De l’Himalaya à Jean Fouquet, des anneaux de fonte à une couronne d’épines,
    de l’expérience solitaire à la recherche de l’autre, Vincent Barré raconte son parcours.

    Dominique Szymusiak

    Tu as commencé ta carrière comme architecte, comment devient-on sculpteur ?

    Deux personnes m’ont donné l’intuition de devenir artiste, une femme sculpteur, Jacqueline Badord, pour qui j’ai travaillé à l’âge où mes copains allaient s’embaucher dans des cabinets d’architecture, et Vladimir Borensztajn, un sculpteur polonais et israélien rencontré aux Beaux-arts alors que j’étudiais l’architecture, et pour qui j’ai posé vers l’âge de 20 ans. C’est lui qui m’a fait regarder Giacometti. J’ai commencé à modeler, sans jamais devenir véritablement modeleur, mais j’ai exercé l’architecture. Quelques années plus tard, devenu sculpteur, c’est d’abord vers l’assemblage que mon tempérament d’architecte m’a orienté.

     

    Dans ton projet, au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, tu veux qu’il y ait une certaine proximité entre tes œuvres et Grande femme de Giacometti qui est dans la cour.

    J’ai vraiment vu Giacometti aux États-Unis pendant mes études auprès de Louis Kahn à Philadelphie, puis à mon retour dans des expositions en France. Les grandes figures dressées, je les vois comme irradiant un volume, c’est-à-dire qu’elles donnent l’idée de la masse avec une extraordinaire économie de matière. C’est ce que j’aime dans la statuaire grecque archaïque — égyptienne, romane — ainsi qu’une aptitude au silence propre à la statuaire religieuse. C’est très beau dans notre époque qui manque de grande vision.

     

    Quand as-tu vu les Dos de Matisse ?

    Je les ai vus à Beaubourg. J’avais toujours cherché les plans dans la peinture et la sculpture, en regardant Cézanne et Matisse. Leur faculté d’inventer une manière nouvelle de construire fut une vraie leçon pour moi, qui n’avais pas suivi de formation de sculpture. Matisse est le sculpteur qui m’a le plus influencé, avec Giacometti et Brancusi. Ce sont les musées qui m’ont formé. En 1975, j’avais vu les grands musées américains avec des peintures, collages, sculptures de Matisse, des Cézanne comme on n’en voyait pas en France, j’ai vu les grandes oeuvres de l’expressionisme abstrait. Avec l’ouverture du Centre Pompidou, j’ai très bien compris comment il y avait eu transmission de la France vers les États-Unis pour la peinture et la couleur. J’avais alors terminé mes études d’architecture et j’ai exercé. Quand je franchis le pas de cesser ce métier en 1982, mes premières sculptures sont des assemblages, pour une dizaine d’années, ensuite de la découpe de plaques de fer. Puis, ayant intégré la leçon du Giacometti surréaliste de Cube de 1932, et celle de Matisse, et avec le changement d’échelle qu’autorise la fonte de fer, elles sont devenues des formes massives à facettes, tellement tendues, tellement pleines. Il y a un certain archaïsme dans la sculpture de Matisse qui est du côté de ce primitivisme où je me retrouve.

     

     Est-ce que tu as été influencé par la sculpture américaine et anglaise ?

