Vincent Barré sculpteur, ou le corps du délit

    Claire Stoullig

     » Libérer le singe, ouvrir la cage aux tabous.  » VB

     

    Corpus est le titre de la série d’expositions initiée au Musée des Vins de Bourgogne à Beaune en 1997 et achevée par ce dernier volet au Carré d’Orléans, aboutissement d’un projet d’envergure qui a été ponctué de quatre présentations en quatre lieux publics différents. Rythmé par les temps forts de la production de Vincent Barré, l’itinéraire est élaboré dans un souci de repérer, d’ordonner et de classer les pièces qui font date sur près de vingt ans et s’enrichit des dernières créations, les sculptures du dernier moment, arrivées à maturité en cours d’itinérance. La forme même du catalogue, quatre cahiers emboîtés, à la fois autonomes et dépendants les uns des autres, de supplément en supplément, fonctionne comme une suite qui se prolonge et rebondit à chaque fois.

    Le titre, si l’on en croit la définition du dictionnaire, fait doublement sens. L’énoncé en est le suivant :  » mot latin qui signifie corps, et que plusieurs savants ont énoncé comme titre pour désigner un recueil complet de pièces littéraires d’un genre donné ou de documents essentiels […] agrégat d’éléments ; agglomération de matières formant un tout distinct « (1). Corpus confirme la relation au corps, au corps sans chair, qui lie les sculptures entre elles, et annonce leur inventaire qui sera décliné tout au long de cette itinérance. A tenter de réactualiser la lecture en fonction de l’esprit du temps et de l’évolution de la sculpture aujourd’hui, cette référence au corps, si récurrente dans l’oeuvre de Vincent Barré, procède d’une même intention coupable qui régit un certain nombre d’actions, de réactions et d’expressions qui se perpétuent en des vestiges visibles plus ou moins fugitifs ou plus ou moins persistants, un ensemble multiple et complexe de faits d’ordre physique qui se métamorphosent et se prolongent dans des dispositifs plastiques. Ce n’est tout au plus qu’une définition, encore une, celle d’un « corpus delicti » dont le sculpteur va tenter de s’affranchir et glisser du corps du modèle à celui de l’oeuvre. L’intérêt que l’artiste manifeste pour l’intervention d’un corps dansant dans l’espace même de sa sculpture, dont les caoutchoucs sont une illustration réduite sur un plan, pourrait expliciter ce va-et-vient du modèle à l’oeuvre.

     

    La création d’événements / expositions suscite des situations inattendues d’angles et de lumières différentes. Dans le cas précis, Barré affronte des environnements architecturaux contrastés en « s’exposant » successivement dans un musée de traditions populaires (musée des vins de Bourgogne), dans une ancienne maison de la culture, lieu plus réceptif aux créations d’aujourd’hui du fait d’un public plus jeune, dans un musée « classique », et enfin dans une salle polyvalente d’une scène nationale, ouverte à d’autres pratiques artistiques, en particulier à la danse. S’il n’a peut-être pas réellement choisi ces territoires bien identifiés et diversifiés, l’artiste s’adapte parfaitement à cette opportunité sous la forme d’un retour à l’architecture qu’il a pourtant volontairement barré de ses préoccupations. L’attention portée au site dans cette itinérance est d’autant plus intéressante que la sculpture ne se définit pas comme une sculpture in situ (2). On ne peut pas en effet ne pas percevoir que se mesurer à l’espace, modifier l’environnement et étudier le comportement de la sculpture dans l’espace public, est énoncé de manière presque déclaratoire, alors que la conception même de la sculpture ne tient apparemment compte ni de l’environnement, ni du contexte, ni du territoire. Son statut même d’objet n’est pas remis en cause mais au contraire tenu contre vents et marées, et soutenu même, au point que ce positionnement, qui ne déroge pas à la tradition, peut paraître d’un point de vue de la sacro-sainte modernité, entaché d’archaïsme. Développant sa sculpture autour de la verticalité, Barré s’affiche sans désarmer depuis vingt ans d’une certaine manière à contretemps : « Je ne suis pas en mesure d’utiliser la figure de façon absolument adéquate avec l’histoire de l’art … »(3). Barré a le sens quasi inné de ce qui est « adéquate » et c’est sans doute pour cela qu’il fuit tout ce qui s’en approche. Dans la lignée familiale des architectes qui se déclinent de père en fils, il lui faut barrer son nom (4). Exécrable le sens commun, suspecte la conformité de la transmission et donc indignes. Interrompre une descendance de plus de trois générations d’architectes, et privilégier dans un premier temps (depuis Les Parques, 1984) tout ce qui est déconstruit et reconstruit en matériau de récupération, ne relève pas d’une attitude  » convenable  » et pourrait donc bien valoir  » la peine « . Jeter un défi à la tradition (et à la dissidence, son contraire), se mettre à l’épreuve et se faire violence participent de la définition même du sculpteur et surtout de son être. L’histoire de la sculpture qu’il cherche à prolonger et la pensée humaniste qui le guide et le soutient, alourdissent considérablement ses propres dispositifs. Dés 1992, dans le livre consacré à l’artiste (5), Karen Wilkin soulignait les références avouées ou inavouées à d’autres traditions que Barré associe volontiers à celle de la sculpture moderne, et simultanément sa difficulté de « s’extraire du poids énorme de toutes ces sources, du passé récent et éloigné  » contrariant son désir d’ « établir un dialogue entre héritage culturel et individualité ». Elle allait jusqu’à utiliser le terme même de  » lutte [qui] résonne depuis son commencement  » et soulignait l’emprise « de la construction logique, rationnelle et fonctionnelle » dont l’artiste souhaite « se débarrasser ». Ces repères, depuis les premières figures Les Parques, étaient soumis à une analyse très fine et très complète. Je n’y reviendrai pas.

