D’un postmoderne autre
    (Vincent Barré, Oreste, Bouddha, Léonard et les talibans).

    Karim Ghaddab

    Plusieurs séries de sculptures de Vincent Barré font référence à l’organique : les Ventres, les crocs, les outres… Le souci du corps se trouve à l’origine de son travail et, même s’il n’apparaît jamais sous la forme d’une figure mimétique, la ressemblance est d’un autre ordre, ou plutôt de deux autres ordres.

    En premier lieu, les plus petites d’entre elles, les terres cuites qui ont été modelées au creux de la main portent véritablement l’empreinte de la main de l’artiste. « Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps »[1]. Ces traces imprimées dans la matière durcie semblent appeler à leur tour la main du regardeur. Qui n’a pas répondu à semblable appel en caressant presque involontairement une sculpture, mais aussi un rocher, un arbre, un outil ? Les creux, les bosses, les fentes, les rugosités sont des invites au toucher. Ce qui peut être manipulé demande à l’être.

    En second lieu, ces sculptures entretiennent comme un lien mnémonique ou génétique avec la statuaire dont elles sont lointainement issues. On peut songer aux ex-voto en or, argent, bois ou cire qui furent courants entre le XIIe et le XIXe siècle. Simulacres réduits d’une main ou d’une jambe, ils étaient censés favoriser les guérisons miraculeuses par l’intervention d’un saint. On pense encore à ces petites sculptures anatoliennes et cycladiques qui remontent à la Grèce du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Ce sont des pièces en marbre d’une dizaine de centimètres de longueur, guère plus, en forme de violon que les historiens désignent sous le terme paradoxal de « figures abstraites ». Comprenons par là qu’elles peuvent évoquer schématiquement un corps humain — deux renflements (tête et tronc ou poitrine et hanches) reliés par un amincissement — mais que toute notation anecdotique en a été évacuée. Même si ces statuettes grecques n’entretiennent pas non plus de ressemblance formelle directe avec les œuvres de Vincent Barré, le rapprochement n’est pas anodin. Et effet, on y retrouve le même rapport d’échelle, le même rapport à la main qui prend, tripote, caresse, la même ambiguïté de fonction — idoles ou amulettes ?

    Bien entendu, Vincent Barré s’intéresse à cette histoire lointaine, à cet héritage — qu’il soit assumé ou non — de l’art contemporain. Mais il n’y a pas chez lui de fascination indifférenciée pour tout ce qui serait « ancien » ou « classique ». Ses intérêts sont très précis et ne portent pourtant pas sur les formes : il cite pêle-mêle Lascaux, la Grèce archaïque, Giotto, Masaccio, Cézanne, Picasso, Brancusi, Penone… Quoi de commun ? « Ce sont toutes, dit-il, des époques où l’on émerge de quelque chose, des époques traumatiques. Je m’intéresse beaucoup moins au plein classicisme, c’est-à-dire au rayonnement, ou aux périodes de dissolution »[2]. Par-delà leur infinie variété formelle, les œuvres de ces époques sont porteuses d’un changement de regard, et ce changement excède de beaucoup la stricte histoire de l’art, il concerne aussi bien le rapport au langage, le type de relation entre les mots et les images, le lien entre les ordres temporels et spirituels, la manière nouvelle dont une société particulière se représente. L’une des fonctions premières de la sculpture[3] serait ainsi de préserver la présence corporelle d’un défunt, ce qui est bien autre chose que d’en conserver simplement une image[4]. La présence corporelle, cela signifie le volume, le contact, la densité, toutes choses qui font que cette effigie peut tenir lieu du disparu, c’est-à-dire soit à même d’occuper pleinement sa place. Euripide met en scène ce processus d’une manière exemplaire. Admète s’engage auprès de son épouse Alceste, promise à la mort, à ne pas se remarier et, dans la même tirade, il lui dit ceci : « La main d’un habile artiste modèlera pour moi une image de ton corps, et je l’étendrai sur notre lit. Me couchant près d’elle, la caressant, l’étreignant, l’appelant de ton nom, je me figurerai avoir entre mes bras l’épouse que je n’aurai plus… »[5]. Aucune image plane ne saurait tenir ce rôle qui comprend donc jusqu’à l’étreinte dans l’intimité du lit conjugal. Il est à noter que l’infortunée Alceste est prise dans une succession d’images et qu’elle en est déjà devenue une. Vivante, elle ne fait qu’organiser son après mort, non pas dans l’au-delà mais ici-bas, la place qu’elle pourra encore tenir auprès de son époux et de ses enfants, fut-ce par procuration. Mais si elle en est réduite à ce funeste sort, c’est parce qu’elle s’est offerte d’elle-même pour prendre la place de son époux qui était, à l’origine, menacé par le Trépas. En se sacrifiant par amour, elle devient donc une effigie d’Admète et, après sa mort, sera adorée par lui sous la forme d’une icône[6].

