The more they do it, the more the room exists. And once they enter into this game then the room appears. And it’only after they enter to the game that the room appears. Only after they give up certain kinds of logics that the room appears. So it’s this act of diversion whitch permits a possibility of something else to come into being. The room isn’t there, nothing happens. I mean it’s only something that is in their own heads.

     V.B. – Est-ce une autre manière de dire ce que je crois retrouver régulièrement dans l’art :  que sous des formes diverses et par des chemins apparemment chaotiques, chaque artiste est à la recherche d’une chose, toujours la même, et qu’il ne sait nommer?  Et qu’il est toujours à la poursuite d’un même objet ou d’une vision qui se révèle par faces successives, à travers des formes récurrentes.  Et si je dois le dire d’une manière plus triviale, est-ce qu’on peut dire qu’un artiste fait toujours la même chose..?

    R.D. – Non. C’est pas mon opinion!

    V.B.  – Ce n’est pas ton opinion?

    R.D. – Non, parce que sous cette idée, il y a une sorte d’idée essentialiste à laquelle je ne crois pas…Derrière toutes ces choses. Il y a juste une surface.

    V.B. – Juste une surface? C’est-à-dire pour l’artiste, juste une succession de pratiques ?

    R.D. – Non! On aborde là la question de l’être, de l’essence. Tu laisses entendre que si l’activité de l’artiste vise en un sens toujours le même but quelle qu’en soit le fruit, c’est qu’il y a toujours en arrière-fond quelque chose qui doit se révéler. Je n’y crois pas.

    La pratique en elle-même peut avoir des continuités, mais elle ne cache rien de fondamental. Le monde est chaotique, fluide, fluctuant. C’est ça, que montre l’oeuvre d’art, et comme c’est toujours en mouvement, c’est difficile à fixer. Mais tout cela est un peu trop fort, trop emphatique parce qu’il y a aussi ce que j’ai dit ce matin : la matérialité existe.

    V.B. – Je comprends ta réticence. J’ai parlé  pour chacun de nous de la récurrence d’une image mentale, jamais achevée. J’en ai parlé pour l’individu, non collectivement, et je ne pense pas à une image d’ordre religieux. J’ai pour ma part le sentiment d’être plutôt dans l’ordre du désir ou de la peur… Je sens un besoin toujours de m’approcher de quelque chose que je ne peux saisir et qui me maintient dans le mouvement. Et plus j’avance, plus j’évacue les particularités, les anecdotes pour me mettre dans l’orbite de ce désir. Je suis rentré dans la zone où plus j’avance, plus ce que je crois être un accomplissement n’est qu’une étape vers un autre moment.

    R.D. – Mais pour toi, c’est une présence ou c’est une absence ?

    V.B. – Je pose des objets comme je pose des pas, et j’ai le sentiment que c’est toujours la peur d’un manque qui me fait avancer. Il y a cette parole très belle d’Antonin Artaud à  l’éditeur Jacques Rivière… Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe dans la crainte de perdre toute la pensée, je suis en dessous de moi-même, je le sais…

    Et je vis avec ce sentiment de devoir fixer des choses dans l’urgence. C’est une attitude qui n’est pas distanciée, je le sais, par besoin de fixer quelque chose là où j’ai posé mon pas. Tu comprends un peu ?

    … Et je ne crois pas pourtant pas qu’il y ait un centre fixe, qu’il y ait une forme idéale, un jour à saisir. Je vis le même manque que celui du désir ou de l’amour … Si l’on n’est pas dans le mouvement rien n’existe, c’est mort.

     

    Voix off  –  Et que penses-tu de cette parole de Engels : « Plus le point de vue de l’artiste est caché, meilleure est l’oeuvre d’art » ?

    R.D. – OK, mais ce matin dans l’atelier, nous avons beaucoup discuté de la dualité à l’œuvre dans tes dessins : comment le noir est un plein, un solide. La question reste pour moi celle-ci: quelle est la conséquence si le noir est le vide, et le blanc est le plein…? Et si la forme qui est saisie c’est le vide, c’est l’absence. Avec tes formes noires c’est toujours possible de regarder le vide comme une absence plus que comme une présence.

    V.B.  – Et l’inverse…

    R.D. – … et l’inverse aussi. Mais deuxième question arrive du fait que souvent tu construis la forme par le vide-même ; qu’est-ce que ce vide à l’intérieur de tes choses ?

    V.B. – Eh bien, … c’est la bonne question. Surtout depuis que j’ai pris conscience que mes sculptures sont corporelles. Après un certain parcours, je me suis rendu compte que ma question n’est pas la figure, ni la représentation, ni même le mythe ou l’histoire, mais que c’est la chose palpitante du corps. J’ai réduit la question non pas à ma place dans le vaste monde mais à quelque chose de plus immédiat, de l’ordre du vivant, de ce miracle d’être en vie. Peut-être est-ce extrêmement limité ou naïf, je n’en sais rien, mais je sens que c’est là, et que c’est vrai. Et ça arrive dans ma vie à un moment où je sens que le corps est vulnérable. Et pensant à la fragilité ou à la vie de ce corps imaginé, je peux penser à la fragilité et à la vie du corps de l’autre. Donc cela me met dans une certaine empathie avec d’autres corps de désir et d’autres corps de souffrance, et d’autres corps qui vont se brûler dans le temps.

    Voilà, c’est ma réponse au vide, aujourd’hui. En tout cas, ce n’est pas la divinité qui est au centre. Et j’ai le sentiment que l’acte de circuler autour du centre inconnu et mobile, ou du vide me maintient – comme artiste, comme sculpteur. C’est abstrait, ou tu comprends ?

    R.D. – Oui, je comprends.

    V.B.  – C’est trop émotionnel ?

    R.D. – Non, c’est pas émotionnel mais… Comme j’ai dit, devenir artiste a été une méthode pour moi de tuer mon père et d’éliminer mon frère, et ensuite j’ai gagné quoi? j’ai gagné le monde … avec cette liberté… non, pas liberté… j’ai gagné le monde dans un état qui n’est pas utilisable, qui n’a pas d’utilité. Les choses que j’ai gagnées n’ont pas d’utilité. Comme artiste ce qu’on a conquis c’est l’absence d’utilité. C’est d’un côté une banalité, et d’un autre côté très importante.

    V.B – Stop!

     R.D. – Stop ? Si tu veux!

    V.B. – Café ?

     

    Voix off :

    Et comme bonus, en écho à ces réflexions d’artistes, voici un écrit de Mozart : « L’idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête, même s’il est long, de sorte que je puisse ensuite, d’un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une jolie personne ; je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres dans l’ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en oeuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe très lucide. Mais le plus beau, c’est d’entendre ainsi tout à la fois » (Lettres).

     

    … Une conversation dans l’atelier des Cinq Rois, à Saint Firmin-des-bois, la journée du 19 Janvier 2007, transcrite par Sylvestre Meinzer, ethnologue, réalisatrice.

     

     

     

    Note de la page 1 * Les Ruses de l’intelligence, La Mètis des Grecs » , Détienne et Jean-Pierre Vernant, Flammarion 1974