L’atelier du Monde

    Paul Chemetov

    Sur le parvis de la Grande Galerie de l’Évolution du muséum national d’Histoire naturelle, trois sculptures évoquent le règne animal. Un cheval – la plus noble conquête de l’homme, écrivait Buffon –, un poisson et un oiseau.

     

    Chacune de ces sculptures n’est pas juchée sur un socle, mais aux prises avec la pierre, tentant de s’en extraire. C’était le cas des ailes de l’oiseau que Vincent Barré figura, au point de se voir reprocher le piquant des rémiges. Certains voulaient même protéger, par quelques bouchons, les enfants du tranchant des ailes, figées dans leur vol.

     

    Je demandais pourtant à Vincent Barré, alors que nous achevions au Havre la construction du bâtiment d’Auxitec, d’imaginer ce que pourrait être une colonne contemporaine, un totem à la gloire des ingénieurs. Pierre Michel eut la générosité de suivre cette proposition et pour s’assurer de son intérêt, comme de l’authenticité de la démarche, il alla visiter l’atelier de Vincent Barré, perdu au lieu-dit Les Cinq Rois dans les plaines céréalières de l’Île-de-France.

     

    Les ateliers des sculpteurs, ceux des peintres, ceux des architectes, autrefois étaient et sont toujours les lieux de l’invention du monde. Atelier, ce mot apparaît au xiiie siècle. C’est un éclat de bois qui jaillit de l’outil de sabotier, du menuisier. Cette partie devient un tout.

     

    L’atelier du monde, disait-on de la Chine ; mais à visiter chaque atelier, nous voyons bien qu’il est chacun celui d’un autre monde, d’un monde qui se fait, se découvre à nos yeux qui, demain, le regarderont autrement parce que le sculpteur, l’inventeur ont extrait de la gangue des formes, une ébauche qui va transformer ce que nous percevons des choses.

     

    Vincent Barré, pour que je puisse écrire ces quelques mots, m’avait confié des dizaines de photos – simples tirages papier – de l’intimité de son atelier, où se côtoient non pas un parapluie et une machine à coudre comme le disaient les surréalistes, mais un cône de fonderie, un moule en polystyrène, une trace de charbon sur une cloison qui suggère toutes les étagères. Les objets de la vie quotidienne, le poêle en fonte de tous les ateliers, les pichets, un tronc d’arbre sont là ; qui est le sculpteur ? qui est le sculpté ? Allez donc savoir.

     

    Certes, les esprits forts diraient que Brancusi, que Gargallo, que d’autres avaient défriché cet imaginaire ; mais, sans flagornerie, je trouve chez Vincent Barré certes la connaissance de ces maîtres, mais au-delà le souvenir des fûts de colonne en marbre cannelés des temples grecs, éparpillés par un tremblement de terre, et que le travail du sculpteur évoque dans le polystyrène, prélevant quelques copeaux de la masse cellulaire et lui donnant forme.

     

    Revient souvent dans les photos le face-à-face obséquieux de deux conoïdes, figures extrêmes-orientales figées dans un mouvement simultané de politesse fléchie. Mais il ne s’agit pas de vérisme, ni d’anecdote. La tension de la flexion nous engage sur le chemin des réminiscences. Il y a de l’archaïsme dans ce raccourci, archaïsme auquel tend la sculpture de Vincent Barré. Expériences faites, il va à l’essentiel.

     

    Tout ceci va être montré au Havre dans l’atelier du musée tout d’abord, car c’est bien de cela dont il s’agit. Quand Lagneau, Audigier, Prouvé et leurs collaborateurs dessinaient et construisaient la maison de la Culture du Havre, c’est l’image de l’atelier qu’ils avaient en tête, avec les sheds du toit protégés du soleil et cette structure métallique qui, sans afféterie, traverse les planchers. Comme tout atelier, le musée est une boîte vitrée posée en extrémité de cet autre atelier qui fut la reconstruction du Havre. Tentative d’une ville idéale, comme celles imaginées à la Renaissance italienne ou au siècle des Lumières.

     

    Longtemps méconnu, le travail de Perret au Havre est aujourd’hui célébré. Et il est heureux qu’échappées du musée dans l’espace de la ville, semées comme des cailloux blancs, des œuvres de Vincent Barré ponctuent les chemins de la visite, semées en contrepoint des espaces tenus par les bâtiments.

     

    Vincent Barré fut architecte avant de devenir sculpteur, il se confronte donc à Auguste Perret, avec en commun l’espace ; on parle souvent d’espace nécessaire à la contemplation des sculptures. Elles sont rarement planes, il faut en faire le tour, mais c’est d’autre chose dont il s’agit, il s’agit pour l’architecture du Havre, définissant un nouvel espace qui longtemps parut vide et par l’œuvre de Vincent Barré, d’établir un dialogue que le vieux maître n’aurait pas renié, lui qui, en son temps, fit travailler ses contemporains, les artistes qu’il connaissait et aimait. Le Havre accueille donc Vincent Barré dans le dehors de ses façades, dans le clos de l’atelier du musée, port d’attache de notre découverte, d’une confrontation dont l’occasion nous est ici donnée.

     

    Bienvenue donc au Havre.