    J’ai connu Triangle Artists’ Workshop, grâce à Karen Wilkin, et participé en 1987 à cet atelier dans l’État de New York, fondé sous l’impulsion d’Antony Caro qui aimait côtoyer de jeunes artistes et susciter de l’émulation. Je l’ai donc connu personnellement, j’ai visité son atelier près de Pine Plains, bien regardé ses sculptures. Clement Greenberg qui était critique invité, très provoquant envers les artistes français, est entré dans mon atelier et m’a dit : “These are figures, trim the heads ! (Coupe les têtes !)”. Je n’en ai rien fait. J’étais très tôt conscient de cette tradition abstraite nord américaine. J’ai donc naturellement commencé la sculpture par des constructions de matériaux trouvés, des planches de mon atelier, des tôles assemblées, puis de la sculpture en acier. Je m’inscrivais dans une filiation de sculpteurs, initiée au début du XXe siècle par Picasso et Julio Gonzales, puis prolongée aux États-Unis plus qu’en Europe continentale, avec David Smith, puis Antony Caro. Cette filiation m’a nourri les premiers temps de ma sculpture, jusqu’à ce que je prenne conscience de l’énorme influence formelle que leurs oeuvres avaient eu en dépit des autres mouvements dans l’art du XXe siècle, et ont toujours sur certains. C’est au retour de Triangle, à la fin des années 80, que j’ai senti la nécessité de prendre mes distances avec cette pratique.

     

    Tu m’as tenu des propos très matissiens : l’abstraction sur racine de réalité, les papiers découpés, les Dos et le petit torse qui, au musée du Cateau-Cambrésis est dans la salle des Dos, dans cette salle où l’on vient faire de la poésie, de la danse. Ils sont apparemment statiques alors que ce sont des mouvements de danse. Tu parles de la troisième dimension pour arriver à deux dimensions. Tu pars du plein pour arriver au vide.

    Richard Deacon, qui est un ami, me demande un jour, dans mon atelier, ce que deviendraient mes dessins si on y lisait les blancs plutôt que les noirs, c’est-à-dire, les vides plutôt que les pleins. J’ai souvent joué de ces inversions, avec cette spécificité que je n’étais pas coloriste. Tous les dessins sont noirs, bruns, dans ce registre dont je ne me fatigue pas. “Il ne faut pas craindre d’être terne et d’entrer dans la nuit”, écrit Jean Genet de prison au petit Jean. Tout ce que je fais est couleur-matière. Avant d’en arriver au noir, j’ai fait des grands monotypes vivement colorés de grands aplats, dans une série que j’appelais La chambre d’amour. Mais j’ai vite renoncé. Ils sont maintenant noirs — mats ou brillants, denses ou moins denses — ce sont des jeux de positif-négatif, de plein et de creux. Et je fais cela depuis 25 ans.

    Les monotypes te conduisent aux formes découpées et te font regarder Matisse.

    La découverte du procédé de la découpe m’y a conduit — ou est-ce l’inverse? Mes premiers monotypes et collages datent d’un séjour à PS1 New York en 1985. D’abord des formes découpées, posées “en réserve” sur des papiers Japon que j’estampe, ensuite assemblées. Ces formes planes découpées me conduisent à les imaginer dans l’espace, en des volumes très économes de deux ou trois pans d’acier coupés au chalumeau, dans les grandes dimensions que les moyens d’un atelier industriel près de Montargis m’autorisent très vite. C’est une dizaine d’années très intenses qui, après les assemblages, me ramènent à la figure, même suggérée, à la ligne et à l’arabesque. La Perséphone du Cateau-Cambresis en est un bon exemple. Et déjà, dans sa forme en amande, il y a une sorte de ventre, de creux, un intérieur.

    En 1999, j’enseignais, quand j’ai eu une grave infection de la hanche. J’ai passé cinq mois à l’hôpital, puis en convalescence à clopiner dans mon atelier à la campagne. La question du corps est devenue d’une certaine urgence. Curieusement, avant l’accident, j’avais commencé à en parler. C’est par les étudiants que j’en avais pris conscience. Ces jeunes gens parlaient du corps, du toucher, des organes et moi j’en étais encore à une certaine figuration, à la préoccupation de la sculpture debout.