    Dans un mode de fabrication très proche, les Koré, textuellement les jeunes filles, (1984-85) appartiennent apparemment à la famille de la sculpture d’assemblage. Elles proviennent d’un objet usuel, de vieilles brouettes, trouvées en Savoie, démantibulées et déboîtées, puis mises à plat et ré-ordonnées : l’une des planches du manche, dont deux trous, réservés à l’emboîtage, font office d’ouvertures pour les yeux du masque, est présentée verticalement comme un écran. La figure du bouclier s’affiche encore plus aujourd’hui qu’hier, et s’inscrit dans une nécessité vitale pour Barré qui s’est mis en situation de (se) défendre sa position face à la conception de la sculpture au péril de sa vie. S’affirmant dans leur frontalité, les Koré ont perdu leur référence au profit d’une signification plus efficace, celle d’évoquer une arme défensive pour protéger leur corps et parer aux coups que l’esprit du temps et le sens commun peuvent porter. Contre cette manifestation menaçante qu’une levée de boucliers peut provoquer, est recréé un objet lourd, pesant, impénétrable, invincible et redouté, objet si familier aux civilisations primitives. Simulacre ou substitut du corps humain, Barré convoque le corps par défaut, dans une absence de présence charnelle puisque le bouclier n’est qu’une surface-écran qui en interdit l’accès.

    Déjà, dés 1984 (6) je soulignais, à propos des Parques l’évidence d’une sculpture « plate » faite de pans coupés, de triangles agencés, de lignes fragmentées et d’arêtes, et le sens d’une théâtralité déclarée dans une frontalité première. Ne faisant allusion qu’à son squelette ou à sa construction, le corps de la figure est sans illusion. Sa dislocation, son caractère désarticulé et désossé de manière rédhibitoire et définitive, le distingue de la manière dont Picasso pratique l’assemblage sans jamais mettre à mal l’objet originel, ni attaquer son intégrité. Barré soumet au regard l’image d’un corps (et de son volume) interdit.

     

    Renonçant aux différents dispositifs de la sculpture construite ou déconstruite, mais sans dénoncer la verticalité comme déterminant, Barré s’affranchit de la technique de l’assemblage, avec des matériaux de rebut recyclés, en réactualisant un matériau et une technique devenus quelque peu désuets et pour le coup décalés, voire même hors du temps de la modernité. Le fer, découpé au chalumeau, est choisi pour élever des formes élégantes, les Torse, (1990), les Oiseaux, ou les Vanités (1991), associés à un socle de pierre qui signe leur statut d’objet sculptural. Barré se refuse à faire l’économie des risques et des dangers qu’il peut encourir dans la manipulation des bouteilles de gaz, comme si son propre corps devait symboliquement se constituer prisonnier et fonctionnait comme un enjeu dans la partie à jouer (d’être sculpteur). Réalisées cette fois dans un atelier de chaudronnerie industrielle, Les Saisons (1996) sont réalisées à partir d’une tôle de 20 mm d’épaisseur qui garde la tranche irrégulière et blessante de l’acier découpé. Si le risque n’est plus du même ordre, l’énonciation des termes mêmes dans la description de la fabrication relève d’un vocabulaire lié à la mise en pièces, à la couture, à la chirurgie, et n’abandonne pas si vite le travail de  » réparation  » et de repentir. Du désossage ou de la désarticulation d’oeuvres déjà réalisées Barré a glissé à la fabrication d’objets à arêtes où le dessin de la courbe est faussement inoffensif.

     

