Vincent Barré, le corps engagé

    Olivier Delavallade

    D’où viennent les formes ? On ne les a pas apprises et pourtant elles sont inscrites au plus profond de nous et nous les reconnaissons lorsque nous les croisons dans le monde dont elles participent pleinement. Formes naturelles — arbres, montagnes… — ou bien formes nées d’une abstraction, ou d’une extraction, artefacts en tous genres — architectures, ustensiles… Vincent Barré a fait, il y a des années, des sculptures de bronze aux formats modestes, que l’on peut prendre dans sa main ou poser sur une étagère, et qui s’apparentent à des objets familiers, usuels ou rituels, des formes nourries profondément d’autres formes, et d’autres images, d’autres temps et d’autres civilisations, traces d’usages indéfinissables ou, plutôt, ouverts à de multiples lectures et interprétations. Rien d’univoque, jamais. Ce besoin de retrouver, détourné, ce qui est donné. C’est le travail d’incorporation. C’est de cette manière que nous nous inscrivons dans le monde et que nous appréhendons les choses, les éléments, le climat, la géographie, et les êtres de toutes espèces que nous croisons.

    Il faut le voir ce corps au bout d’une main ; ce corps dépassé. Il faut les voir ces corps qui s’affairent autour des lourds anneaux de fonte, dans l’espoir de les déplacer ; ça résiste, ça ne veut pas bouger. L’observateur, qui se tient silencieux dans un coin, se demande bien pourquoi des individus s’agitent ainsi, pourquoi un autre, qui participe avec eux au levage de la forme, s’entête à faire ces choses qui encombrent l’espace, pourquoi ce besoin de rajouter ça, à cet endroit ; et cet autre type qui demande à déplacer ces monstres de quelques centimètres, comme si l’équilibre même du monde en dépendait. L’étrange est que chacun semble sérieux, sincère, investi. Que se prépare-t-il donc à cet endroit où des formes se dressent ou s’étalent ?

     

     

    La surface horizontale d’un bassin subtilement dessiné et trois salles des anciennes écuries.

    Au centre, deux couronnes, ouvertes, l’une en fonte de fer, l’autre d’aluminium ; l’une plus lourde que l’autre ; l’une qui ramène au sol et l’autre qui semble comme en suspension ; et la lumière là-dessus, qui ne joue pas du tout la même partition. Ce sont des formes, des surfaces, des matières, de la lumière. Les deux objets sont si proches et si différents. Toutefois, ils causent ensemble — l’anneau est ouvert. Quelque chose circule par là. Au mur, un dessin (en diptyque), de cette même forme circulaire — mais imparfaite, et pleine et fermée ; un tamponnage dense d’une encre typographique noire. Il s’inscrit dans le même espace, accroché bas, comme ancré au sol. Il dessine une aire. Ce n’est pas une scène, tout le contraire, c’est un lieu qu’on ne pénètre pas ; ce n’est cependant pas un trou noir, c’est plein, c’est dense, ça a aussi un poids ; c’est une surface avec un poids et une profondeur.

    Plus loin, se dressent une colonne (en fonte d’aluminium) et un tronc, un tronc d’arbre, un vrai (du poirier). Ce sont des figures, avant tout. Elles figurent une présence — de qui, de quoi, est-ce si important ? — érigée. Elles vont par deux — un couple de figures. Elles se tiennent, dans l’axe de la salle, au-devant d’un mur de pierres blanchies à la chaux, légèrement décalées. Non loin d’elles, deux autres figures, l’une debout, l’autre couchée, en forme de Y, un tronc, un torse et un début d’autre chose — un bras, un cou ? La forme semble plus travaillée. Elle présente au bout de l’excroissance, une ouverture, une béance, dans laquelle le regard s’enfonce, dans le noir — la forme est donc vide. Elles forment également un couple, moins monolithique que le premier, un couple de guingois, un couple bancal – les figures ne se regardent pas. Au mur, une série de dessins, dite des Torses, fait face, hiératique, formes pleines, allongées, élancées, élégantes même. Deux couples donc et une série de Torses et au centre de la salle, un grand vide : habiter le monde, entrer dans la danse… Pas si simple. C’est pourtant l’invitation qui nous est faite : être debout, dedans, devant, parmi ; se déplacer entre les figures, figure contre figure. Et si c’était, entre autres, pour ça que ces individus, tout à l’heure, s’affairaient, laborieusement, pour fabriquer cet endroit, cette qualité d’espace, pour proposer cette expérience de corps debout parmi d’autres, torses, troncs, bases de cous, bouts de bras… Ce que l’on appelle la sculpture ? Une expérience différente de celle que propose la peinture, on le sait, on le sent. Ça tient à quoi ? Le regard plus le corps. Le corps aussi est présent dans la peinture mais moins engagé peut-être, moins exposé. Quelque chose de moins mental ? Probablement. Le corps engagé. Confronté — plus gros, plus grand — le corps qui se mesure à d’autres corps et à l’espace. Il est toujours question d’échelle, et de poids. La sculpture se mesure d’abord à un poids puis à un lieu. C’était donc pour ça (à cause de ça), tout à l’heure, les gars, embarrassés.

