La Grande Nef

    Yannick Courbès

    « Il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence, comme la même structure ou la même ville peut être représentée par différentes scénographies, suivants les différents côtés dont on la regarde. »

    Leibniz, Nouveaux essais III, chap. 3, paraph. 15

     

     

    Parfois nous tentons de remédier à l’impossibilité de poser des questions, et d’ouvrir peut-être sur une interrogation beaucoup plus vague, plus générale, plus lointaine aussi quant au sujet qui préoccupe. Sans cesse, inconsciemment, les questions reviennent. Mais elles ne sont toujours pas posées. Sans le dire alors, le faire savoir. C’est peut-être de cette impossibilité dont il est question dans l’œuvre de Vincent Barré : un œuvre qui tout entier se construit autour du corps, un œuvre qui tout entier ne demande aussi qu’à s’en affranchir. Ainsi donnée à voir, chaque exposition de l’artiste serait l’aboutissement d’une réflexion, avec toutes les nuances qu’il faut savoir apporter. La naissance d’un concept, d’une idée, d’une image, crée une forme finie, aboutie peut-être…

    Aussi, nos différentes rencontres avec l’artiste ont fait dépasser le cadre de l’ordinaire réflexion autour de la construction de l’exposition. Il ne s’agissait plus alors d’une simple mise en perspective d’un choix de sculptures, de dessins ; de leur scénographie, de leur mise en espace. L’exposition ouvre davantage sur d’autres voies que Vincent Barré désire suivre depuis quelques années. La structure même de l’exposition acquiert donc ici une signification particulière. Son temps, son lieu, sa géographie s’appuient sur le regard nouveau, mais latent, que l’artiste désire porter sur son œuvre et la réflexion nouvelle qu’il souhaite convoquer chez le regardeur.

     

    Où l’on aborde la genèse.

     

    Lors de sa première rencontre avec le musée, Vincent Barré fut frappé par son architecture ordonnancée, d’une majesté que nous pourrions croire empruntée mais néanmoins à dimension humaine. Il y a découvert ce qui, pour lui, devient des figures tutélaires inconscientes. Deux œuvres ont ainsi été inventées, au sens où l’on invente un trésor : un Christ aux outrages de l’Ecole de Germain Pilon et un portrait d’Eugène Leroy, L’Homme d’hiver. Les titres ont leur poids. Cette quête est instinctive, dans chaque lieu, l’artiste met sa culture en perspective, il se dépayse, dans le sens que Claude Lévi-Strauss donne à ce terme : intégrer sans pour autant se muter dans un autre espace, une autre culture, une autre civilisation. Ces deux œuvres sont en effet symptomatiques de la réflexion engagée sur la préhension du regard. La seule sculpture en pied des collections permanentes du musée est ce Christ, seule sculpture aussi à signifier un corps à demi nu. Néanmoins ce choix n’est pas établi en fonction de la proximité d’avec sa propre pratique, d’avec sa propre économie mais par ce qu’elle fait déborder : l’expression visible du temps. Le corps dégradé du Christ est agressé, piqué par la vermine, peu à peu il semble se désagréger. Peu à peu aussi, nous ne percevons plus que sa matière, l’objet végétal primordial, le bois, le tronc. La figure, elle, s’évanouit. Quant à Eugène Leroy, il n’a pu signifier dans son œuvre que le corps. Tous ses sujets, ses genres, sont des « anecdotes » qui sont autant de point de départ du geste du peintre qu’il tentera de faire disparaître, de la peinture (la lumière) elle-même qu’il tentera d’approcher, et du tableau qu’il tentera de faire oublier. Le corps de l’objet, du sujet ne s’enregistre plus que dans un temps physique et cognitif. Le peintre dès lors s’inscrit autant qu’il inscrit le corps de l’objet et le corps de la peinture. « Comment peut-on aborder le corps quand ne cherche pas à le magnifier par le sacrifice, la souffrance, l’accident, l’attaque ? », inscrit d’ailleurs Vincent Barré dans un de ses carnets de croquis.

     

    L’exploration mentale de l’espace s’écrit dans un parcours physique que l’architecture subvertit ; decorum, elle abuse de notre corps, et débordante, elle s’impose autant que l’œuvre. La première impression de l’artiste face à ce lieu fut déterminante. Imposante, grandiloquente, la salle s’ordonne comme une longue nef sans collatéral. Ce produit de la pensée, image cultuelle, est exacerbé par l’événement d’actualité auquel est étroitement liée cette rencontre, et qui sera à jamais inscrite dans l’histoire de l’exposition : le trouble et pathétique sort des marins du Koursk[1].