    A Beaune, Le chemin d’eau (1999), de six mètres de long, présenté un peu à l’écart du reste de l’exposition, est constitué d’une succession de fontes convexes, entre la tuile et l’entonnoir, qui pourraient servir de conduite d’eau, comme son titre l’indique, si justement elles n’étaient pas renversées. Doublement laissée pour compte, la sculpture, cette fois horizontale (la position est celle d’un corps allongé) semble assurer moins une fonction de réceptacle que celle d’enveloppe, de revêtement ou d’écorce. Faisant allusion à une carapace, leur aspect réfléchit celle d’un bouclier, et incite à se glisser à l’intérieur afin de se protéger à nouveau. A sa suite ou simultanément, également sous l’apparence d’un récipient mais percé, les Outres ne contiennent toujours pas un corps quelconque, mais évoquent une peau ou un vêtement. Même sans chair, coque ou coquille vide, ces fontes de fer ont recouvré une apparente bonhomie et devraient ainsi assouvir un désir de protection. La sculpture n’a pas encore de forme pleine, ou si elle a des formes, elles ont un / du ventre mais creux. Ici s’achève, après dix ans, le chapitre d’une sculpture sans corps fondée sur l’affirmation de la verticalité comme corps. Le catalogue d’Amiens en conserve quelques notes : « […] En finir avec l’élévation, la verticalité comme polarité qui fonde la domination, au profit de ce qui repose, égal, étal, dans toutes les directions, qui prend force dans sa propre décomposition (l’argile) ou dont la dureté (la cire) cède sous la main qui l’échauffe […] « . Barré, toujours soucieux de mêler les références, associe celle de Michel Leiris dans L’Afrique fantôme concernant « la boulette de terre qu’un enfant roule entre ses doigts… objet sale, simple, élémentaire dont l’abjection est une terrible force… », au conseil de Georges Jeanclos (7) – conseil longtemps ignoré – qui le prévient « quun jour ou l’autre il faudra y passer, tu n’y couperas pas ». Rattrapé par un handicap physique et la défection de l’un de ses membres, Barré ne peut plus effectivement faire l’économie du modelage et se met à manipuler des boules de cire, à les travailler autour de sa main à des fins presque thérapeutiques. En convoquant un geste archaïque et répétitif s’opère le désapprentissage d’une éventuelle maîtrise progressive de la forme pour faire naître l’expression d’une forme informe. En avouant leur soumission à un corps abîmé, les objets en bronze vont témoigner de ce déficit et de leur désengagement sur la question de la modernité par le refus de ces mises à l’épreuve à répétition. Ou bien en accepter le sens ! Revenir à des gestes simples de la main en tripotant la terre, arriver à toucher, à sentir la peau qui recouvre la chair, constitue un processus nécessaire au désordre d’un corps. Barré tord le cou au bon goût, à la forme pure et noble au parfum de formalisme. Sale besogne que le modelage qui est un acte de désublimation de la forme et signe de déclassement dans la hiérarchie des pratiques sculpturales. L’entreprise de sape accompagne la décrépitude du corps: « la main qui modèle en précédant la pensée, ou plutôt qui semble répondre à une fureur cachée, à un soulèvement contre l’impuissance. Sans but – plus profond, plus loin – à l’opposé, en somme des formes construites » note-t-il dans un carnet. Ainsi, se déclinent des sexes bandés mis en écharpes parce que blessés, emmitouflés de pansements, camouflés de bandelettes écorchées, d’entraves et de cordelettes salies, indices multiples d’un corps morcelé, désarticulé, désassemblé : Barré, toujours dans ses notes d’atelier évoque sans fard une « mise au tapis […], avalanche d’empêchements sur mon corps et ses facultés motrices – la main et la jambe« . Ces sculptures sont comme une double projection de soi, en tant qu’objets artistiques tout d’abord, et prolongements de son propre corps blessé, indignes donc d’être portés à la vue (8), dont on cherche à être dépossédé, et qui se reconstruit par démembrement. Le modelage est bien un travail d’agonie, de mise à mort ou d’accouchement de formes contre formes, de matières contre formes. Il réactive une procédure de délitement, de refoulement ou de transgression des formes et de leur identité, mais cette mise à nu du corps blessé, dans son devoi(l)ement, se « concrétise » dans une crudité plastique et formelle. Afin de rester au plus prés d’un corps en deshérence, lui-même absent / présent dans son impuissance, Barré défie les bienséances, se débarrasse enfin d’un carcan policé pour faire émerger « une cruauté dans les ressemblances« , dont le caractère barbare et sauvage passe presque inaperçu du fait du statut de ses objets petits, de modèles réduits, voire d’objets décoratifs, et qui pourrait se lire comme une volonté de prendre là encore à rebours la modernité et son goût des oeuvres surdimentionnées. Et comme pour mieux décevoir l’attente, comme les Objets désagréables de Giacometti ou les Objets à grand échelle de Brassaï, les reliques seront doublement déclassées, dans leur statut même de formes informes et dans leur remise en forme par le choix d’un matériau désespérément définitif, la qualité de précarité de la cire disparaissant au « profit » du bronze.

    À cette délinquance des formes ou à leur délitescence va succéder leur délivrance sous l’aspect d’éléments suspendus au mur par une pince à dessin, fragments insouciants et indifférents à l’idée de n’être que des pièces d’un puzzle indéterminé. Issu de plaques de caoutchouc découpées selon des cercles irrégulièrement concentriques, chaque morceau, comme une peau ou une pelure / épluchure est ensuite contorsionné pour se donner du volume. Mais à la différence du feutre qui réchauffe et protège, le matériau est froid, lisse et glacé. Dans son aspect d’origine, il est plan, mais sa malléabilité et sa souplesse lui permettent de s’adapter à toutes les situations, comme celle de prendre du ventre ; mais, s’il chauffe ou s’il est trop gonflé ou a trop de souffle, il peut même éclater. Victime d’un étirement qui pourrait signaler l’anamorphose cette sorte d’abécédaire est décliné en des formes élégantes, mais faussement gracieuses. Effilées, pointues, acérées, aiguisées, elles ont retrouvé le tranchant de l’acier. S’il n’irrite plus la vue, l’alphabet peut encore blesser. Barré constate l’évolution. « Il n’y a plus de corps, tout au plus du vivant de l’innom(m)able (sic), de l’impossédable. La stature, la statue, le torse se sont éloignés pour ne plus laisser subsister que ce creux du nombril, cette saillie de clavicule ou du ventre qui sont devenus un univers. Nudité »(9). Ces petites pièces éparses trompent leur monde : modelées à partir d’un matériau informe ou sans forme, mais pouvant prendre toutes les formes possibles, elles n’ont pas de corps précis, seulement un corps aléatoire, « innommable » donc. Barré choisit de réduire cette dépense de forme à une forme, de rendre forme à l’informe par le geste direct de la main, dans l’instantané de la pratique, sans le recours au différé (fonte) ou à la mise à l’épreuve par un autre matériau (de la cire au bronze). L’oeuvre existe bel et bien, ici et maintenant sans transition ni délégation, sans transformation ni transfiguration.