    À l’autre bout du bâtiment, derrière un haut mur, une vaste salle — la salle aux Colonnes — deux debout, quand on entre, immédiatement après la cloison, et une autre, en morceaux et à terre, colonne tombée, vertébrale, fracturée, légèrement courbée. Colonne, tronc, torse – le corps, l’architecture, l’arbre, intimement liés : le même monde. Sur le long mur, une autre série de dessins — de nouveau en diptyque, tiens ? — la même encre typographique tamponnée. Des surfaces plus ou moins saturées, laissant apparaître parfois le blanc du papier. C’est la série dite des Métopes. L’artiste, qui a voyagé, marché, a vu les temples grecs de la période archaïque. Il se souvient de ces colonnes tombées, en Sicile, tambours gisant au sol de tout leur poids : des masses de pierre, dispersées et ordonnées. Mais revenons aux dessins : ce sont des formes solides, qui semblent stables. À la différence des Torses qui se présentaient quasiment en bloc, sans ordre, les Métopes, qui font référence à des éléments d’architectures (ce sont ces blocs de pierre qui reposent sur les colonnes pour former une frise, parfois historiée), semblent dérouler un récit sans texte, qui progresse, de gauche à droite. Ce que ça raconte ? Peut-être l’histoire de ces formes, justement. Ça dit la présence : celle des formes, des corps qui doivent regarder, peut-être parcourir, et aussi ce que l’on peut en dire. Ce besoin que l’on a de mettre des mots sur des formes (ou des images) ; la manière dont ces mots informent les formes. Ça nous parle des rapports entre le langage parlé, articulé et le langage des formes. Ça se trouve en deçà ou au-delà des images ou des récits. Ça vient toujours dans un second temps, après la sidération, l’éblouissement ou l’aveuglement. On peut en parler, mettre des mots dessus. Naissent des sensations… parfois des sentiments, bien que le sculpteur s’en méfie. Ça a une logique propre, une intelligence spécifique. Tout cela se mêle dans ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience esthétique. Vincent Barré insiste sur la permanence des choses. Son travail consiste à retrouver cette permanence, qui ne doit pas être confondue avec la stabilité. Cette permanence convoque du stable et de l’instable, dans un même temps et lieu ; cette troisième salle en fait la démonstration, sans ambages. Dans son œuvre, on trouve cette permanence de la figure, d’abord figurée, figurale, puis évoquée, transposée, et enfin incarnée, mais incarnée dans des formes, des masses, des corps. Sans pathos.

    Lorsque l’on sort des anciennes écuries par la porte Ouest, c’est la cour d’honneur, avec son bassin. Ce bassin, c’est d’abord un dessin. C’est ce dessin que l’artiste a vu, avant tout le reste, et c’est ce dessin qui lui a donné l’envie d’exposer là — déposer serait peut-être plus approprié. Rien de saillant dans cette cour vide, austère. Ce plan horizontal au centre et la surface étale de l’eau ; parfois le paysage — architecture, frondaisons — qui s’y abîme. Vincent Barré, avant même de penser à l’exposition, a dessiné un ensemble de quatre éléments, horizontaux, très légèrement mobiles, qui flirtent avec la surface de l’eau. Des fontes d’aluminium, question de poids mais aussi, surtout, de surface, de couleur, de lumière. Quand je lui demande de me parler de cette sculpture, il évoque son amie peintre, Judit Reigl, fuyant la Hongrie, passant la frontière en équilibre sur une échelle, au-dessus d’un couloir de mines. Ce moment où tout peut basculer, sans repentir. Pas de pardon, juste réussir. Cette façon de mettre en relation la vie d’une œuvre et l’existence d’une personne.