    La nef. Nef mais aussi navis, coque de bateau échoué, elle enveloppe, protège, et étrangement par antinomie provoque la claustrophobie. De prime abord nous pourrions donc nous sentir écrasés, le volume imposant opprime et inhibe le sens critique. Cependant, cette désagrégation du regard offre la possibilité à d’autres sens de se manifester. Ceux-là plus physiques. Maintenant, mutés en objets nous-même, nous sommes à même d’explorer physiquement l’œuvre. L’architecture réinscrit le corps, autant que le corps s’inscrit en elle et la sculpture elle-même contient cette efficacité. Ainsi posé le morceau de territoire temporaire des œuvres (l’environnement et les éléments médiats et immédiats de l’exposition), il nous faut nous plonger dans sa constitution, son enveloppe, son corps, ses organes. Et d’affirmer enfin « tout en un », omnis in unum.

     

    Où l’on écrit un journal et l’on entrevoit une ligne, une courbe.

     

    Il est un temps pour affirmer, il est un temps pour « s’affirmer » pour « entrer dans l’apaisement, l’intégration du danger et de l’émerveillement ». Dans le projet de l’exposition, dans les salles un peu cachées qu’il nomme Mastaba, Vincent Barré découvre une part jusqu’alors restée privée de son travail. Peut-on d’ailleurs parler de travail ? Il s’agit d’un ensemble conséquent de dessins qui couvre trente années, d’études de corps d’après nature d’esprit délibérément classique et dit-il critique, « sans intention d’afféterie moderniste ». Corps nus, robustes, forts, aux lignes découpées, aux poses hiératiques quand d’autres semblent plus artificielles et compliquées : « le maniérisme n’est pas mon histoire. Je suis plus préoccupé de stature et de construction que d’arabesque et d’expression. Je demande aux modèles des poses naturelles presque austères comme chez Cézanne, mais seuls les modèles amateurs m’entendent ». Ainsi des études de nus, l’artiste tient à la distinction, et elle est perceptible, entre les modèles professionnels et les amateurs. Ces derniers adoptent des postures où une certaine gêne est sensible devant le regard scrutateur du sculpteur. Tous les muscles sont tendus, les membres serrés le long du corps. Ils semblent ne vouloir dévoiler qu’un minimum de leur corps contraint. Mais cette gêne n’est pas réservée au modèle, l’artiste également la combat.

    Beaucoup d’autres dessins sont des portraits en pied, en buste ou simplement des visages. Ils paraissent pris sur le vif. Les modèles sont le plus souvent plongés dans la lecture, certains sommeillent, d’autres paraissent absorbés par leurs pensées. Une sensation de repos, de quiétude, se dégage d’ailleurs de l’ensemble. Les attitudes posées, convenues, ne sont alors plus de mises. Tous ces modèles sont des amis proches, et semblent participer au dessin. Le regard qu’il pose sur eux est affectueux, sans emphase ; il ne faut d’ailleurs pas se limiter aux apparences, ces dessins démontrent et disent une part cachée de l’affect que nous pressentons dans l’œuvre sculptée.

     

    Quelle est la raison de ces dessins, quelle est leur signification, dans l’œuvre et surtout dans l’exposition qui les met pour la première fois au jour ? Pour l’artiste, ils sont des jalons, des moments, et tout au plus dévoilent-t-ils, au premier regard, l’intérêt que Vincent Barré porte au corps humain dans sa généralité. Par contre, si notre observation se fait englobante, l’ensemble prend une tout autre signification. Exposé dans une profusion qui fait perdre de vue l’unicité, la ligne et le trait des dessins, dans un accrochage que pourrait faire un artiste sur son lieu de travail, son atelier. Ils s’étalent comme un long et lent journal. Un journal qui dirait autre chose de l’œuvre de Vincent Barré, un journal qui ouvrirait aussi sur autre chose que le corps lui-même, à l’instar d’Henri Michaux qui voyait dans chaque griffonnages l’apparition automatique de quelques visages qui dessinent celui de son propre auteur et de ses fantasmes les plus tus : « Visages de la volonté, peut-être, qui toujours nous devance et tend à préformer toute chose : visages aussi de la recherche et du désir. »[2].