     

    Les dessins estampés réalisés pour l’exposition d’Orléans vont subir le même traitement, c’est-à-dire l’absence de traitement: Barré expose ce qu’il énonce : un dessin estampé au chiffon, très bouché par l’excès d’encre d’imprimerie rajoutée à la spatule, puis retravaillé au fusain pour adoucir les effets de brillances et la présence du noir. Rajouter de la matière, quelques grains de charbon écrasé pour se venger de cet excès d’être dans le noir, et vouloir donner une idée d’obscurité sans limites. La vue en est bouchée, à nouveau la retombée dans l’informe procède d’empreintes, de salissures et de noircissures où l’encre d’ébène confère à la couleur une opacité, une brutalité sans nuance, qui fait écran et obstacle à la construction des précédents grands dessins d’architecte dont les contours étaient définis et d(e)issinés. Travaillés à plat comme on dissèque un corps sur la table d’opération, mais cette fois un corps entier et non plus en morceaux, ni désarticulé ni démembré mais ré-assemblé, ces dessins horizontaux le sont également dans leur présentation, accrochés dans un refus manifeste de verticalité. Ils figurent des bouches ouvertes inscrites au centre comme des orifices plongés dans ce qui reste de blanc, à nouveau et encore « ce creux du nombril, cette saillie du […] ventre qui sont devenus un univers. Nudité « , renouvelée.

     

    Corpus s’établit, ainsi au fil des dispositifs qui scandent l’élaboration de l’oeuvre, dans une double acceptation de sens : le corps de la sculpture est le véritable vocabulaire propre au sculpteur. Coins en achève momentanément l’inventaire, le Corpus :Trois tôles d’acier coupées à la guillotine, puis ressoudées qui font figures de lames et de boucliers -trois éléments suspendus, mais qui peuvent tenir debout tout seuls, posés sur le sol, déclinent des silhouettes identiques, mais plus épurées et quasi froides de l’acier. Elles se dédoublent pour prendre, elles aussi un peu de volume, s’avancent par trois et découpent l’espace d’un seul accent, d’une arête bien tranchante, affirmée dans une ligne sans faille : « Pour qu’il y ait de la forme pure, il faut qu’il y en ait de l’impure, bâtarde donc. «Pur» est ce qui est lié au centre. Coutures propres« . Se confirme un retour à la forme pure, monolithique qui, avec ses jointures parfaitement dessinées en une ligne unique, tendue et sans reprise, découpée au tungstène, se manifeste dans son maintien au sol, trois fois renouvelée, autonome et élancée, et sa stature solide dans une tension juste. Ces éléments naturellement ventrus, faussement identiques et faussement gigognes, sont les coups de gong de l’exposition pour la clore en ébauchant une nouvelle famille de sculptures au statut non identifié, comme des objets météorites, engagés dans l’espace, comme interdits de position puisque situés à quelques doigts du sol.

    Sculpture ouverte puisque suspendue, puisqu’en train de se constituer, laissons à l’artiste ces quelques mots pour guider notre regard : « Avec l’asymétrie et le mouvement (dessins et cire), avec l’absence de code constructif entrer plus avant dans la jouissance. Envelopper les grands desseins (de ma sculpture d’architecte) devenus informes et illisibles, dans quelque chose qui soit l’écrasement du corps, opérer une décomposition qui libère des forces, cette fois-ci sauvages et vitales. Donner forme à ce retournement. Pisser sur le feu paternel en observant le dessin dans les cendres. Avec les grands objets ambivalents et inconvenants, occuper le terrain mental du jeu et de la peur. »

    Une sculpture impure pour une autre sculpture.

     

     

    Claire Stoullig est conservateur au Musée des Beaux-Arts de Nancy, après avoir été conservateur du Musée des Beaux-Arts de Besançon, du cabinet des dessins du musée d’art et d’histoire de Genève, et du Centre Pompidou. Elle a organisé les expositions De Kooning et Bram van Velde au Centre Georges Pompidou, puis Michaux, Tal Coat, Les Figures de la Liberté, Steinlen et l’époque 1900. Critique d’art, elle fut rédactrice en chef de la revue d’art contemporain Artstudio, de 1986 à 1989.

     

    Notes :

    1 – Grand Dictionnaire Universel, ed. Larousse, Paris, 1869

    2 – L’exposition dans l’abbaye de Cluny en 1988 serait l’exception qui confirmerait la règle.

    3 – Notes d’atelier.

    4 – Barré a partagé pendant dix ans, avec Patrick Berger, son camarade d’études à l’Ecole des Beaux-Arts, le même cabinet d’architectes. Ils ont effectués ensemble des voyages d’études en Orient, comme ceux qui continuent de traverser le quotidien de l’artiste.

    5 – Vincent Barré, Le chemin de ronde 1982-1992, à l’occasion de l’exposition au Musée de Belfort, Edition : L’état de lieux, Musée d’art et d’histoire de Belfort / La différence, Paris, 1992.

    6 – Première exposition personnelle, Catalogue avec poèmes de Pierre Nivollet, préface de Claire Stoullig, Galerie Bernard Jordan, Paris 1984.

    7 – Vincent Barré fut son assistant à l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris, de 1988 à 1990.

    8 – Ces bronzes ont été présentés dans une malle lors de la dernière exposition à la Galerie Jordan à Paris, novembre 2000.

    9 – notes d’atelier, Corpus, Amiens, 1998.