    Rien n’est évident dans l’œuvre de Vincent Barré ; architecte devenu sculpteur, faisant parfois des films, l’artiste ne cesse de brouiller les pistes. Ne pas se laisser enfermer dans un genre (abstraction/figuration ; géométrie/désordre), il passe son temps à relier : le passé au présent, l’architecture et la sculpture, la figure et le paysage, le proche et le lointain, la tradition et l’invention, l’image et la forme, la présence et l’absence. Il le fait comme sculpteur dans une pratique d’atelier (celle-là même qu’il a défendue en tant que chef d’atelier à l’école des Beaux-arts de Paris, à un moment où elle était fort discréditée ; les nombreux étudiants qu’il a formés, et que j’ai eus parfois, devenus artistes, le plaisir d’accueillir à Kerguéhennec en résidence, lui ont donné raison). Il le fait également dans l’espace public, quand il intervient dans la ville, ou quand il fait appel à ses amis architectes, designers, sculpteurs (son action dans la ville d’Amilly est à ce titre non seulement remarquable mais probablement assez unique). Il insiste sur son incapacité à bien finir les choses, sur l’imperfection des surfaces, des finitions, de l’équilibre. Et c’est précisément cette dimension-là, cette “imperfection”, qui fait la singularité et la qualité de ce travail. Je me souviens de cette amie qui a consacré toute sa vie au verre et qui me racontait la naissance de sa vocation, dans son enfance (un accident) : une figurine à laquelle elle était fortement attachée qui tombe, s’abîme et qui, fêlée, ébréchée, devient absolument unique et irremplaçable.

     

    Olivier Delavallade – Janvier 2015

    Vincent Barré, le corps engagé

    Olivier Delavallade

    D’où viennent les formes ? On ne les a pas apprises et pourtant elles sont inscrites au plus profond de nous et nous les reconnaissons lorsque nous les croisons dans le monde dont elles participent pleinement. Formes naturelles — arbres, montagnes… — ou bien formes nées d’une abstraction, ou d’une extraction, artefacts en tous genres — architectures, ustensiles… Vincent Barré a fait, il y a des années, des sculptures de bronze aux formats modestes, que l’on peut prendre dans sa main ou poser sur une étagère, et qui s’apparentent à des objets familiers, usuels ou rituels, des formes nourries profondément d’autres formes, et d’autres images, d’autres temps et d’autres civilisations, traces d’usages indéfinissables ou, plutôt, ouverts à de multiples lectures et interprétations. Rien d’univoque, jamais. Ce besoin de retrouver, détourné, ce qui est donné. C’est le travail d’incorporation. C’est de cette manière que nous nous inscrivons dans le monde et que nous appréhendons les choses, les éléments, le climat, la géographie, et les êtres de toutes espèces que nous croisons.

    Il faut le voir ce corps au bout d’une main ; ce corps dépassé. Il faut les voir ces corps qui s’affairent autour des lourds anneaux de fonte, dans l’espoir de les déplacer ; ça résiste, ça ne veut pas bouger. L’observateur, qui se tient silencieux dans un coin, se demande bien pourquoi des individus s’agitent ainsi, pourquoi un autre, qui participe avec eux au levage de la forme, s’entête à faire ces choses qui encombrent l’espace, pourquoi ce besoin de rajouter ça, à cet endroit ; et cet autre type qui demande à déplacer ces monstres de quelques centimètres, comme si l’équilibre même du monde en dépendait. L’étrange est que chacun semble sérieux, sincère, investi. Que se prépare-t-il donc à cet endroit où des formes se dressent ou s’étalent ?

     

     

    La surface horizontale d’un bassin subtilement dessiné et trois salles des anciennes écuries.