    Il s’agit donc de sa propre nature. Les corps dessinés, esquissés, ne sont plus seulement des formes, les objets même d’une forme, d’une figure, ou d’un modelé. Ils sont singulièrement les contours du désir. Dessiner, permet à l’artiste de « toucher » le corps, de suivre la ligne, et de la faire « exister par sa main » : « retourner au dessin c’est retourner à l’intention qui précède la forme. Pour qui sait lire, c’est autobiographique, presque limpide. (…) Le dessin me réapprend à fomenter mon dessein, celui qui se marque, entre l’abstraction merveilleuse des corps, de la jouissance et de l’abstraction de la mort. Michel-Ange est emblématique ». Le corps esquissé ne devient alors plus qu’un transitoire sublimé.

     

    Chez l’artiste, ces dessins sont aussi là pour affirmer que l’idée de nature lui est une source primordiale, ce qu’une étude par trop formaliste de l’œuvre tenterait de nier, ou d’oublier à dessein, ne laissant qu’une vision artificielle de l’abstraction. En affirmant d’ailleurs cela, il ne s’inscrit pas dans une dimension narrative de la figure, il ne va pas contre la forme, elle est une de ses premières interrogations, comment elle naît, comment elle se survit à elle-même. La forme, qui dit le corps, est une de ses angoisses. Il ne peut le toucher et ne peut non plus s’en éloigner, le fuir aussi. Il est donc contraint de demeurer sur une lisière, un entre deux.

     

    Reposons nous également sur ses premiers dessins, travaillés à l’encre, exécutés avant qu’il ne fasse le choix de la sculpture en 1982 (ceux-là, pareillement dissimulés, ne seront pas exposés). Ils dévoilent ses rêves, ses songes et ses cauchemars. Trois éléments se distinguent, récurrents : le monde aqueux, les enchevêtrements, et le cadre souvent donné et ordonné par une fenêtre qui ouvre vers l’extérieur. Les espaces où se déroulent ses songes sont les endroits que l’artiste affectionne particulièrement : une ferme en montagne notamment. Bien que seule la dimension narrative et symbolique préside aux compositions, elles nous apparaissent signifiantes quant à la mythologie de l’artiste. Ce qui le guide, ce qui le pousse aussi dans ses retranchements. Elles montrent son affect, ses sentiments, ses émotions à l’œuvre et qui font partie intégrante du processus. Ne pas aborder cet aspect serait taire l’essence même du choix du corps comme récurrence dans son œuvre sculpturale. Vincent Barré y aborde la suggestion tantôt directe, tantôt allusive, et ses dessins nouvellement mis au jour se dévoilent comme autant de relais pour l’œuvre en devenir.

     

     

    Où l’on exige un corps après l’avoir approché.

     

    La sculpture de Vincent Barré bien que protéiforme, ne désire qu’une chose : approcher et produire – et non reproduire – un corps. Ses sculptures se sont débarrassées de leur parti pris de figuration par un passage aux formes couchées à la fin des années 90.

    C’est de la perception de la sculpture dont il est ici question. L’habitude voudrait que nous soyons dominés par elle, assujettis par sa taille nous n’aurions alors plus qu’à faire l’expérience de la « circumnavigation », se déplacer pour déplacer la vision et ainsi embrasser mentalement l’objet dans un temps contracté. La sculpture couchée nuance ce regard. L’appréciation se fait aérienne. Nous dominons physiquement. Mais cela ne dure pas. Très vite, nous ne nous mesurons plus à la sculpture. Elle ouvre sur des territoires informes, elle offre ses détails. Nous entrons en effraction. Nous lisons les textures, les creux, les plis, les raccords, tout ce que la sculpture a de peau. Et nous perdons ce qu’elle eut pu avoir d’anthropomorphique. La figure couchée explore un domaine autre, de l’espace et du temps. L’horizontale approche la mort. Elle affirme sa perception et sa compréhension de la fin, tandis que la verticalité tente de refuser la disparition, phallique, elle essaye de défier le temps, peut-être – surtout aurions nous tendance à penser – en vain.

     

    Revenir à la sculpture. Les Outres offrent leur ventre. Nouveau regard a-t-on dit plus haut, elles ne sont plus ce qu’elles disaient, des carapaces, des armures protectrices, mais aussi des organes, ses propres organes. Un corps sans organes n’est pas envisageable, tout au plus peut-il être une aspiration  : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratiques. Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite »[3]. C’est ce à quoi aspirait, et à la fois ce que combattait, vainement, Antonin Artaud. Corps et âme sont ainsi étroitement liés comme le squelette, la peau (l’architecture et la façade en somme, ce que nous pourrions nommer l’enveloppe) et les organes (l’espace du dedans).