     

     

    Vincent Barré sculpteur, ou le corps du délit

    Claire Stoullig

     » Libérer le singe, ouvrir la cage aux tabous.  » VB

     

    Corpus est le titre de la série d’expositions initiée au Musée des Vins de Bourgogne à Beaune en 1997 et achevée par ce dernier volet au Carré d’Orléans, aboutissement d’un projet d’envergure qui a été ponctué de quatre présentations en quatre lieux publics différents. Rythmé par les temps forts de la production de Vincent Barré, l’itinéraire est élaboré dans un souci de repérer, d’ordonner et de classer les pièces qui font date sur près de vingt ans et s’enrichit des dernières créations, les sculptures du dernier moment, arrivées à maturité en cours d’itinérance. La forme même du catalogue, quatre cahiers emboîtés, à la fois autonomes et dépendants les uns des autres, de supplément en supplément, fonctionne comme une suite qui se prolonge et rebondit à chaque fois.

    Le titre, si l’on en croit la définition du dictionnaire, fait doublement sens. L’énoncé en est le suivant :  » mot latin qui signifie corps, et que plusieurs savants ont énoncé comme titre pour désigner un recueil complet de pièces littéraires d’un genre donné ou de documents essentiels […] agrégat d’éléments ; agglomération de matières formant un tout distinct « (1). Corpus confirme la relation au corps, au corps sans chair, qui lie les sculptures entre elles, et annonce leur inventaire qui sera décliné tout au long de cette itinérance. A tenter de réactualiser la lecture en fonction de l’esprit du temps et de l’évolution de la sculpture aujourd’hui, cette référence au corps, si récurrente dans l’oeuvre de Vincent Barré, procède d’une même intention coupable qui régit un certain nombre d’actions, de réactions et d’expressions qui se perpétuent en des vestiges visibles plus ou moins fugitifs ou plus ou moins persistants, un ensemble multiple et complexe de faits d’ordre physique qui se métamorphosent et se prolongent dans des dispositifs plastiques. Ce n’est tout au plus qu’une définition, encore une, celle d’un « corpus delicti » dont le sculpteur va tenter de s’affranchir et glisser du corps du modèle à celui de l’oeuvre. L’intérêt que l’artiste manifeste pour l’intervention d’un corps dansant dans l’espace même de sa sculpture, dont les caoutchoucs sont une illustration réduite sur un plan, pourrait expliciter ce va-et-vient du modèle à l’oeuvre.

     

    La création d’événements / expositions suscite des situations inattendues d’angles et de lumières différentes. Dans le cas précis, Barré affronte des environnements architecturaux contrastés en « s’exposant » successivement dans un musée de traditions populaires (musée des vins de Bourgogne), dans une ancienne maison de la culture, lieu plus réceptif aux créations d’aujourd’hui du fait d’un public plus jeune, dans un musée « classique », et enfin dans une salle polyvalente d’une scène nationale, ouverte à d’autres pratiques artistiques, en particulier à la danse. S’il n’a peut-être pas réellement choisi ces territoires bien identifiés et diversifiés, l’artiste s’adapte parfaitement à cette opportunité sous la forme d’un retour à l’architecture qu’il a pourtant volontairement barré de ses préoccupations. L’attention portée au site dans cette itinérance est d’autant plus intéressante que la sculpture ne se définit pas comme une sculpture in situ (2). On ne peut pas en effet ne pas percevoir que se mesurer à l’espace, modifier l’environnement et étudier le comportement de la sculpture dans l’espace public, est énoncé de manière presque déclaratoire, alors que la conception même de la sculpture ne tient apparemment compte ni de l’environnement, ni du contexte, ni du territoire. Son statut même d’objet n’est pas remis en cause mais au contraire tenu contre vents et marées, et soutenu même, au point que ce positionnement, qui ne déroge pas à la tradition, peut paraître d’un point de vue de la sacro-sainte modernité, entaché d’archaïsme. Développant sa sculpture autour de la verticalité, Barré s’affiche sans désarmer depuis vingt ans d’une certaine manière à contretemps : « Je ne suis pas en mesure d’utiliser la figure de façon absolument adéquate avec l’histoire de l’art … »(3). Barré a le sens quasi inné de ce qui est « adéquate » et c’est sans doute pour cela qu’il fuit tout ce qui s’en approche. Dans la lignée familiale des architectes qui se déclinent de père en fils, il lui faut barrer son nom (4). Exécrable le sens commun, suspecte la conformité de la transmission et donc indignes. Interrompre une descendance de plus de trois générations d’architectes, et privilégier dans un premier temps (depuis Les Parques, 1984) tout ce qui est déconstruit et reconstruit en matériau de récupération, ne relève pas d’une attitude  » convenable  » et pourrait donc bien valoir  » la peine « . Jeter un défi à la tradition (et à la dissidence, son contraire), se mettre à l’épreuve et se faire violence participent de la définition même du sculpteur et surtout de son être. L’histoire de la sculpture qu’il cherche à prolonger et la pensée humaniste qui le guide et le soutient, alourdissent considérablement ses propres dispositifs. Dés 1992, dans le livre consacré à l’artiste (5), Karen Wilkin soulignait les références avouées ou inavouées à d’autres traditions que Barré associe volontiers à celle de la sculpture moderne, et simultanément sa difficulté de « s’extraire du poids énorme de toutes ces sources, du passé récent et éloigné  » contrariant son désir d’ « établir un dialogue entre héritage culturel et individualité ». Elle allait jusqu’à utiliser le terme même de  » lutte [qui] résonne depuis son commencement  » et soulignait l’emprise « de la construction logique, rationnelle et fonctionnelle » dont l’artiste souhaite « se débarrasser ». Ces repères, depuis les premières figures Les Parques, étaient soumis à une analyse très fine et très complète. Je n’y reviendrai pas.