    Ce fut comme si j’anticipais sur ce qui allait m’arriver. Je venais de réaliser ma première pièce en fonte de fer à partir de modèles perdus en polystyrène, de quitter le registre des formes aériennes et planes, de la découpe de l’acier en arabesque pour réaliser de grandes formes couchées, massives, rondes et creuses en fonte de fer coulée dans une fonderie industrielle. Les aléas de la vie font que ces premières réalisations coïncident avec l’accident qui me tient longtemps immobilisé, et avec l’exposition Corpus que je projette dans quatre musées et centres d’art : Corpus, comme un corpus d’oeuvres, mais aussi comme le corps, mon propre corps en vie, et vulnérable. Durant cette période, je prends conscience que ce n’est pas la figure érigée, dominante, mais le corps qui m’intéresse dans sa fragilité, sa chair, l’horizontalité de ce qu’on pose à terre, ce sur quoi on se penche, que l’on peut embrasser du regard. Il s’agit du renversement de la statue. La verticalité est un archétype dans toute l’histoire de la statuaire. Il m’a fallu près de vingt ans après mes premières oeuvres verticales et de dimensions architecturales, pour penser que la forme peut être couchée et me sortir du vis-à-vis avec la figure. De ce moment j’ai regardé autrement les objets archéologiques et la sculpture contemporaine.

    Juste avant les sculptures couchées en fonte, j’avais fait trois ou quatre torses en taille directe dans de hauts troncs de chêne en référence aux Kouros du musée d’Athènes. Cela m’a débloqué, il fallait que ça s’arrête tout de suite, la citation devenait intenable. Quinze ans plus tard, j’ai réalisé presque par inadvertance une colonne en aluminium qui ressemble un peu à un torse, de l’échelle de ceux d’Athènes. Il y avait là aussi le tronc d’un poirier que m’avait donné un ami et voisin. C’était déjà un torse, il était parfait, il n’y avait rien à toucher. J’ai mis les deux côte à côte, je les ai appelés Compagnons en souvenir de mon ami décédé depuis. Il y avait là une présence, mais sans la citation, quelque chose d’ample, de moins littéral. Maintenant quand je fais un dessin, je veux qu’on pense d’abord au volume, au sculptural.

     

    La forme couchée t’aide à sortir de la figuration contre laquelle tu résistes.

    J’ai passé une quinzaine d’années à réaliser des fontes de fer, puis des fontes d’aluminium dans ce registre de grandes formes souvent couchées, construites dans un esprit de géométrie souple. Jusqu’à ce qu’à l’occasion de la commande avec Sylvain Dubuisson d’un monument à quatre résistants — les Fusillés de la Nivelle à Amilly — la forme érigée réapparaisse, la colonne dans une évocation presque anthropomorphe de ces hommes, sur les lieux de leur sacrifice. Quatre hautes colonnes fendues dont on perçoit la minceur, quatre formes de diamètres décroissants comme les anneaux de croissance d’un arbre fauché dans sa jeunesse, comme l’âge des résistants. J’étais donc loin de renoncer à la verticale, à l’émotion qu’elle suscite et que j’ai continué à explorer maintes fois depuis, sans me sentir inféodé à la figure. Si elle apparaît dans la récente série des monotypes Ex-voto ou Torses inspirés du petit torse de Matisse du musée du Cateau, la figure ne se laisse deviner que par fragments, presque une archéologie.

     

    Comment se nourrit ta pratique, quel est le rapport au lieu ?

    C’est avec le cycle d’expositions Corpus (1999-2002), suivi de Détour (2005-2008), et quelques expositions dans des musées — Tourcoing, Rouen, Le Havre — que s’est mise en place une manière particulière de nourrir mon inspiration. En trouvant des lieux d’élection — un musée, une ville, une oeuvre singulière, une histoire — j’imagine longtemps à l’avance un projet comme le récit qui va m’habiter pendant deux ou trois années et que je vais faire durer. Je crée de nouvelles pièces en pensant à ce lieu, que je vais composer ensuite dans l’exposition avec d’autres plus anciennes.