    L’atelier du Monde

    Paul Chemetov

    Sur le parvis de la Grande Galerie de l’Évolution du muséum national d’Histoire naturelle, trois sculptures évoquent le règne animal. Un cheval – la plus noble conquête de l’homme, écrivait Buffon –, un poisson et un oiseau.

     

    Chacune de ces sculptures n’est pas juchée sur un socle, mais aux prises avec la pierre, tentant de s’en extraire. C’était le cas des ailes de l’oiseau que Vincent Barré figura, au point de se voir reprocher le piquant des rémiges. Certains voulaient même protéger, par quelques bouchons, les enfants du tranchant des ailes, figées dans leur vol.

     

    Je demandais pourtant à Vincent Barré, alors que nous achevions au Havre la construction du bâtiment d’Auxitec, d’imaginer ce que pourrait être une colonne contemporaine, un totem à la gloire des ingénieurs. Pierre Michel eut la générosité de suivre cette proposition et pour s’assurer de son intérêt, comme de l’authenticité de la démarche, il alla visiter l’atelier de Vincent Barré, perdu au lieu-dit Les Cinq Rois dans les plaines céréalières de l’Île-de-France.

     

    Les ateliers des sculpteurs, ceux des peintres, ceux des architectes, autrefois étaient et sont toujours les lieux de l’invention du monde. Atelier, ce mot apparaît au xiiie siècle. C’est un éclat de bois qui jaillit de l’outil de sabotier, du menuisier. Cette partie devient un tout.

     

    L’atelier du monde, disait-on de la Chine ; mais à visiter chaque atelier, nous voyons bien qu’il est chacun celui d’un autre monde, d’un monde qui se fait, se découvre à nos yeux qui, demain, le regarderont autrement parce que le sculpteur, l’inventeur ont extrait de la gangue des formes, une ébauche qui va transformer ce que nous percevons des choses.

     

    Vincent Barré, pour que je puisse écrire ces quelques mots, m’avait confié des dizaines de photos – simples tirages papier – de l’intimité de son atelier, où se côtoient non pas un parapluie et une machine à coudre comme le disaient les surréalistes, mais un cône de fonderie, un moule en polystyrène, une trace de charbon sur une cloison qui suggère toutes les étagères. Les objets de la vie quotidienne, le poêle en fonte de tous les ateliers, les pichets, un tronc d’arbre sont là ; qui est le sculpteur ? qui est le sculpté ? Allez donc savoir.

     

    Certes, les esprits forts diraient que Brancusi, que Gargallo, que d’autres avaient défriché cet imaginaire ; mais, sans flagornerie, je trouve chez Vincent Barré certes la connaissance de ces maîtres, mais au-delà le souvenir des fûts de colonne en marbre cannelés des temples grecs, éparpillés par un tremblement de terre, et que le travail du sculpteur évoque dans le polystyrène, prélevant quelques copeaux de la masse cellulaire et lui donnant forme.

     

    Revient souvent dans les photos le face-à-face obséquieux de deux conoïdes, figures extrêmes-orientales figées dans un mouvement simultané de politesse fléchie. Mais il ne s’agit pas de vérisme, ni d’anecdote. La tension de la flexion nous engage sur le chemin des réminiscences. Il y a de l’archaïsme dans ce raccourci, archaïsme auquel tend la sculpture de Vincent Barré. Expériences faites, il va à l’essentiel.

     

    Tout ceci va être montré au Havre dans l’atelier du musée tout d’abord, car c’est bien de cela dont il s’agit. Quand Lagneau, Audigier, Prouvé et leurs collaborateurs dessinaient et construisaient la maison de la Culture du Havre, c’est l’image de l’atelier qu’ils avaient en tête, avec les sheds du toit protégés du soleil et cette structure métallique qui, sans afféterie, traverse les planchers. Comme tout atelier, le musée est une boîte vitrée posée en extrémité de cet autre atelier qui fut la reconstruction du Havre. Tentative d’une ville idéale, comme celles imaginées à la Renaissance italienne ou au siècle des Lumières.

     

    Longtemps méconnu, le travail de Perret au Havre est aujourd’hui célébré. Et il est heureux qu’échappées du musée dans l’espace de la ville, semées comme des cailloux blancs, des œuvres de Vincent Barré ponctuent les chemins de la visite, semées en contrepoint des espaces tenus par les bâtiments.

     

    Vincent Barré fut architecte avant de devenir sculpteur, il se confronte donc à Auguste Perret, avec en commun l’espace ; on parle souvent d’espace nécessaire à la contemplation des sculptures. Elles sont rarement planes, il faut en faire le tour, mais c’est d’autre chose dont il s’agit, il s’agit pour l’architecture du Havre, définissant un nouvel espace qui longtemps parut vide et par l’œuvre de Vincent Barré, d’établir un dialogue que le vieux maître n’aurait pas renié, lui qui, en son temps, fit travailler ses contemporains, les artistes qu’il connaissait et aimait. Le Havre accueille donc Vincent Barré dans le dehors de ses façades, dans le clos de l’atelier du musée, port d’attache de notre découverte, d’une confrontation dont l’occasion nous est ici donnée.

     

    Bienvenue donc au Havre.