    Au centre, deux couronnes, ouvertes, l’une en fonte de fer, l’autre d’aluminium ; l’une plus lourde que l’autre ; l’une qui ramène au sol et l’autre qui semble comme en suspension ; et la lumière là-dessus, qui ne joue pas du tout la même partition. Ce sont des formes, des surfaces, des matières, de la lumière. Les deux objets sont si proches et si différents. Toutefois, ils causent ensemble — l’anneau est ouvert. Quelque chose circule par là. Au mur, un dessin (en diptyque), de cette même forme circulaire — mais imparfaite, et pleine et fermée ; un tamponnage dense d’une encre typographique noire. Il s’inscrit dans le même espace, accroché bas, comme ancré au sol. Il dessine une aire. Ce n’est pas une scène, tout le contraire, c’est un lieu qu’on ne pénètre pas ; ce n’est cependant pas un trou noir, c’est plein, c’est dense, ça a aussi un poids ; c’est une surface avec un poids et une profondeur.

    Plus loin, se dressent une colonne (en fonte d’aluminium) et un tronc, un tronc d’arbre, un vrai (du poirier). Ce sont des figures, avant tout. Elles figurent une présence — de qui, de quoi, est-ce si important ? — érigée. Elles vont par deux — un couple de figures. Elles se tiennent, dans l’axe de la salle, au-devant d’un mur de pierres blanchies à la chaux, légèrement décalées. Non loin d’elles, deux autres figures, l’une debout, l’autre couchée, en forme de Y, un tronc, un torse et un début d’autre chose — un bras, un cou ? La forme semble plus travaillée. Elle présente au bout de l’excroissance, une ouverture, une béance, dans laquelle le regard s’enfonce, dans le noir — la forme est donc vide. Elles forment également un couple, moins monolithique que le premier, un couple de guingois, un couple bancal – les figures ne se regardent pas. Au mur, une série de dessins, dite des Torses, fait face, hiératique, formes pleines, allongées, élancées, élégantes même. Deux couples donc et une série de Torses et au centre de la salle, un grand vide : habiter le monde, entrer dans la danse… Pas si simple. C’est pourtant l’invitation qui nous est faite : être debout, dedans, devant, parmi ; se déplacer entre les figures, figure contre figure. Et si c’était, entre autres, pour ça que ces individus, tout à l’heure, s’affairaient, laborieusement, pour fabriquer cet endroit, cette qualité d’espace, pour proposer cette expérience de corps debout parmi d’autres, torses, troncs, bases de cous, bouts de bras… Ce que l’on appelle la sculpture ? Une expérience différente de celle que propose la peinture, on le sait, on le sent. Ça tient à quoi ? Le regard plus le corps. Le corps aussi est présent dans la peinture mais moins engagé peut-être, moins exposé. Quelque chose de moins mental ? Probablement. Le corps engagé. Confronté — plus gros, plus grand — le corps qui se mesure à d’autres corps et à l’espace. Il est toujours question d’échelle, et de poids. La sculpture se mesure d’abord à un poids puis à un lieu. C’était donc pour ça (à cause de ça), tout à l’heure, les gars, embarrassés.