    Chez Eschyle, l’accent est également mis sur le contact physique entre la chair et la pierre mais dans un tout autre contexte. Il ne s’agit plus d’épanchements sentimentaux mais de l’application — et même la création — de la loi. La statue n’est plus l’image d’une femme morte mais celle d’une déesse, autre figure de l’absence. Pour le meurtre de sa mère, Oreste est poursuivi par les Erinyes, « les Malignes, les Efficaces, les Tenaces, inoublieuses de tous crimes, les Redoutables, inflexibles devant les prières humaines, les Poursuiveuses dont le rôle est honni »[7], chargées de laver le sang dans le sang. Apollon lui donne ce conseil : « Ne te lasse pas, que tu n’aies atteint la cité de Pallas : alors, prends poste tout contre son antique image en la serrant à pleins bras »[8]. La recommandation est claire : il faut toucher la sculpture. Ce que, une fois rendu sur place, Oreste ne manque pas de faire, puisque Eschyle indique qu’il « embrasse passionnément la statue sans regarder ses tortionnaires »[9]. Et les Erinyes ne se trompent pas sur la signification de ce geste qu’elles remarquent aussitôt : « Mais ici encore il a trouvé du secours : il s’est noué à l’idole d’une déesse immortelle, et veut un procès en forme pour répondre de ses actes »[10]. En effet, il semble bien que ce soit ce contact par lui-même qui vaille requête puisque dès l’instant où il s’est produit, Athéna apparaît. Dès lors, et contrairement à ce que l’on pourrait attendre, elle ne prend pas Oreste sous sa protection, mais elle va changer la loi : à la vengeance aveugle succède désormais un procès équitable avec plaidoiries et jury de citoyens. Rappelons qu’Eschyle a vu instaurer la première constitution démocratique d’Athènes, en 508 avant Jésus-Christ. Époques où émerge quelque chose, époques traumatiques, disait Vincent Barré.

    S’il ne fait pas référence à la Tragédie antique et aux fonctions de la statuaire dans la Grèce ancienne, Vincent Barré a pu approcher — pas seulement intellectuellement, mais physiquement — de conduites analogues. Lors d’un séjour en Inde, en 1970, il s’émeut des gestes méprisants et iconoclastes dont se vante un jeune Musulman, étudiant en théologie, à l’égard de statues Jaïn des grottes d’Aurangabad. Le 4 mars 2001, revenu sur ces lieux, il note : « Le même jour, à Bamiyan, sur une autre montagne, on bombarde de grands Bouddhas. C’est la mort des statues »[11]. Le sculpteur n’est pas le seul auquel cette métaphore vient spontanément à la bouche. Deux jours plus tard, le 6 mars[12], un commerçant de Bamiyan, Mohammad Ghadir, raconte comment il a été forcé d’assister à ce qui a été orchestré comme une exécution publique : « Les talibans avaient ligoté de la dynamite autour des statues et tiraient dessus à la roquette. On a voulu fermer la boutique. Ils nous ont obligés à regarder et nous giflaient dès qu’on fermait les yeux. J’étais habité d’une terreur horrible : quand Bouddha tombera, comment moi pourrais-je survivre ? […] Les Bouddhas sont morts comme des hommes, nous vivons comme des pierres »[13]. C’est donc bien un meurtre qui a été commis début mars 2001 à Bamiyan, du moins les témoins sont-ils ceux d’un meurtre. Comme en pareil cas, la famille réclame justice : « Rien ne nous permettra de faire revivre ces statues colossales, déplore Serge Federbusch, vieilles de quinze siècles, chef-d’œuvre de l’art bouddhique. Mais, si leurs destructeurs étaient arrêtés et condamnés par la justice internationale, quel bel exemple ce serait et quelle utile mise en garde à tous ceux qui, un jour, seraient tentés de suivre leurs traces ! »[14] Notons que les Erinyes — encore ! — ne justifiaient pas autrement leur refus de la nouvelle loi d’Athéna : « Désormais, pour tous les humains un tel précédent ouvrira toutes commodités à se lâcher la bride ! Combien de parents sont voués à se voir poignardés par ceux qui seront bel et bien les enfants de leur chair ? L’avenir un jour le dira ! »[15].

    Un grand Bouddha aurait, peut-être, échappé à la destruction. Plus grande encore que celles qui ont été détruites (puisqu’elle mesurerait… 300 mètres !), cette statue serait enfouie quelque part dans la vallée de Bamiyan. Cet immense Bouddha couché a été décrit par un pèlerin chinois en 632 et, bien que son existence soit à la lisière de l’archéologie et de la légende, certains scientifiques y accordent foi[16]. C’est donc à la modestie de sa position — couchée et enfouie —, inversement proportionnelle à ses dimensions, que ce Bouddha mythique devrait son salut. Sans qu’il y ait, là encore, de lien direct, Vincent Barré a adopté la même stratégie pour ses œuvres. Alors que ses sculptures encore anthropomorphiques des années 80 et 90 (on pense aux Koré et aux Torses) étaient fièrement dressées, les plus récentes (Jonas, Sœurs ou bien sûr Couchées) sont posées horizontalement sur le sol. « Qu’en est-il, s’interroge l’artiste, du regard « plongeant », surplombant un objet que l’on « domine » du regard, dont la sous-face et les appuis sont difficilement perceptibles et qui parle fortement de masse et de gravité ? Qu’en est-il d’un rapport au corps de l’observateur qui n’est plus basé sur l’intimidation ou la séduction mais sur la possibilité d’englober, de caresser, de poser sur ? »[17] La position couchée est celle des morts ou celle des amants, ou bien les deux (souvenons-nous d’Admète et Alceste). Autre alliance de l’amour et de la mort, on pense également aux innombrables dépositions de croix de l’histoire de l’art montrant un corps en train de passer de la verticale à l’horizontale. Or, cette mise à terre — avant la mise en terre — est le passage obligé vers la résurrection. C’est aussi la dernière occasion du contact puisque ensuite, comme chacun sait, il sera trop tard, le ressuscité sera littéralement intouchable.