    Dans un mode de fabrication très proche, les Koré, textuellement les jeunes filles, (1984-85) appartiennent apparemment à la famille de la sculpture d’assemblage. Elles proviennent d’un objet usuel, de vieilles brouettes, trouvées en Savoie, démantibulées et déboîtées, puis mises à plat et ré-ordonnées : l’une des planches du manche, dont deux trous, réservés à l’emboîtage, font office d’ouvertures pour les yeux du masque, est présentée verticalement comme un écran. La figure du bouclier s’affiche encore plus aujourd’hui qu’hier, et s’inscrit dans une nécessité vitale pour Barré qui s’est mis en situation de (se) défendre sa position face à la conception de la sculpture au péril de sa vie. S’affirmant dans leur frontalité, les Koré ont perdu leur référence au profit d’une signification plus efficace, celle d’évoquer une arme défensive pour protéger leur corps et parer aux coups que l’esprit du temps et le sens commun peuvent porter. Contre cette manifestation menaçante qu’une levée de boucliers peut provoquer, est recréé un objet lourd, pesant, impénétrable, invincible et redouté, objet si familier aux civilisations primitives. Simulacre ou substitut du corps humain, Barré convoque le corps par défaut, dans une absence de présence charnelle puisque le bouclier n’est qu’une surface-écran qui en interdit l’accès.

    Déjà, dés 1984 (6) je soulignais, à propos des Parques l’évidence d’une sculpture « plate » faite de pans coupés, de triangles agencés, de lignes fragmentées et d’arêtes, et le sens d’une théâtralité déclarée dans une frontalité première. Ne faisant allusion qu’à son squelette ou à sa construction, le corps de la figure est sans illusion. Sa dislocation, son caractère désarticulé et désossé de manière rédhibitoire et définitive, le distingue de la manière dont Picasso pratique l’assemblage sans jamais mettre à mal l’objet originel, ni attaquer son intégrité. Barré soumet au regard l’image d’un corps (et de son volume) interdit.

     

    Renonçant aux différents dispositifs de la sculpture construite ou déconstruite, mais sans dénoncer la verticalité comme déterminant, Barré s’affranchit de la technique de l’assemblage, avec des matériaux de rebut recyclés, en réactualisant un matériau et une technique devenus quelque peu désuets et pour le coup décalés, voire même hors du temps de la modernité. Le fer, découpé au chalumeau, est choisi pour élever des formes élégantes, les Torse, (1990), les Oiseaux, ou les Vanités (1991), associés à un socle de pierre qui signe leur statut d’objet sculptural. Barré se refuse à faire l’économie des risques et des dangers qu’il peut encourir dans la manipulation des bouteilles de gaz, comme si son propre corps devait symboliquement se constituer prisonnier et fonctionnait comme un enjeu dans la partie à jouer (d’être sculpteur). Réalisées cette fois dans un atelier de chaudronnerie industrielle, Les Saisons (1996) sont réalisées à partir d’une tôle de 20 mm d’épaisseur qui garde la tranche irrégulière et blessante de l’acier découpé. Si le risque n’est plus du même ordre, l’énonciation des termes mêmes dans la description de la fabrication relève d’un vocabulaire lié à la mise en pièces, à la couture, à la chirurgie, et n’abandonne pas si vite le travail de  » réparation  » et de repentir. Du désossage ou de la désarticulation d’oeuvres déjà réalisées Barré a glissé à la fabrication d’objets à arêtes où le dessin de la courbe est faussement inoffensif.

     

