2005 Détour, La grande nef. Musée des Beaux-Arts Eugène Leroy – MUBA, Tourcoing

Musée des Beaux-Arts Eugène Leroy, MUBA à Tourcoing
Commissaires Evelyne-Dorothée Allemand et Yannick Courbès
Photographies Florian Kleinfenn
2005
Catalogue Détour, La Grande Nef, texte de Yannick Courbès

(Extrait du catalogue, Détour : texte de Yannick Courbès co-commissaire de l’exposition)

Lors de sa première rencontre avec le musée, Vincent Barré fut frappé par son architecture ordonnancée, d’une majesté que nous pourrions croire empruntée mais néanmoins à dimension humaine. Il y a découvert ce qui, pour lui, devient des figures tutélaires inconscientes. Deux œuvres ont ainsi été inventées, au sens où l’on invente un trésor : un Christ aux outrages de l’Ecole de Germain Pilon et un portrait d’Eugène Leroy, L’Homme d’hiver. Les titres ont leur poids. Cette quête est instinctive, dans chaque lieu, l’artiste met sa culture en perspective, il se dépayse, dans le sens que Claude Lévi-Strauss donne à ce terme : intégrer sans pour autant se muter dans un autre espace, une autre culture, une autre civilisation. Ces deux œuvres sont en effet symptomatiques de la réflexion engagée sur la préhension du regard. La seule sculpture en pied des collections permanentes du musée est ce Christ, seule sculpture aussi à signifier un corps à demi nu. Néanmoins ce choix n’est pas établi en fonction de la proximité d’avec sa propre pratique, d’avec sa propre économie mais par ce qu’elle fait déborder : l’expression visible du temps. Le corps dégradé du Christ est agressé, piqué par la vermine, peu à peu il semble se désagréger. Peu à peu aussi, nous ne percevons plus que sa matière, l’objet végétal primordial, le bois, le tronc. La figure, elle, s’évanouit. Quant à Eugène Leroy, il n’a pu signifier dans son œuvre que le corps. Tous ses sujets, ses genres, sont des « anecdotes » qui sont autant de point de départ du geste du peintre qu’il tentera de faire disparaître, de la peinture (la lumière) elle-même qu’il tentera d’approcher, et du tableau qu’il tentera de faire oublier. Le corps de l’objet, du sujet ne s’enregistre plus que dans un temps physique et cognitif. Le peintre dès lors s’inscrit autant qu’il inscrit le corps de l’objet et le corps de la peinture. « Comment peut-on aborder le corps quand ne cherche pas à le magnifier par le sacrifice, la souffrance, l’accident, l’attaque ? », inscrit d’ailleurs Vincent Barré dans un de ses carnets de croquis.

L’exploration mentale de l’espace s’écrit dans un parcours physique que l’architecture subvertit ; decorum, elle abuse de notre corps, et débordante, elle s’impose autant que l’œuvre. La première impression de l’artiste face à ce lieu fut déterminante. Imposante, grandiloquente, la salle s’ordonne comme une longue nef sans collatéral. Ce produit de la pensée, image cultuelle, est exacerbé par l’événement d’actualité auquel est étroitement liée cette rencontre, et qui sera à jamais inscrite dans l’histoire de l’exposition : le trouble et pathétique sort des marins du Koursk[1].

La nef. Nef mais aussi navis, coque de bateau échoué, elle enveloppe, protège, et étrangement par antinomie provoque la claustrophobie. De prime abord nous pourrions donc nous sentir écrasés, le volume imposant opprime et inhibe le sens critique. Cependant, cette désagrégation du regard offre la possibilité à d’autres sens de se manifester. Ceux-là plus physiques. Maintenant, mutés en objets nous-même, nous sommes à même d’explorer physiquement l’œuvre. L’architecture réinscrit le corps, autant que le corps s’inscrit en elle et la sculpture elle-même contient cette efficacité. Ainsi posé le morceau de territoire temporaire des œuvres (l’environnement et les éléments médiats et immédiats de l’exposition), il nous faut nous plonger dans sa constitution, son enveloppe, son corps, ses organes. Et d’affirmer enfin « tout en un », omnis in unum.

[1] Le samedi 12 août 2000 le sous-marin Koursk coule en mer de Barents à 110m de fond. Cent dix huit mariniers périront dans le naufrage.