    À l’inverse, lorsque Vincent Barré a travaillé à partir de dessins de Léonard de Vinci pour le Musée de Bayonne, ce sont des figures verticales qui ont retenu son attention. Plus que L’adoration des mages, l’étude pour un Lion, ou même le croquis d’un sculpteur-ciseleur travaillant au marteau, c’est probablement le Saint Sébastien et la figure de Bernardo Baroncelli pendu[18] qui l’ont le plus marqué. Deux figures verticales, deux figures de supplice. À côté de son dessin du pendu, Léonard a écrit un court descriptif :

    <i>« petit béret couleur tan

    pourpoint de serge noire

    justaucorps noir doublé

    jaquette bleue doublée

    poitrines de renards

    et col du justaucorps

    recouvert de velours pointillé noir et rouge

    Bernardo di Bandino Baroncelli

    Chausses noires ».</i>

    Ce texte ne livre rien des sentiments de Léonard à propos de l’exécution à laquelle il assiste. Ce ne sont que des notations précises de couleurs, de matières et de formes. Ce sont les notes fonctionnelles d’un artiste préparant une « peinture d’infamie » officielle. Alors qu’on connaît, par ses poèmes et ses carnets, les réflexions amères de Léonard sur la nature humaine et la dureté des puissants, lorsqu’il est au travail, il est un professionnel sans états d’âme apparents. Toute considération de contexte historique mise à part, force est de reconnaître que telle n’est pas l’attitude de Vincent Barré puisque lui chemine vers une fusion de l’artiste et de l’homme : « le discours sur la « sculpture » s’estompe au profit d’intérêts sur mon être (…) et un être dans sa dimension citoyenne devant des phénomènes incontournables et souvent scandaleux »[19].

    Le recours à des carnets est, chez Vincent Barré, assez systématique et singulier pour mériter d’être signalé. C’est d’abord leur nombre qui impressionne : depuis une trentaine d’années, environ cent vingt carnets s’accumulent et sont méticuleusement datés, numérotés, étiquetés, classés. Qu’y trouve-t-on ? Quelques recherches de formes griffonnées en vue de la sculpture mais assez peu. L’essentiel est constitué de notes de voyages, de références bibliographiques, de personnages croqués sur le vif, de citations, de dessins de paysages, de résumés de conférences, d’observations… « Le carnet est le réceptacle du tout-venant et du quotidien. C’est là qu’atterrissent les informations, ce que je lis, que j’entends et que je recueille au cours des voyages »[20]. Depuis 1966, Vincent Barré multiplie les voyages — une quarantaine au total — en Italie, en Grèce, au Canada, aux Etats-Unis, au Cambodge, en Inde, au Népal. Souvent, il faut un projet lié au voyage : étude d’ethno-architecture au Népal, atelier aux Etats-Unis et rencontre de Greenberg et Fried, résidences d’artistes suivies d’exposition… De fait, ce qui en ressort, c’est bien davantage la trace d’une méditation en cours que les étapes préparatoires à un travail artistique précis. Vincent Barré affirme que « l’exotisme n’est que secondaire. Je vais souvent voir des choses que je connais déjà. Il y a l’idée de recoudre, réajuster des éléments épars d’un savoir, d’un vécu. L’idée de vérifier ce sur quoi se fonde ma vision, mes intentions, et mon projet »[21]. Le besoin des voyages et la pratique des carnets n’ont donc pas pour but d’aller puiser des formes nouvelles dans des régions reculées, à la manière des chasseurs de tendances ou des caféologues publicitaires. L’artiste ne nourrit aucune illusion quant à l’universalité de son travail (un possible world-art comme on parle de world-music) ni aucun mysticisme concernant les formes éternelles et absolues. « Une pensée, un art, s’exerce à l’intérieur d’un cadre, avec ses codes, ses moyens, ses antagonismes »[22].

    Son cadre, c’est la société occidentale du début du XXIe siècle, ses codes sont ceux de l’art contemporain, ses moyens ceux de la sculpture. Quant aux antagonismes, ils ne font pas défaut. « Je préfère placer la modernité dans un devoir de conscience que de l’associer à de purs enjeux formels »[23]. Disant cela, Vincent Barré entend parler de la position de l’artiste d’aujourd’hui, c’est-à-dire, en fait, plutôt postmoderne que moderne, si l’on en croit les découpages des historiens de l’art. Les enjeux actuels ne consistent donc pas à rejouer les impératifs formels greenbergiens, ou tous épigones contemporains, y compris la fameuse relecture libre et distanciée de l’histoire des formes autorisée par la postmodernité. D’autant plus que cette disponibilité idyllique — qui serait le propre de notre époque bénie — s’apparente fort aux prétendus bienfaits d’une distribution libérale des biens culturels et des images historiques qui promet en un même mouvement de répondre aux impératifs supposés de la « démocratisation de l’art », d’invalider la notion d’évaluation esthétique et de réduire tout jugement de goût à une pure idiosyncrasie. Si ce programme peut apparaître séduisant (au moins par sa simplicité), il est difficilement dissociable de son versant économique et social, soit le triomphe du libéralisme dont il est permis de goûter les bienfaits sans pour autant s’aveugler quant à ses aspects funestes.

    Selon Vincent Barré, la condition postmoderne se distingue radicalement de tout impératif formel pour se concentrer en une affirmation : « Partout où l’on affirme de l’esprit quand il y a de la violence, on résiste »[24]. En 2002, il fut amené à réaliser une exposition dans le cadre architectural de l’abbaye de Quincy. L’abbaye ne lui est donc pas apparue (pas seulement) comme un luxueux écrin posant notamment des questions d’espace, le rapport de la sculpture à l’architecture, etc. Il y avait dans ces murs, une histoire à entendre, à recueillir, à relayer. Chacun sait que ce que veulent les fantômes, c’est que les vivants leur rendent justice. Vincent Barré raconte : « A Quincy, l’épisode de 1568 qui vit le massacre des cisterciens avec la destruction d’une grande partie de l’abbaye me suggère que les murs silencieux portent encore l’écho de leur protestation et que réparation n’a pas été faite. C’est un acte symbolique de cette nature auquel je voudrais m’atteler, comme je le ferais dans d’autres lieux où l’esprit et les corps ont été agressés. Histoire terriblement actuelle, terriblement cyclique qu’à défaut de juguler on doit porter »[25]. Ainsi compris, un postmodernisme autre ne serait pas celui de l’Altérité métaphysique mais, plus modestement une pleine reconnaissance des autres hommes, des autres cultures, des autres images, une prise en charge du passé qui ne se limiterait pas à sa seule exploitation.