     

    Ces contraintes mènent Vincent Barré à engager son propre corps comme « atelier », à la fois sujet et outil dans le processus. Les derniers grès et les dernières cires directes en bronze en témoignent. Ils sont des objets manuels par excellence. La préhension, le tactile, et l’expérience cutanée de l’œuvre, se font insistants. Le modelé est plus proche du geste ; le toucher, le malaxage, la torsion révèlent plus encore l’action du corps. Il est aussi un retour à la fabrica primordiale : créer avec la poussière des quatre points cardinaux du globe la substance nécessaire au façonnage du corps.

    Les sculptures provoquent des microperceptions, tous ses constituants, aussi singuliers soient-ils, sont des points de vue fragmentaires qui mènent à la constitution d’une idée, d’une image. Ces fabrications d’idées, bien qu’universelles, ne sont pas des visions de rêves, au contraire elles ouvrent sur un réel propre et singulier à chaque regardeur ; une combinaison entre l’espace physique et temporel de la sculpture et la mythologie de chacun.

     

    Un autre organe. La sculpture crée un espace interne d’apesanteur. L’espace où tout semble se jouer. Pourtant, elle existe aussi par l’architecture qui lui confère une pondérabilité. Apesanteur et pesanteur entrent en conflit. Une bataille optique et physique s’engage. Vincent Barré tente alors un exorcisme, il couvre cette architecture opprimante d’une nuée grenaillée[4] et noire travaillée par estampage. La clôture architecturale s’ouvre alors. Le mur est cassé, il n’est plus le réceptacle inactif, blême et neutre de la sculpture. Il n’orchestre plus les ombres. Au contraire, désormais désintégré, il devient une passerelle, le lieu de passage, entre la forme, la structure, et l’idea à l’image du fond dorée des œuvres du trecento italien, qui est l’espace du divin, de la transcendance, l’espace invisible de la pensée. Le dessin mural n’est pas l’objet de l’affirmation de la sculpture dans l’espace, et est encore moins son cadre. Par cette nouvelle vision, Vincent Barré désire s’éloigner du système clos de l’allégorie dénoncé par Goethe au profit du symbole. L’allégorie, manière intelligible de la lecture de l’objet, système uniquement raisonnable, oublie le sentiment, l’aspect sensible de l’objet, le fait que quelles que soient l’idée et l’image qui en sont données, elle soit délimitée. Le Christ aux outrages n’est plus seulement une figure tutélaire, un homme souffrant, il n’est plus là pour le signifier. Il s’est muté en autre chose. L’œuvre de Vincent Barré ne peut plus être vue comme les simples fragments d’un corps. Elle est aussi une pensée, un raisonnement, l’équation entre la substance charnelle et le cognitif.

     

     

    Où l’on côtoie enfin l’aura, l’espace entre l’ergon et le parergon.

     

    Expérimentant le corps, Vincent Barré fait l’expérience de son propre corps. Les dessins sont les moyens de la perception et de l’appréhension des traits, de la peau, des plis tectoniques du corps, de ses tensions, ses attractions et ses répulsions. Il puise, dans ses propres expériences sensorielles et dans les évènements de sa vie, les germes de ses sculptures. La quête de Vincent Barré, dans la conception même de l’exposition, par les relations à l’architecture, par les relations à l’histoire du lieu, histoire vécue et histoire imaginaire, prend une valeur quasi cultuelle. Dévoiler ses dessins, découvrir ses sculptures, sont autant de moments, d’instants à se révéler. Mais le miroir n’est pas loin. Considérant l’espace comme lieu et mode spécifiques de l’expérience esthétique, ses « scénographies », mot qu’il utilise avec circonspection conduisent le spectateur à poser les termes de sa condition. L’œuvre et son cadre (architecture, Histoire, mythologie de l’artiste) sont liés, comme l’ergon assimile le parergon, et inversement. L’exposition devient suture, comme elle, elle tente de réparer, d’accorder, mais laisse toujours une trace. Omnis in unum

     

    Yannick Courbès

    Juillet 2004

     

    [1] Le samedi 12 août 2000 le sous-marin Koursk coule en mer de Barents à 110m de fond. Cent dix huit mariniers périront dans le naufrage.

    [2] Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », La volonté, mort de l’art.

    [3] Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Editions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1980, p. 186.

    [4] A ce propos : en sculpture, le grenaillage est un procédé de nettoyage de la fonte brute par la projection de billes d’acier.