    À l’autre bout du bâtiment, derrière un haut mur, une vaste salle — la salle aux Colonnes — deux debout, quand on entre, immédiatement après la cloison, et une autre, en morceaux et à terre, colonne tombée, vertébrale, fracturée, légèrement courbée. Colonne, tronc, torse – le corps, l’architecture, l’arbre, intimement liés : le même monde. Sur le long mur, une autre série de dessins — de nouveau en diptyque, tiens ? — la même encre typographique tamponnée. Des surfaces plus ou moins saturées, laissant apparaître parfois le blanc du papier. C’est la série dite des Métopes. L’artiste, qui a voyagé, marché, a vu les temples grecs de la période archaïque. Il se souvient de ces colonnes tombées, en Sicile, tambours gisant au sol de tout leur poids : des masses de pierre, dispersées et ordonnées. Mais revenons aux dessins : ce sont des formes solides, qui semblent stables. À la différence des Torses qui se présentaient quasiment en bloc, sans ordre, les Métopes, qui font référence à des éléments d’architectures (ce sont ces blocs de pierre qui reposent sur les colonnes pour former une frise, parfois historiée), semblent dérouler un récit sans texte, qui progresse, de gauche à droite. Ce que ça raconte ? Peut-être l’histoire de ces formes, justement. Ça dit la présence : celle des formes, des corps qui doivent regarder, peut-être parcourir, et aussi ce que l’on peut en dire. Ce besoin que l’on a de mettre des mots sur des formes (ou des images) ; la manière dont ces mots informent les formes. Ça nous parle des rapports entre le langage parlé, articulé et le langage des formes. Ça se trouve en deçà ou au-delà des images ou des récits. Ça vient toujours dans un second temps, après la sidération, l’éblouissement ou l’aveuglement. On peut en parler, mettre des mots dessus. Naissent des sensations… parfois des sentiments, bien que le sculpteur s’en méfie. Ça a une logique propre, une intelligence spécifique. Tout cela se mêle dans ce qu’il est convenu d’appeler l’expérience esthétique. Vincent Barré insiste sur la permanence des choses. Son travail consiste à retrouver cette permanence, qui ne doit pas être confondue avec la stabilité. Cette permanence convoque du stable et de l’instable, dans un même temps et lieu ; cette troisième salle en fait la démonstration, sans ambages. Dans son œuvre, on trouve cette permanence de la figure, d’abord figurée, figurale, puis évoquée, transposée, et enfin incarnée, mais incarnée dans des formes, des masses, des corps. Sans pathos.

    Lorsque l’on sort des anciennes écuries par la porte Ouest, c’est la cour d’honneur, avec son bassin. Ce bassin, c’est d’abord un dessin. C’est ce dessin que l’artiste a vu, avant tout le reste, et c’est ce dessin qui lui a donné l’envie d’exposer là — déposer serait peut-être plus approprié. Rien de saillant dans cette cour vide, austère. Ce plan horizontal au centre et la surface étale de l’eau ; parfois le paysage — architecture, frondaisons — qui s’y abîme. Vincent Barré, avant même de penser à l’exposition, a dessiné un ensemble de quatre éléments, horizontaux, très légèrement mobiles, qui flirtent avec la surface de l’eau. Des fontes d’aluminium, question de poids mais aussi, surtout, de surface, de couleur, de lumière. Quand je lui demande de me parler de cette sculpture, il évoque son amie peintre, Judit Reigl, fuyant la Hongrie, passant la frontière en équilibre sur une échelle, au-dessus d’un couloir de mines. Ce moment où tout peut basculer, sans repentir. Pas de pardon, juste réussir. Cette façon de mettre en relation la vie d’une œuvre et l’existence d’une personne.

    Rien n’est évident dans l’œuvre de Vincent Barré ; architecte devenu sculpteur, faisant parfois des films, l’artiste ne cesse de brouiller les pistes. Ne pas se laisser enfermer dans un genre (abstraction/figuration ; géométrie/désordre), il passe son temps à relier : le passé au présent, l’architecture et la sculpture, la figure et le paysage, le proche et le lointain, la tradition et l’invention, l’image et la forme, la présence et l’absence. Il le fait comme sculpteur dans une pratique d’atelier (celle-là même qu’il a défendue en tant que chef d’atelier à l’école des Beaux-arts de Paris, à un moment où elle était fort discréditée ; les nombreux étudiants qu’il a formés, et que j’ai eus parfois, devenus artistes, le plaisir d’accueillir à Kerguéhennec en résidence, lui ont donné raison). Il le fait également dans l’espace public, quand il intervient dans la ville, ou quand il fait appel à ses amis architectes, designers, sculpteurs (son action dans la ville d’Amilly est à ce titre non seulement remarquable mais probablement assez unique). Il insiste sur son incapacité à bien finir les choses, sur l’imperfection des surfaces, des finitions, de l’équilibre. Et c’est précisément cette dimension-là, cette “imperfection”, qui fait la singularité et la qualité de ce travail. Je me souviens de cette amie qui a consacré toute sa vie au verre et qui me racontait la naissance de sa vocation, dans son enfance (un accident) : une figurine à laquelle elle était fortement attachée qui tombe, s’abîme et qui, fêlée, ébréchée, devient absolument unique et irremplaçable.

     

    Olivier Delavallade – Janvier 2015