    Lors d’un séjour dans une école coranique en Inde, en 1970, Vincent Barré affirme : « Je suis ici à titre doublement illicite : celui qui est là, sans croire, et celui qui regarde ce qu’il ne doit pas voir »[26]. Il apparaît que, transposée dans le contexte de l’art contemporain, cette phrase ne perd rien de sa justesse.

     

    Karim Ghaddab.

    [1] Vincent Barré, entretien avec Olivier Grasser, dans ce catalogue.

    [2] Id., entretien du 21 juin 2004 avec l’auteur.

    [3] Dans l’expression « fonction première », il serait bien difficile de démêler ici ce qui relève de l’historique et de l’anthropologique, voire du psychologique. Cet aspect de la sculpture — figure de deuil, objet transitionnel — obéit à une logique complexe et transhistorique. Que l’on songe seulement aux résurgences sous des formes diverses de la statuaire funéraire, de la momification, des masques mortuaires, des cercueils et sarcophages anthropomorphes, des mannequins de cire ou de plastique, jusqu’à la conservation quasi rituelle de la poupée d’un enfant disparu.

    [4] Sur le rôle spécifique de l’image plane dans ce contexte, et pour mesurer ce qui la distingue fondamentalement de la sculpture, on pourra se référer à la fameuse « origine de la peinture », telle que la décrit Pline l’Ancien au livre XXXV de ses Histoires naturelles.

    [5] Euripide, « Alceste », Les tragiques grecs, trad. Victor-Henri Debidour, Editions de Fallois, 1999, p. 773.

    [6] Soit une image renvoyant à une transcendance.

    [7] Eschyle, « Les Euménides », Les tragiques grecs, trad. Victor-Henri Debidour, Editions de Fallois, 1999, p. 291.

    [8] Ibid. p. 281.

    [9] Ibid. p. 287.

    [10] Ibid. p. 286.

    [11] Vincent Barré, vidéo Amer, la montagne aux Bouddhas (Inde 1970-2001), 2001.

    [12] La date exacte de la destruction des Bouddhas géants de Bamiyan est problématique. Aucune image n’en a été faite et c’est sans doute aussi cela qui a attisé la colère des médias occidentaux. Non seulement des images étaient détruites, mais encore on empêchait les télévisions d’en produire de nouvelles. Les médias se sont fait l’écho (bruit des explosions) de cet événement dans la mesure même où il demeurait invisible. L’occultation du crime est son effectuation. Commis aux yeux de tous, il aurait sans doute été moindre. Autant que la destruction elle-même, la victoire des talibans est d’avoir privé les journaux télévisés de toute image.

    [13] Rapporté par Florence Aubenas, Libération, 07 / 01 / 2002. De manière à la fois très proche et très lointaine, ce témoignage de Mohammad Ghadir (retravaillé par la journaliste ?) n’a-t-il pas les mêmes accents qu’Eschyle décrivant la fureur des Erinyes ?

    [14] Serge Federbusch, « Justice pour les bouddhas » (sic), Libération, 01 / 03 / 2002. C’est nous qui soulignons. Serge Federbusch est magistrat, président de l’association Justice pour l’Art.

    [15] Eschyle, id. p. 294.

    [16] Étrange rapport de la foi aux images : la foi qui érige, la foi qui détruit, et la foi qui trouve encore le moyen de croire.

    [17] Vincent Barré, catalogue Posé, suspendu, couché, Galerie Bernard Jordan, 1997, n. p.

    [18] Bernardo di Bandino Baroncelli avait assassiné Julien de Médicis en 1478. Réfugié un temps à Constantinople, il fut livré à Laurent de Médicis et fut pendu en public le 29 décembre 1479.

    [19] Vincent Barré, carnet 2000 700-1, n. p.

    [20] Id., entretien avec Olivier Grasser, dans ce catalogue.

    [21] Id., courriel du 06 juin 2004 à l’auteur.

    [22] Id., carnet 1995 700-2.

    [23] Id., « C’est la sculpture qui me fait voir », entretien avec Anne Tronche, Corpus, Edition Maison de la Culture d’Amiens, 1999, p. 30.

    [24] Id., entretien du 12 juillet 2004 avec l’auteur.

    [25] Id., carnet 2002 700-2 B, n. p.

    [26] Id., vidéo Amer, la montagne aux Bouddhas (Inde 1970-2001), 2001.

    1. B. : Après relecture — et alors que je craignais que mes digressions ne tombent hors de propos — Vincent Barré m’envoie ces lignes : « En ce qui concerne Oreste, dont il n’y a trace dans les carnets que tu as vu, ma rencontre date de 1969, en visitant Mycène, le « palais des Atrides » et les tombes royales, puis 10 ans plus tard en lisant Eschyle. C’est peut–être avec ce personnage que j’ai fait la remontée hors d’une culpabilité filiale et pris en charge mon projet de quitter l’architecture (profession du lignage paternel et maternel) pour être sculpteur. Peu de temps après , je découvrais sidéré le climat passionnel des opéra de Glück – Iphigènie en Tauride, Iphigénie en Aulide. puis le théatre de A. Mnouchkine, et la danse de Pina Bausch. Une grande partie de ma sculpture est née aux accents de cette musique. C’est donc un personnage clef qui m’accompagne continuement ! » (courriel du 17 juillet 2004).