    La Grande Nef

    Yannick Courbès

    « Il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence, comme la même structure ou la même ville peut être représentée par différentes scénographies, suivants les différents côtés dont on la regarde. »

    Leibniz, Nouveaux essais III, chap. 3, paraph. 15

     

     

    Parfois nous tentons de remédier à l’impossibilité de poser des questions, et d’ouvrir peut-être sur une interrogation beaucoup plus vague, plus générale, plus lointaine aussi quant au sujet qui préoccupe. Sans cesse, inconsciemment, les questions reviennent. Mais elles ne sont toujours pas posées. Sans le dire alors, le faire savoir. C’est peut-être de cette impossibilité dont il est question dans l’œuvre de Vincent Barré : un œuvre qui tout entier se construit autour du corps, un œuvre qui tout entier ne demande aussi qu’à s’en affranchir. Ainsi donnée à voir, chaque exposition de l’artiste serait l’aboutissement d’une réflexion, avec toutes les nuances qu’il faut savoir apporter. La naissance d’un concept, d’une idée, d’une image, crée une forme finie, aboutie peut-être…

    Aussi, nos différentes rencontres avec l’artiste ont fait dépasser le cadre de l’ordinaire réflexion autour de la construction de l’exposition. Il ne s’agissait plus alors d’une simple mise en perspective d’un choix de sculptures, de dessins ; de leur scénographie, de leur mise en espace. L’exposition ouvre davantage sur d’autres voies que Vincent Barré désire suivre depuis quelques années. La structure même de l’exposition acquiert donc ici une signification particulière. Son temps, son lieu, sa géographie s’appuient sur le regard nouveau, mais latent, que l’artiste désire porter sur son œuvre et la réflexion nouvelle qu’il souhaite convoquer chez le regardeur.

     

    Où l’on aborde la genèse.

     

    Lors de sa première rencontre avec le musée, Vincent Barré fut frappé par son architecture ordonnancée, d’une majesté que nous pourrions croire empruntée mais néanmoins à dimension humaine. Il y a découvert ce qui, pour lui, devient des figures tutélaires inconscientes. Deux œuvres ont ainsi été inventées, au sens où l’on invente un trésor : un Christ aux outrages de l’Ecole de Germain Pilon et un portrait d’Eugène Leroy, L’Homme d’hiver. Les titres ont leur poids. Cette quête est instinctive, dans chaque lieu, l’artiste met sa culture en perspective, il se dépayse, dans le sens que Claude Lévi-Strauss donne à ce terme : intégrer sans pour autant se muter dans un autre espace, une autre culture, une autre civilisation. Ces deux œuvres sont en effet symptomatiques de la réflexion engagée sur la préhension du regard. La seule sculpture en pied des collections permanentes du musée est ce Christ, seule sculpture aussi à signifier un corps à demi nu. Néanmoins ce choix n’est pas établi en fonction de la proximité d’avec sa propre pratique, d’avec sa propre économie mais par ce qu’elle fait déborder : l’expression visible du temps. Le corps dégradé du Christ est agressé, piqué par la vermine, peu à peu il semble se désagréger. Peu à peu aussi, nous ne percevons plus que sa matière, l’objet végétal primordial, le bois, le tronc. La figure, elle, s’évanouit. Quant à Eugène Leroy, il n’a pu signifier dans son œuvre que le corps. Tous ses sujets, ses genres, sont des « anecdotes » qui sont autant de point de départ du geste du peintre qu’il tentera de faire disparaître, de la peinture (la lumière) elle-même qu’il tentera d’approcher, et du tableau qu’il tentera de faire oublier. Le corps de l’objet, du sujet ne s’enregistre plus que dans un temps physique et cognitif. Le peintre dès lors s’inscrit autant qu’il inscrit le corps de l’objet et le corps de la peinture. « Comment peut-on aborder le corps quand ne cherche pas à le magnifier par le sacrifice, la souffrance, l’accident, l’attaque ? », inscrit d’ailleurs Vincent Barré dans un de ses carnets de croquis.

     

    L’exploration mentale de l’espace s’écrit dans un parcours physique que l’architecture subvertit ; decorum, elle abuse de notre corps, et débordante, elle s’impose autant que l’œuvre. La première impression de l’artiste face à ce lieu fut déterminante. Imposante, grandiloquente, la salle s’ordonne comme une longue nef sans collatéral. Ce produit de la pensée, image cultuelle, est exacerbé par l’événement d’actualité auquel est étroitement liée cette rencontre, et qui sera à jamais inscrite dans l’histoire de l’exposition : le trouble et pathétique sort des marins du Koursk[1].