    À Cluny, en 1986, pour la première fois, j’étais invité à exposer dans la Tour des Fromages dans l’enceinte monastique. J’ai pensé à un cycle de sculptures, à un hommage à Giotto avec de grandes formes assemblées situées dans l’espace comme une scénographie qui suivrait le récit de la vie de la Vierge peint à la chapelle de l’Arène à Padoue. Dehors, dans le jardin au pied de la tour, puis à l’intérieur, d’étage en étage et jusqu’au sommet d’où l’on domine le paysage. Ce récit chrétien, tellement inscrit dans notre inconscient occidental, prend racine chez Giotto qui m’a ici ouvert à une abstraction “habitée”, très libre, insistant sur les relations à distance entre les éléments. J’aime les mythes, les récits et les constructions religieuses de l’esprit que je vois comme de magnifiques inventions de l’homme.

     

    Tu as exposé tes Anneaux dans des lieux très différents, comment évoluent-ils selon les sites ?

    Il y en a plusieurs séries réalisées au cours des dernières années. À Tianjin, en ville et dans le parc de Shunde en Chine, puis Chaos à Chaumont-sur-Loire. Ce sont toutes des séries gigognes de 3 – 4 – 6 éléments, coupés du même bloc de polystyrène. Cela me permet de faire des ensembles composites sans avoir à me soucier à l’avance de la composition. Les anneaux vont décroissants, c’est le rapport qui change. La profondeur est constante, mais ils deviennent de plus en plus fuselés. C’est pareil pour toutes les sculptures en séries, les Outres comme les Colonnes, les verticales comme les horizontales.

    Je les ai montrés pour la première fois à Tourcoing et à Rouen en intérieur, puis au Havre sur le parvis du musée, face au port. C’est particulièrement beau avec l’horizontal d’un paysage en arrière-fond. À Chaumont, si on les regarde à distance, l’horizontale passe très bas, on s’approche, on les touche, il y a des lumières extraordinaires. À Chaumont, c’est la Loire que l’on voit derrière, à Tianjin ils sont posés sur un trottoir où les gens passent. Ils sont liés à des circonstances et à des espaces.

     

    À Chaumont-sur-Loire, tu as aussi réalisé spécialement une sculpture que tu appelles Couronne. Depuis longtemps, tu es passionné par la peinture de Jean Fouquet. Tu connais la Pietà qui se trouve dans l’église de Nouans-les-Fontaines pour l’avoir vu restaurée puis exposée au Louvre dans les années 70.

    J’aime beaucoup cette peinture, pour la monumentalité des formes, pour l’impassibilité des visages qui donnent une majesté, une profonde intériorité. Si on regarde les mains et les visages, on pense aux modèles paysans de Jean Fouquet pour son tableau, et ça lui donne une grande humanité. Les plis des vêtements sont vastes comme des paysages. Et j’ai repensé à ce que j’avais vu dans l’Himalaya, des années auparavant. Et j’ai voulu y revenir pour filmer ces personnes, retrouver la marche, la solitude, les déserts, pour voir des visages, des têtes, des mains. C’est comme un autre temps. J’ai filmé les mains d’un moine qui priait.

    Je peux dire qu’à Chaumont, j’ai vécu une rencontre. Invité à penser un projet pour les écuries — j’imaginais d’emblée une grande forme circulaire en lévitation dans l’auvent — je réalise que le tableau de Jean Fouquet n’est qu’à une quarantaine de kilomètres de là. Et aux pieds de cette Pietà, il y a une couronne rude, à ras de terre, c’est comme un signe. Je cherche toujours la filiation, à inscrire ce que je fais dans quelque chose qui soit une durée, qui ait une emprise.

    Je réunis dans cette installation, de manière inatendue, ce tableau qui est pour moi le plus beau de la Renaissance française, et ce que je cherche continuellement pour ma propre sculpture : un caractère impassible, une absence de pathos, une sorte de statisme dans l’énergie. Tout est là, posé. Ça pousse sur les bords du tableau, ça prend tout l’espace. Il y a des jeux de regards à distance, il y a la chasteté d’un nu, il y a une composition d’ensemble. On est en 1460, c’est la Touraine, entre l’Italie et les Flandres, dans la suite des rois et reines de Chartres.