    D’un postmoderne autre
    (Vincent Barré, Oreste, Bouddha, Léonard et les talibans).

    Karim Ghaddab

    Plusieurs séries de sculptures de Vincent Barré font référence à l’organique : les Ventres, les crocs, les outres… Le souci du corps se trouve à l’origine de son travail et, même s’il n’apparaît jamais sous la forme d’une figure mimétique, la ressemblance est d’un autre ordre, ou plutôt de deux autres ordres.

    En premier lieu, les plus petites d’entre elles, les terres cuites qui ont été modelées au creux de la main portent véritablement l’empreinte de la main de l’artiste. « Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps »[1]. Ces traces imprimées dans la matière durcie semblent appeler à leur tour la main du regardeur. Qui n’a pas répondu à semblable appel en caressant presque involontairement une sculpture, mais aussi un rocher, un arbre, un outil ? Les creux, les bosses, les fentes, les rugosités sont des invites au toucher. Ce qui peut être manipulé demande à l’être.

    En second lieu, ces sculptures entretiennent comme un lien mnémonique ou génétique avec la statuaire dont elles sont lointainement issues. On peut songer aux ex-voto en or, argent, bois ou cire qui furent courants entre le XIIe et le XIXe siècle. Simulacres réduits d’une main ou d’une jambe, ils étaient censés favoriser les guérisons miraculeuses par l’intervention d’un saint. On pense encore à ces petites sculptures anatoliennes et cycladiques qui remontent à la Grèce du deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Ce sont des pièces en marbre d’une dizaine de centimètres de longueur, guère plus, en forme de violon que les historiens désignent sous le terme paradoxal de « figures abstraites ». Comprenons par là qu’elles peuvent évoquer schématiquement un corps humain — deux renflements (tête et tronc ou poitrine et hanches) reliés par un amincissement — mais que toute notation anecdotique en a été évacuée. Même si ces statuettes grecques n’entretiennent pas non plus de ressemblance formelle directe avec les œuvres de Vincent Barré, le rapprochement n’est pas anodin. Et effet, on y retrouve le même rapport d’échelle, le même rapport à la main qui prend, tripote, caresse, la même ambiguïté de fonction — idoles ou amulettes ?

    Bien entendu, Vincent Barré s’intéresse à cette histoire lointaine, à cet héritage — qu’il soit assumé ou non — de l’art contemporain. Mais il n’y a pas chez lui de fascination indifférenciée pour tout ce qui serait « ancien » ou « classique ». Ses intérêts sont très précis et ne portent pourtant pas sur les formes : il cite pêle-mêle Lascaux, la Grèce archaïque, Giotto, Masaccio, Cézanne, Picasso, Brancusi, Penone… Quoi de commun ? « Ce sont toutes, dit-il, des époques où l’on émerge de quelque chose, des époques traumatiques. Je m’intéresse beaucoup moins au plein classicisme, c’est-à-dire au rayonnement, ou aux périodes de dissolution »[2]. Par-delà leur infinie variété formelle, les œuvres de ces époques sont porteuses d’un changement de regard, et ce changement excède de beaucoup la stricte histoire de l’art, il concerne aussi bien le rapport au langage, le type de relation entre les mots et les images, le lien entre les ordres temporels et spirituels, la manière nouvelle dont une société particulière se représente. L’une des fonctions premières de la sculpture[3] serait ainsi de préserver la présence corporelle d’un défunt, ce qui est bien autre chose que d’en conserver simplement une image[4]. La présence corporelle, cela signifie le volume, le contact, la densité, toutes choses qui font que cette effigie peut tenir lieu du disparu, c’est-à-dire soit à même d’occuper pleinement sa place. Euripide met en scène ce processus d’une manière exemplaire. Admète s’engage auprès de son épouse Alceste, promise à la mort, à ne pas se remarier et, dans la même tirade, il lui dit ceci : « La main d’un habile artiste modèlera pour moi une image de ton corps, et je l’étendrai sur notre lit. Me couchant près d’elle, la caressant, l’étreignant, l’appelant de ton nom, je me figurerai avoir entre mes bras l’épouse que je n’aurai plus… »[5]. Aucune image plane ne saurait tenir ce rôle qui comprend donc jusqu’à l’étreinte dans l’intimité du lit conjugal. Il est à noter que l’infortunée Alceste est prise dans une succession d’images et qu’elle en est déjà devenue une. Vivante, elle ne fait qu’organiser son après mort, non pas dans l’au-delà mais ici-bas, la place qu’elle pourra encore tenir auprès de son époux et de ses enfants, fut-ce par procuration. Mais si elle en est réduite à ce funeste sort, c’est parce qu’elle s’est offerte d’elle-même pour prendre la place de son époux qui était, à l’origine, menacé par le Trépas. En se sacrifiant par amour, elle devient donc une effigie d’Admète et, après sa mort, sera adorée par lui sous la forme d’une icône[6].