    La nef. Nef mais aussi navis, coque de bateau échoué, elle enveloppe, protège, et étrangement par antinomie provoque la claustrophobie. De prime abord nous pourrions donc nous sentir écrasés, le volume imposant opprime et inhibe le sens critique. Cependant, cette désagrégation du regard offre la possibilité à d’autres sens de se manifester. Ceux-là plus physiques. Maintenant, mutés en objets nous-même, nous sommes à même d’explorer physiquement l’œuvre. L’architecture réinscrit le corps, autant que le corps s’inscrit en elle et la sculpture elle-même contient cette efficacité. Ainsi posé le morceau de territoire temporaire des œuvres (l’environnement et les éléments médiats et immédiats de l’exposition), il nous faut nous plonger dans sa constitution, son enveloppe, son corps, ses organes. Et d’affirmer enfin « tout en un », omnis in unum.

     

    Où l’on écrit un journal et l’on entrevoit une ligne, une courbe.

     

    Il est un temps pour affirmer, il est un temps pour « s’affirmer » pour « entrer dans l’apaisement, l’intégration du danger et de l’émerveillement ». Dans le projet de l’exposition, dans les salles un peu cachées qu’il nomme Mastaba, Vincent Barré découvre une part jusqu’alors restée privée de son travail. Peut-on d’ailleurs parler de travail ? Il s’agit d’un ensemble conséquent de dessins qui couvre trente années, d’études de corps d’après nature d’esprit délibérément classique et dit-il critique, « sans intention d’afféterie moderniste ». Corps nus, robustes, forts, aux lignes découpées, aux poses hiératiques quand d’autres semblent plus artificielles et compliquées : « le maniérisme n’est pas mon histoire. Je suis plus préoccupé de stature et de construction que d’arabesque et d’expression. Je demande aux modèles des poses naturelles presque austères comme chez Cézanne, mais seuls les modèles amateurs m’entendent ». Ainsi des études de nus, l’artiste tient à la distinction, et elle est perceptible, entre les modèles professionnels et les amateurs. Ces derniers adoptent des postures où une certaine gêne est sensible devant le regard scrutateur du sculpteur. Tous les muscles sont tendus, les membres serrés le long du corps. Ils semblent ne vouloir dévoiler qu’un minimum de leur corps contraint. Mais cette gêne n’est pas réservée au modèle, l’artiste également la combat.

    Beaucoup d’autres dessins sont des portraits en pied, en buste ou simplement des visages. Ils paraissent pris sur le vif. Les modèles sont le plus souvent plongés dans la lecture, certains sommeillent, d’autres paraissent absorbés par leurs pensées. Une sensation de repos, de quiétude, se dégage d’ailleurs de l’ensemble. Les attitudes posées, convenues, ne sont alors plus de mises. Tous ces modèles sont des amis proches, et semblent participer au dessin. Le regard qu’il pose sur eux est affectueux, sans emphase ; il ne faut d’ailleurs pas se limiter aux apparences, ces dessins démontrent et disent une part cachée de l’affect que nous pressentons dans l’œuvre sculptée.

     

    Quelle est la raison de ces dessins, quelle est leur signification, dans l’œuvre et surtout dans l’exposition qui les met pour la première fois au jour ? Pour l’artiste, ils sont des jalons, des moments, et tout au plus dévoilent-t-ils, au premier regard, l’intérêt que Vincent Barré porte au corps humain dans sa généralité. Par contre, si notre observation se fait englobante, l’ensemble prend une tout autre signification. Exposé dans une profusion qui fait perdre de vue l’unicité, la ligne et le trait des dessins, dans un accrochage que pourrait faire un artiste sur son lieu de travail, son atelier. Ils s’étalent comme un long et lent journal. Un journal qui dirait autre chose de l’œuvre de Vincent Barré, un journal qui ouvrirait aussi sur autre chose que le corps lui-même, à l’instar d’Henri Michaux qui voyait dans chaque griffonnages l’apparition automatique de quelques visages qui dessinent celui de son propre auteur et de ses fantasmes les plus tus : « Visages de la volonté, peut-être, qui toujours nous devance et tend à préformer toute chose : visages aussi de la recherche et du désir. »[2].