    A Beaune, Le chemin d’eau (1999), de six mètres de long, présenté un peu à l’écart du reste de l’exposition, est constitué d’une succession de fontes convexes, entre la tuile et l’entonnoir, qui pourraient servir de conduite d’eau, comme son titre l’indique, si justement elles n’étaient pas renversées. Doublement laissée pour compte, la sculpture, cette fois horizontale (la position est celle d’un corps allongé) semble assurer moins une fonction de réceptacle que celle d’enveloppe, de revêtement ou d’écorce. Faisant allusion à une carapace, leur aspect réfléchit celle d’un bouclier, et incite à se glisser à l’intérieur afin de se protéger à nouveau. A sa suite ou simultanément, également sous l’apparence d’un récipient mais percé, les Outres ne contiennent toujours pas un corps quelconque, mais évoquent une peau ou un vêtement. Même sans chair, coque ou coquille vide, ces fontes de fer ont recouvré une apparente bonhomie et devraient ainsi assouvir un désir de protection. La sculpture n’a pas encore de forme pleine, ou si elle a des formes, elles ont un / du ventre mais creux. Ici s’achève, après dix ans, le chapitre d’une sculpture sans corps fondée sur l’affirmation de la verticalité comme corps. Le catalogue d’Amiens en conserve quelques notes : « […] En finir avec l’élévation, la verticalité comme polarité qui fonde la domination, au profit de ce qui repose, égal, étal, dans toutes les directions, qui prend force dans sa propre décomposition (l’argile) ou dont la dureté (la cire) cède sous la main qui l’échauffe […] « . Barré, toujours soucieux de mêler les références, associe celle de Michel Leiris dans L’Afrique fantôme concernant « la boulette de terre qu’un enfant roule entre ses doigts… objet sale, simple, élémentaire dont l’abjection est une terrible force… », au conseil de Georges Jeanclos (7) – conseil longtemps ignoré – qui le prévient « quun jour ou l’autre il faudra y passer, tu n’y couperas pas ». Rattrapé par un handicap physique et la défection de l’un de ses membres, Barré ne peut plus effectivement faire l’économie du modelage et se met à manipuler des boules de cire, à les travailler autour de sa main à des fins presque thérapeutiques. En convoquant un geste archaïque et répétitif s’opère le désapprentissage d’une éventuelle maîtrise progressive de la forme pour faire naître l’expression d’une forme informe. En avouant leur soumission à un corps abîmé, les objets en bronze vont témoigner de ce déficit et de leur désengagement sur la question de la modernité par le refus de ces mises à l’épreuve à répétition. Ou bien en accepter le sens ! Revenir à des gestes simples de la main en tripotant la terre, arriver à toucher, à sentir la peau qui recouvre la chair, constitue un processus nécessaire au désordre d’un corps. Barré tord le cou au bon goût, à la forme pure et noble au parfum de formalisme. Sale besogne que le modelage qui est un acte de désublimation de la forme et signe de déclassement dans la hiérarchie des pratiques sculpturales. L’entreprise de sape accompagne la décrépitude du corps: « la main qui modèle en précédant la pensée, ou plutôt qui semble répondre à une fureur cachée, à un soulèvement contre l’impuissance. Sans but – plus profond, plus loin – à l’opposé, en somme des formes construites » note-t-il dans un carnet. Ainsi, se déclinent des sexes bandés mis en écharpes parce que blessés, emmitouflés de pansements, camouflés de bandelettes écorchées, d’entraves et de cordelettes salies, indices multiples d’un corps morcelé, désarticulé, désassemblé : Barré, toujours dans ses notes d’atelier évoque sans fard une « mise au tapis […], avalanche d’empêchements sur mon corps et ses facultés motrices – la main et la jambe« . Ces sculptures sont comme une double projection de soi, en tant qu’objets artistiques tout d’abord, et prolongements de son propre corps blessé, indignes donc d’être portés à la vue (8), dont on cherche à être dépossédé, et qui se reconstruit par démembrement. Le modelage est bien un travail d’agonie, de mise à mort ou d’accouchement de formes contre formes, de matières contre formes. Il réactive une procédure de délitement, de refoulement ou de transgression des formes et de leur identité, mais cette mise à nu du corps blessé, dans son devoi(l)ement, se « concrétise » dans une crudité plastique et formelle. Afin de rester au plus prés d’un corps en deshérence, lui-même absent / présent dans son impuissance, Barré défie les bienséances, se débarrasse enfin d’un carcan policé pour faire émerger « une cruauté dans les ressemblances« , dont le caractère barbare et sauvage passe presque inaperçu du fait du statut de ses objets petits, de modèles réduits, voire d’objets décoratifs, et qui pourrait se lire comme une volonté de prendre là encore à rebours la modernité et son goût des oeuvres surdimentionnées. Et comme pour mieux décevoir l’attente, comme les Objets désagréables de Giacometti ou les Objets à grand échelle de Brassaï, les reliques seront doublement déclassées, dans leur statut même de formes informes et dans leur remise en forme par le choix d’un matériau désespérément définitif, la qualité de précarité de la cire disparaissant au « profit » du bronze.

    À cette délinquance des formes ou à leur délitescence va succéder leur délivrance sous l’aspect d’éléments suspendus au mur par une pince à dessin, fragments insouciants et indifférents à l’idée de n’être que des pièces d’un puzzle indéterminé. Issu de plaques de caoutchouc découpées selon des cercles irrégulièrement concentriques, chaque morceau, comme une peau ou une pelure / épluchure est ensuite contorsionné pour se donner du volume. Mais à la différence du feutre qui réchauffe et protège, le matériau est froid, lisse et glacé. Dans son aspect d’origine, il est plan, mais sa malléabilité et sa souplesse lui permettent de s’adapter à toutes les situations, comme celle de prendre du ventre ; mais, s’il chauffe ou s’il est trop gonflé ou a trop de souffle, il peut même éclater. Victime d’un étirement qui pourrait signaler l’anamorphose cette sorte d’abécédaire est décliné en des formes élégantes, mais faussement gracieuses. Effilées, pointues, acérées, aiguisées, elles ont retrouvé le tranchant de l’acier. S’il n’irrite plus la vue, l’alphabet peut encore blesser. Barré constate l’évolution. « Il n’y a plus de corps, tout au plus du vivant de l’innom(m)able (sic), de l’impossédable. La stature, la statue, le torse se sont éloignés pour ne plus laisser subsister que ce creux du nombril, cette saillie de clavicule ou du ventre qui sont devenus un univers. Nudité »(9). Ces petites pièces éparses trompent leur monde : modelées à partir d’un matériau informe ou sans forme, mais pouvant prendre toutes les formes possibles, elles n’ont pas de corps précis, seulement un corps aléatoire, « innommable » donc. Barré choisit de réduire cette dépense de forme à une forme, de rendre forme à l’informe par le geste direct de la main, dans l’instantané de la pratique, sans le recours au différé (fonte) ou à la mise à l’épreuve par un autre matériau (de la cire au bronze). L’oeuvre existe bel et bien, ici et maintenant sans transition ni délégation, sans transformation ni transfiguration.