    Chez Eschyle, l’accent est également mis sur le contact physique entre la chair et la pierre mais dans un tout autre contexte. Il ne s’agit plus d’épanchements sentimentaux mais de l’application — et même la création — de la loi. La statue n’est plus l’image d’une femme morte mais celle d’une déesse, autre figure de l’absence. Pour le meurtre de sa mère, Oreste est poursuivi par les Erinyes, « les Malignes, les Efficaces, les Tenaces, inoublieuses de tous crimes, les Redoutables, inflexibles devant les prières humaines, les Poursuiveuses dont le rôle est honni »[7], chargées de laver le sang dans le sang. Apollon lui donne ce conseil : « Ne te lasse pas, que tu n’aies atteint la cité de Pallas : alors, prends poste tout contre son antique image en la serrant à pleins bras »[8]. La recommandation est claire : il faut toucher la sculpture. Ce que, une fois rendu sur place, Oreste ne manque pas de faire, puisque Eschyle indique qu’il « embrasse passionnément la statue sans regarder ses tortionnaires »[9]. Et les Erinyes ne se trompent pas sur la signification de ce geste qu’elles remarquent aussitôt : « Mais ici encore il a trouvé du secours : il s’est noué à l’idole d’une déesse immortelle, et veut un procès en forme pour répondre de ses actes »[10]. En effet, il semble bien que ce soit ce contact par lui-même qui vaille requête puisque dès l’instant où il s’est produit, Athéna apparaît. Dès lors, et contrairement à ce que l’on pourrait attendre, elle ne prend pas Oreste sous sa protection, mais elle va changer la loi : à la vengeance aveugle succède désormais un procès équitable avec plaidoiries et jury de citoyens. Rappelons qu’Eschyle a vu instaurer la première constitution démocratique d’Athènes, en 508 avant Jésus-Christ. Époques où émerge quelque chose, époques traumatiques, disait Vincent Barré.

    S’il ne fait pas référence à la Tragédie antique et aux fonctions de la statuaire dans la Grèce ancienne, Vincent Barré a pu approcher — pas seulement intellectuellement, mais physiquement — de conduites analogues. Lors d’un séjour en Inde, en 1970, il s’émeut des gestes méprisants et iconoclastes dont se vante un jeune Musulman, étudiant en théologie, à l’égard de statues Jaïn des grottes d’Aurangabad. Le 4 mars 2001, revenu sur ces lieux, il note : « Le même jour, à Bamiyan, sur une autre montagne, on bombarde de grands Bouddhas. C’est la mort des statues »[11]. Le sculpteur n’est pas le seul auquel cette métaphore vient spontanément à la bouche. Deux jours plus tard, le 6 mars[12], un commerçant de Bamiyan, Mohammad Ghadir, raconte comment il a été forcé d’assister à ce qui a été orchestré comme une exécution publique : « Les talibans avaient ligoté de la dynamite autour des statues et tiraient dessus à la roquette. On a voulu fermer la boutique. Ils nous ont obligés à regarder et nous giflaient dès qu’on fermait les yeux. J’étais habité d’une terreur horrible : quand Bouddha tombera, comment moi pourrais-je survivre ? […] Les Bouddhas sont morts comme des hommes, nous vivons comme des pierres »[13]. C’est donc bien un meurtre qui a été commis début mars 2001 à Bamiyan, du moins les témoins sont-ils ceux d’un meurtre. Comme en pareil cas, la famille réclame justice : « Rien ne nous permettra de faire revivre ces statues colossales, déplore Serge Federbusch, vieilles de quinze siècles, chef-d’œuvre de l’art bouddhique. Mais, si leurs destructeurs étaient arrêtés et condamnés par la justice internationale, quel bel exemple ce serait et quelle utile mise en garde à tous ceux qui, un jour, seraient tentés de suivre leurs traces ! »[14] Notons que les Erinyes — encore ! — ne justifiaient pas autrement leur refus de la nouvelle loi d’Athéna : « Désormais, pour tous les humains un tel précédent ouvrira toutes commodités à se lâcher la bride ! Combien de parents sont voués à se voir poignardés par ceux qui seront bel et bien les enfants de leur chair ? L’avenir un jour le dira ! »[15].

    Un grand Bouddha aurait, peut-être, échappé à la destruction. Plus grande encore que celles qui ont été détruites (puisqu’elle mesurerait… 300 mètres !), cette statue serait enfouie quelque part dans la vallée de Bamiyan. Cet immense Bouddha couché a été décrit par un pèlerin chinois en 632 et, bien que son existence soit à la lisière de l’archéologie et de la légende, certains scientifiques y accordent foi[16]. C’est donc à la modestie de sa position — couchée et enfouie —, inversement proportionnelle à ses dimensions, que ce Bouddha mythique devrait son salut. Sans qu’il y ait, là encore, de lien direct, Vincent Barré a adopté la même stratégie pour ses œuvres. Alors que ses sculptures encore anthropomorphiques des années 80 et 90 (on pense aux Koré et aux Torses) étaient fièrement dressées, les plus récentes (Jonas, Sœurs ou bien sûr Couchées) sont posées horizontalement sur le sol. « Qu’en est-il, s’interroge l’artiste, du regard « plongeant », surplombant un objet que l’on « domine » du regard, dont la sous-face et les appuis sont difficilement perceptibles et qui parle fortement de masse et de gravité ? Qu’en est-il d’un rapport au corps de l’observateur qui n’est plus basé sur l’intimidation ou la séduction mais sur la possibilité d’englober, de caresser, de poser sur ? »[17] La position couchée est celle des morts ou celle des amants, ou bien les deux (souvenons-nous d’Admète et Alceste). Autre alliance de l’amour et de la mort, on pense également aux innombrables dépositions de croix de l’histoire de l’art montrant un corps en train de passer de la verticale à l’horizontale. Or, cette mise à terre — avant la mise en terre — est le passage obligé vers la résurrection. C’est aussi la dernière occasion du contact puisque ensuite, comme chacun sait, il sera trop tard, le ressuscité sera littéralement intouchable.