    Il s’agit donc de sa propre nature. Les corps dessinés, esquissés, ne sont plus seulement des formes, les objets même d’une forme, d’une figure, ou d’un modelé. Ils sont singulièrement les contours du désir. Dessiner, permet à l’artiste de « toucher » le corps, de suivre la ligne, et de la faire « exister par sa main » : « retourner au dessin c’est retourner à l’intention qui précède la forme. Pour qui sait lire, c’est autobiographique, presque limpide. (…) Le dessin me réapprend à fomenter mon dessein, celui qui se marque, entre l’abstraction merveilleuse des corps, de la jouissance et de l’abstraction de la mort. Michel-Ange est emblématique ». Le corps esquissé ne devient alors plus qu’un transitoire sublimé.

     

    Chez l’artiste, ces dessins sont aussi là pour affirmer que l’idée de nature lui est une source primordiale, ce qu’une étude par trop formaliste de l’œuvre tenterait de nier, ou d’oublier à dessein, ne laissant qu’une vision artificielle de l’abstraction. En affirmant d’ailleurs cela, il ne s’inscrit pas dans une dimension narrative de la figure, il ne va pas contre la forme, elle est une de ses premières interrogations, comment elle naît, comment elle se survit à elle-même. La forme, qui dit le corps, est une de ses angoisses. Il ne peut le toucher et ne peut non plus s’en éloigner, le fuir aussi. Il est donc contraint de demeurer sur une lisière, un entre deux.

     

    Reposons nous également sur ses premiers dessins, travaillés à l’encre, exécutés avant qu’il ne fasse le choix de la sculpture en 1982 (ceux-là, pareillement dissimulés, ne seront pas exposés). Ils dévoilent ses rêves, ses songes et ses cauchemars. Trois éléments se distinguent, récurrents : le monde aqueux, les enchevêtrements, et le cadre souvent donné et ordonné par une fenêtre qui ouvre vers l’extérieur. Les espaces où se déroulent ses songes sont les endroits que l’artiste affectionne particulièrement : une ferme en montagne notamment. Bien que seule la dimension narrative et symbolique préside aux compositions, elles nous apparaissent signifiantes quant à la mythologie de l’artiste. Ce qui le guide, ce qui le pousse aussi dans ses retranchements. Elles montrent son affect, ses sentiments, ses émotions à l’œuvre et qui font partie intégrante du processus. Ne pas aborder cet aspect serait taire l’essence même du choix du corps comme récurrence dans son œuvre sculpturale. Vincent Barré y aborde la suggestion tantôt directe, tantôt allusive, et ses dessins nouvellement mis au jour se dévoilent comme autant de relais pour l’œuvre en devenir.

     

     

    Où l’on exige un corps après l’avoir approché.

     

    La sculpture de Vincent Barré bien que protéiforme, ne désire qu’une chose : approcher et produire – et non reproduire – un corps. Ses sculptures se sont débarrassées de leur parti pris de figuration par un passage aux formes couchées à la fin des années 90.

    C’est de la perception de la sculpture dont il est ici question. L’habitude voudrait que nous soyons dominés par elle, assujettis par sa taille nous n’aurions alors plus qu’à faire l’expérience de la « circumnavigation », se déplacer pour déplacer la vision et ainsi embrasser mentalement l’objet dans un temps contracté. La sculpture couchée nuance ce regard. L’appréciation se fait aérienne. Nous dominons physiquement. Mais cela ne dure pas. Très vite, nous ne nous mesurons plus à la sculpture. Elle ouvre sur des territoires informes, elle offre ses détails. Nous entrons en effraction. Nous lisons les textures, les creux, les plis, les raccords, tout ce que la sculpture a de peau. Et nous perdons ce qu’elle eut pu avoir d’anthropomorphique. La figure couchée explore un domaine autre, de l’espace et du temps. L’horizontale approche la mort. Elle affirme sa perception et sa compréhension de la fin, tandis que la verticalité tente de refuser la disparition, phallique, elle essaye de défier le temps, peut-être – surtout aurions nous tendance à penser – en vain.

     

    Revenir à la sculpture. Les Outres offrent leur ventre. Nouveau regard a-t-on dit plus haut, elles ne sont plus ce qu’elles disaient, des carapaces, des armures protectrices, mais aussi des organes, ses propres organes. Un corps sans organes n’est pas envisageable, tout au plus peut-il être une aspiration  : « Ce n’est pas du tout une notion, un concept, plutôt une pratique, un ensemble de pratiques. Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite »[3]. C’est ce à quoi aspirait, et à la fois ce que combattait, vainement, Antonin Artaud. Corps et âme sont ainsi étroitement liés comme le squelette, la peau (l’architecture et la façade en somme, ce que nous pourrions nommer l’enveloppe) et les organes (l’espace du dedans).