     

    Les dessins estampés réalisés pour l’exposition d’Orléans vont subir le même traitement, c’est-à-dire l’absence de traitement: Barré expose ce qu’il énonce : un dessin estampé au chiffon, très bouché par l’excès d’encre d’imprimerie rajoutée à la spatule, puis retravaillé au fusain pour adoucir les effets de brillances et la présence du noir. Rajouter de la matière, quelques grains de charbon écrasé pour se venger de cet excès d’être dans le noir, et vouloir donner une idée d’obscurité sans limites. La vue en est bouchée, à nouveau la retombée dans l’informe procède d’empreintes, de salissures et de noircissures où l’encre d’ébène confère à la couleur une opacité, une brutalité sans nuance, qui fait écran et obstacle à la construction des précédents grands dessins d’architecte dont les contours étaient définis et d(e)issinés. Travaillés à plat comme on dissèque un corps sur la table d’opération, mais cette fois un corps entier et non plus en morceaux, ni désarticulé ni démembré mais ré-assemblé, ces dessins horizontaux le sont également dans leur présentation, accrochés dans un refus manifeste de verticalité. Ils figurent des bouches ouvertes inscrites au centre comme des orifices plongés dans ce qui reste de blanc, à nouveau et encore « ce creux du nombril, cette saillie du […] ventre qui sont devenus un univers. Nudité « , renouvelée.

     

    Corpus s’établit, ainsi au fil des dispositifs qui scandent l’élaboration de l’oeuvre, dans une double acceptation de sens : le corps de la sculpture est le véritable vocabulaire propre au sculpteur. Coins en achève momentanément l’inventaire, le Corpus :Trois tôles d’acier coupées à la guillotine, puis ressoudées qui font figures de lames et de boucliers -trois éléments suspendus, mais qui peuvent tenir debout tout seuls, posés sur le sol, déclinent des silhouettes identiques, mais plus épurées et quasi froides de l’acier. Elles se dédoublent pour prendre, elles aussi un peu de volume, s’avancent par trois et découpent l’espace d’un seul accent, d’une arête bien tranchante, affirmée dans une ligne sans faille : « Pour qu’il y ait de la forme pure, il faut qu’il y en ait de l’impure, bâtarde donc. «Pur» est ce qui est lié au centre. Coutures propres« . Se confirme un retour à la forme pure, monolithique qui, avec ses jointures parfaitement dessinées en une ligne unique, tendue et sans reprise, découpée au tungstène, se manifeste dans son maintien au sol, trois fois renouvelée, autonome et élancée, et sa stature solide dans une tension juste. Ces éléments naturellement ventrus, faussement identiques et faussement gigognes, sont les coups de gong de l’exposition pour la clore en ébauchant une nouvelle famille de sculptures au statut non identifié, comme des objets météorites, engagés dans l’espace, comme interdits de position puisque situés à quelques doigts du sol.

    Sculpture ouverte puisque suspendue, puisqu’en train de se constituer, laissons à l’artiste ces quelques mots pour guider notre regard : « Avec l’asymétrie et le mouvement (dessins et cire), avec l’absence de code constructif entrer plus avant dans la jouissance. Envelopper les grands desseins (de ma sculpture d’architecte) devenus informes et illisibles, dans quelque chose qui soit l’écrasement du corps, opérer une décomposition qui libère des forces, cette fois-ci sauvages et vitales. Donner forme à ce retournement. Pisser sur le feu paternel en observant le dessin dans les cendres. Avec les grands objets ambivalents et inconvenants, occuper le terrain mental du jeu et de la peur. »

    Une sculpture impure pour une autre sculpture.

     

     

    Claire Stoullig est conservateur au Musée des Beaux-Arts de Nancy, après avoir été conservateur du Musée des Beaux-Arts de Besançon, du cabinet des dessins du musée d’art et d’histoire de Genève, et du Centre Pompidou. Elle a organisé les expositions De Kooning et Bram van Velde au Centre Georges Pompidou, puis Michaux, Tal Coat, Les Figures de la Liberté, Steinlen et l’époque 1900. Critique d’art, elle fut rédactrice en chef de la revue d’art contemporain Artstudio, de 1986 à 1989.

     

    Notes :

    1 – Grand Dictionnaire Universel, ed. Larousse, Paris, 1869

    2 – L’exposition dans l’abbaye de Cluny en 1988 serait l’exception qui confirmerait la règle.

    3 – Notes d’atelier.

    4 – Barré a partagé pendant dix ans, avec Patrick Berger, son camarade d’études à l’Ecole des Beaux-Arts, le même cabinet d’architectes. Ils ont effectués ensemble des voyages d’études en Orient, comme ceux qui continuent de traverser le quotidien de l’artiste.

    5 – Vincent Barré, Le chemin de ronde 1982-1992, à l’occasion de l’exposition au Musée de Belfort, Edition : L’état de lieux, Musée d’art et d’histoire de Belfort / La différence, Paris, 1992.

    6 – Première exposition personnelle, Catalogue avec poèmes de Pierre Nivollet, préface de Claire Stoullig, Galerie Bernard Jordan, Paris 1984.

    7 – Vincent Barré fut son assistant à l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris, de 1988 à 1990.

    8 – Ces bronzes ont été présentés dans une malle lors de la dernière exposition à la Galerie Jordan à Paris, novembre 2000.

    9 – notes d’atelier, Corpus, Amiens, 1998.