    À l’inverse, lorsque Vincent Barré a travaillé à partir de dessins de Léonard de Vinci pour le Musée de Bayonne, ce sont des figures verticales qui ont retenu son attention. Plus que L’adoration des mages, l’étude pour un Lion, ou même le croquis d’un sculpteur-ciseleur travaillant au marteau, c’est probablement le Saint Sébastien et la figure de Bernardo Baroncelli pendu[18] qui l’ont le plus marqué. Deux figures verticales, deux figures de supplice. À côté de son dessin du pendu, Léonard a écrit un court descriptif :

    <i>« petit béret couleur tan

    pourpoint de serge noire

    justaucorps noir doublé

    jaquette bleue doublée

    poitrines de renards

    et col du justaucorps

    recouvert de velours pointillé noir et rouge

    Bernardo di Bandino Baroncelli

    Chausses noires ».</i>

    Ce texte ne livre rien des sentiments de Léonard à propos de l’exécution à laquelle il assiste. Ce ne sont que des notations précises de couleurs, de matières et de formes. Ce sont les notes fonctionnelles d’un artiste préparant une « peinture d’infamie » officielle. Alors qu’on connaît, par ses poèmes et ses carnets, les réflexions amères de Léonard sur la nature humaine et la dureté des puissants, lorsqu’il est au travail, il est un professionnel sans états d’âme apparents. Toute considération de contexte historique mise à part, force est de reconnaître que telle n’est pas l’attitude de Vincent Barré puisque lui chemine vers une fusion de l’artiste et de l’homme : « le discours sur la « sculpture » s’estompe au profit d’intérêts sur mon être (…) et un être dans sa dimension citoyenne devant des phénomènes incontournables et souvent scandaleux »[19].

    Le recours à des carnets est, chez Vincent Barré, assez systématique et singulier pour mériter d’être signalé. C’est d’abord leur nombre qui impressionne : depuis une trentaine d’années, environ cent vingt carnets s’accumulent et sont méticuleusement datés, numérotés, étiquetés, classés. Qu’y trouve-t-on ? Quelques recherches de formes griffonnées en vue de la sculpture mais assez peu. L’essentiel est constitué de notes de voyages, de références bibliographiques, de personnages croqués sur le vif, de citations, de dessins de paysages, de résumés de conférences, d’observations… « Le carnet est le réceptacle du tout-venant et du quotidien. C’est là qu’atterrissent les informations, ce que je lis, que j’entends et que je recueille au cours des voyages »[20]. Depuis 1966, Vincent Barré multiplie les voyages — une quarantaine au total — en Italie, en Grèce, au Canada, aux Etats-Unis, au Cambodge, en Inde, au Népal. Souvent, il faut un projet lié au voyage : étude d’ethno-architecture au Népal, atelier aux Etats-Unis et rencontre de Greenberg et Fried, résidences d’artistes suivies d’exposition… De fait, ce qui en ressort, c’est bien davantage la trace d’une méditation en cours que les étapes préparatoires à un travail artistique précis. Vincent Barré affirme que « l’exotisme n’est que secondaire. Je vais souvent voir des choses que je connais déjà. Il y a l’idée de recoudre, réajuster des éléments épars d’un savoir, d’un vécu. L’idée de vérifier ce sur quoi se fonde ma vision, mes intentions, et mon projet »[21]. Le besoin des voyages et la pratique des carnets n’ont donc pas pour but d’aller puiser des formes nouvelles dans des régions reculées, à la manière des chasseurs de tendances ou des caféologues publicitaires. L’artiste ne nourrit aucune illusion quant à l’universalité de son travail (un possible world-art comme on parle de world-music) ni aucun mysticisme concernant les formes éternelles et absolues. « Une pensée, un art, s’exerce à l’intérieur d’un cadre, avec ses codes, ses moyens, ses antagonismes »[22].

    Son cadre, c’est la société occidentale du début du XXIe siècle, ses codes sont ceux de l’art contemporain, ses moyens ceux de la sculpture. Quant aux antagonismes, ils ne font pas défaut. « Je préfère placer la modernité dans un devoir de conscience que de l’associer à de purs enjeux formels »[23]. Disant cela, Vincent Barré entend parler de la position de l’artiste d’aujourd’hui, c’est-à-dire, en fait, plutôt postmoderne que moderne, si l’on en croit les découpages des historiens de l’art. Les enjeux actuels ne consistent donc pas à rejouer les impératifs formels greenbergiens, ou tous épigones contemporains, y compris la fameuse relecture libre et distanciée de l’histoire des formes autorisée par la postmodernité. D’autant plus que cette disponibilité idyllique — qui serait le propre de notre époque bénie — s’apparente fort aux prétendus bienfaits d’une distribution libérale des biens culturels et des images historiques qui promet en un même mouvement de répondre aux impératifs supposés de la « démocratisation de l’art », d’invalider la notion d’évaluation esthétique et de réduire tout jugement de goût à une pure idiosyncrasie. Si ce programme peut apparaître séduisant (au moins par sa simplicité), il est difficilement dissociable de son versant économique et social, soit le triomphe du libéralisme dont il est permis de goûter les bienfaits sans pour autant s’aveugler quant à ses aspects funestes.

    Selon Vincent Barré, la condition postmoderne se distingue radicalement de tout impératif formel pour se concentrer en une affirmation : « Partout où l’on affirme de l’esprit quand il y a de la violence, on résiste »[24]. En 2002, il fut amené à réaliser une exposition dans le cadre architectural de l’abbaye de Quincy. L’abbaye ne lui est donc pas apparue (pas seulement) comme un luxueux écrin posant notamment des questions d’espace, le rapport de la sculpture à l’architecture, etc. Il y avait dans ces murs, une histoire à entendre, à recueillir, à relayer. Chacun sait que ce que veulent les fantômes, c’est que les vivants leur rendent justice. Vincent Barré raconte : « A Quincy, l’épisode de 1568 qui vit le massacre des cisterciens avec la destruction d’une grande partie de l’abbaye me suggère que les murs silencieux portent encore l’écho de leur protestation et que réparation n’a pas été faite. C’est un acte symbolique de cette nature auquel je voudrais m’atteler, comme je le ferais dans d’autres lieux où l’esprit et les corps ont été agressés. Histoire terriblement actuelle, terriblement cyclique qu’à défaut de juguler on doit porter »[25]. Ainsi compris, un postmodernisme autre ne serait pas celui de l’Altérité métaphysique mais, plus modestement une pleine reconnaissance des autres hommes, des autres cultures, des autres images, une prise en charge du passé qui ne se limiterait pas à sa seule exploitation.