     

    Ces contraintes mènent Vincent Barré à engager son propre corps comme « atelier », à la fois sujet et outil dans le processus. Les derniers grès et les dernières cires directes en bronze en témoignent. Ils sont des objets manuels par excellence. La préhension, le tactile, et l’expérience cutanée de l’œuvre, se font insistants. Le modelé est plus proche du geste ; le toucher, le malaxage, la torsion révèlent plus encore l’action du corps. Il est aussi un retour à la fabrica primordiale : créer avec la poussière des quatre points cardinaux du globe la substance nécessaire au façonnage du corps.

    Les sculptures provoquent des microperceptions, tous ses constituants, aussi singuliers soient-ils, sont des points de vue fragmentaires qui mènent à la constitution d’une idée, d’une image. Ces fabrications d’idées, bien qu’universelles, ne sont pas des visions de rêves, au contraire elles ouvrent sur un réel propre et singulier à chaque regardeur ; une combinaison entre l’espace physique et temporel de la sculpture et la mythologie de chacun.

     

    Un autre organe. La sculpture crée un espace interne d’apesanteur. L’espace où tout semble se jouer. Pourtant, elle existe aussi par l’architecture qui lui confère une pondérabilité. Apesanteur et pesanteur entrent en conflit. Une bataille optique et physique s’engage. Vincent Barré tente alors un exorcisme, il couvre cette architecture opprimante d’une nuée grenaillée[4] et noire travaillée par estampage. La clôture architecturale s’ouvre alors. Le mur est cassé, il n’est plus le réceptacle inactif, blême et neutre de la sculpture. Il n’orchestre plus les ombres. Au contraire, désormais désintégré, il devient une passerelle, le lieu de passage, entre la forme, la structure, et l’idea à l’image du fond dorée des œuvres du trecento italien, qui est l’espace du divin, de la transcendance, l’espace invisible de la pensée. Le dessin mural n’est pas l’objet de l’affirmation de la sculpture dans l’espace, et est encore moins son cadre. Par cette nouvelle vision, Vincent Barré désire s’éloigner du système clos de l’allégorie dénoncé par Goethe au profit du symbole. L’allégorie, manière intelligible de la lecture de l’objet, système uniquement raisonnable, oublie le sentiment, l’aspect sensible de l’objet, le fait que quelles que soient l’idée et l’image qui en sont données, elle soit délimitée. Le Christ aux outrages n’est plus seulement une figure tutélaire, un homme souffrant, il n’est plus là pour le signifier. Il s’est muté en autre chose. L’œuvre de Vincent Barré ne peut plus être vue comme les simples fragments d’un corps. Elle est aussi une pensée, un raisonnement, l’équation entre la substance charnelle et le cognitif.

     

     

    Où l’on côtoie enfin l’aura, l’espace entre l’ergon et le parergon.

     

    Expérimentant le corps, Vincent Barré fait l’expérience de son propre corps. Les dessins sont les moyens de la perception et de l’appréhension des traits, de la peau, des plis tectoniques du corps, de ses tensions, ses attractions et ses répulsions. Il puise, dans ses propres expériences sensorielles et dans les évènements de sa vie, les germes de ses sculptures. La quête de Vincent Barré, dans la conception même de l’exposition, par les relations à l’architecture, par les relations à l’histoire du lieu, histoire vécue et histoire imaginaire, prend une valeur quasi cultuelle. Dévoiler ses dessins, découvrir ses sculptures, sont autant de moments, d’instants à se révéler. Mais le miroir n’est pas loin. Considérant l’espace comme lieu et mode spécifiques de l’expérience esthétique, ses « scénographies », mot qu’il utilise avec circonspection conduisent le spectateur à poser les termes de sa condition. L’œuvre et son cadre (architecture, Histoire, mythologie de l’artiste) sont liés, comme l’ergon assimile le parergon, et inversement. L’exposition devient suture, comme elle, elle tente de réparer, d’accorder, mais laisse toujours une trace. Omnis in unum

     

    Yannick Courbès

    Juillet 2004

     

    [1] Le samedi 12 août 2000 le sous-marin Koursk coule en mer de Barents à 110m de fond. Cent dix huit mariniers périront dans le naufrage.

    [2] Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », La volonté, mort de l’art.

    [3] Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Editions de Minuit, coll. « Critique », Paris, 1980, p. 186.

    [4] A ce propos : en sculpture, le grenaillage est un procédé de nettoyage de la fonte brute par la projection de billes d’acier.