    Lors d’un séjour dans une école coranique en Inde, en 1970, Vincent Barré affirme : « Je suis ici à titre doublement illicite : celui qui est là, sans croire, et celui qui regarde ce qu’il ne doit pas voir »[26]. Il apparaît que, transposée dans le contexte de l’art contemporain, cette phrase ne perd rien de sa justesse.

     

    Karim Ghaddab.

    [1] Vincent Barré, entretien avec Olivier Grasser, dans ce catalogue.

    [2] Id., entretien du 21 juin 2004 avec l’auteur.

    [3] Dans l’expression « fonction première », il serait bien difficile de démêler ici ce qui relève de l’historique et de l’anthropologique, voire du psychologique. Cet aspect de la sculpture — figure de deuil, objet transitionnel — obéit à une logique complexe et transhistorique. Que l’on songe seulement aux résurgences sous des formes diverses de la statuaire funéraire, de la momification, des masques mortuaires, des cercueils et sarcophages anthropomorphes, des mannequins de cire ou de plastique, jusqu’à la conservation quasi rituelle de la poupée d’un enfant disparu.

    [4] Sur le rôle spécifique de l’image plane dans ce contexte, et pour mesurer ce qui la distingue fondamentalement de la sculpture, on pourra se référer à la fameuse « origine de la peinture », telle que la décrit Pline l’Ancien au livre XXXV de ses Histoires naturelles.

    [5] Euripide, « Alceste », Les tragiques grecs, trad. Victor-Henri Debidour, Editions de Fallois, 1999, p. 773.

    [6] Soit une image renvoyant à une transcendance.

    [7] Eschyle, « Les Euménides », Les tragiques grecs, trad. Victor-Henri Debidour, Editions de Fallois, 1999, p. 291.

    [8] Ibid. p. 281.

    [9] Ibid. p. 287.

    [10] Ibid. p. 286.

    [11] Vincent Barré, vidéo Amer, la montagne aux Bouddhas (Inde 1970-2001), 2001.

    [12] La date exacte de la destruction des Bouddhas géants de Bamiyan est problématique. Aucune image n’en a été faite et c’est sans doute aussi cela qui a attisé la colère des médias occidentaux. Non seulement des images étaient détruites, mais encore on empêchait les télévisions d’en produire de nouvelles. Les médias se sont fait l’écho (bruit des explosions) de cet événement dans la mesure même où il demeurait invisible. L’occultation du crime est son effectuation. Commis aux yeux de tous, il aurait sans doute été moindre. Autant que la destruction elle-même, la victoire des talibans est d’avoir privé les journaux télévisés de toute image.

    [13] Rapporté par Florence Aubenas, Libération, 07 / 01 / 2002. De manière à la fois très proche et très lointaine, ce témoignage de Mohammad Ghadir (retravaillé par la journaliste ?) n’a-t-il pas les mêmes accents qu’Eschyle décrivant la fureur des Erinyes ?

    [14] Serge Federbusch, « Justice pour les bouddhas » (sic), Libération, 01 / 03 / 2002. C’est nous qui soulignons. Serge Federbusch est magistrat, président de l’association Justice pour l’Art.

    [15] Eschyle, id. p. 294.

    [16] Étrange rapport de la foi aux images : la foi qui érige, la foi qui détruit, et la foi qui trouve encore le moyen de croire.

    [17] Vincent Barré, catalogue Posé, suspendu, couché, Galerie Bernard Jordan, 1997, n. p.

    [18] Bernardo di Bandino Baroncelli avait assassiné Julien de Médicis en 1478. Réfugié un temps à Constantinople, il fut livré à Laurent de Médicis et fut pendu en public le 29 décembre 1479.

    [19] Vincent Barré, carnet 2000 700-1, n. p.

    [20] Id., entretien avec Olivier Grasser, dans ce catalogue.

    [21] Id., courriel du 06 juin 2004 à l’auteur.

    [22] Id., carnet 1995 700-2.

    [23] Id., « C’est la sculpture qui me fait voir », entretien avec Anne Tronche, Corpus, Edition Maison de la Culture d’Amiens, 1999, p. 30.

    [24] Id., entretien du 12 juillet 2004 avec l’auteur.

    [25] Id., carnet 2002 700-2 B, n. p.

    [26] Id., vidéo Amer, la montagne aux Bouddhas (Inde 1970-2001), 2001.

    1. B. : Après relecture — et alors que je craignais que mes digressions ne tombent hors de propos — Vincent Barré m’envoie ces lignes : « En ce qui concerne Oreste, dont il n’y a trace dans les carnets que tu as vu, ma rencontre date de 1969, en visitant Mycène, le « palais des Atrides » et les tombes royales, puis 10 ans plus tard en lisant Eschyle. C’est peut–être avec ce personnage que j’ai fait la remontée hors d’une culpabilité filiale et pris en charge mon projet de quitter l’architecture (profession du lignage paternel et maternel) pour être sculpteur. Peu de temps après , je découvrais sidéré le climat passionnel des opéra de Glück – Iphigènie en Tauride, Iphigénie en Aulide. puis le théatre de A. Mnouchkine, et la danse de Pina Bausch. Une grande partie de ma sculpture est née aux accents de cette musique. C’est donc un personnage clef qui m’accompagne continuement ! » (courriel du 17 juillet 2004).