    Je retrouvais dans ce tableau des correspondances avec un autre pan de ma vie que sont mes premiers voyages dans l’Himalaya, dès l’âge de 22 ans. J’ai pensé à l’ambiance des monastères, à la beauté des objets, des tissus, à la scansion des chants, à la bonté des visages, aux figures lumineuses. Alors, en septembre 2013, avant même d’avoir la certitude que je pourrai jamais réaliser ce rêve à Chaumont, j’ai refait le voyage que j’avais fait 25 ans avant, dans l’autre sens. Je suis monté au col du Shingo-La, à plus de 5 000 mètres pour aller vivre auprès d’une famille de paysans. J’ai filmé les montagnes, le quotidien de la maison, et réuni dans un court film avec Pierre Creton des séquences du col dans la tempête, un long plan sur le visage de Namgyal Wangdous et ma visite au tableau de Jean Fouquet, solitaire dans son église. Le tout de façon très cyclique et abstraite.

     

    Comme une humanité qui traverserait les siècles et l’espace ?

    C’est la première fois que je reviens à un dispositif aussi explicitement du côté du sacré J’ai tout fait pour m’en défaire mais là, tu vois comme j’y reviens, entre Fouquet et l’Himalaya.

     

    Quand tu sculptes, tu touches au sacré ?

    Je suis méfiant, je mets une vigilance énorme à ne pas tomber dans la narration mièvre qui pourrait s’insinuer du fait d’une éducation chrétienne. Le récit de la mort du Christ reste pourtant une fable émouvante, dans ses moindres faits. Mais je ne veux pas emprunter à ce langage de la croyance qui n’a plus de sens pour moi. Il me faut prendre de la distance. À Chaumont, si je n’avais pas cité le tableau de Jean Fouquet, si je n’avais pas pris la couronne, le récit sacré comme caisse de résonance, ma sculpture aurait été perçue d’avantage comme une installation spatiale. J’ai fait le choix.

     

    On n’est pas du tout dans un lieu sacré. Il est complètement ouvert sur une cour elliptique

    à l’architecture très noble. On est dans des écuries.

    La couronne est au-dessus d’un cercle noir qui est apparu très vite dans mes dessins, pour centrer la composition et lui donner de la verticalité. Une forme circulaire de charbon qui peut ressembler à une ombre portée se diffusant vers la périphérie, et qui s’est révélée très vite nécessaire pour caler la forme dans l’espace. La profondeur du noir de ce charbon donne une qualité différente au ton sombre et froid des branches.

     

    C’est curieux d’aller chercher la couronne d’épines, tu pouvais évoquer un cercle de lumière, une évocation d’autres formes que celle de la douleur.

    Il n’y a pas d’épines. C’est une couronne faite de branches de frêne cueillies au coeur de l’hiver avec des bourgeons drus, pleins de sève, coulées dans le bronze. Des branches tissées, torsadées, aux lignes recomposées, surmodelées par endroits d‘empreintes en cire de mes poings qui les saisissent. D’inspiration plutôt dionysiaque, je crois ?

     

    Entretiens de Vincent Barré avec Dominique Szymusiak

    Le 3 février 2015

    De l’Himalaya à Jean Fouquet, des anneaux de fonte à une couronne d’épines,
    de l’expérience solitaire à la recherche de l’autre, Vincent Barré raconte son parcours.

    Dominique Szymusiak

    Tu as commencé ta carrière comme architecte, comment devient-on sculpteur ?

    Deux personnes m’ont donné l’intuition de devenir artiste, une femme sculpteur, Jacqueline Badord, pour qui j’ai travaillé à l’âge où mes copains allaient s’embaucher dans des cabinets d’architecture, et Vladimir Borensztajn, un sculpteur polonais et israélien rencontré aux Beaux-arts alors que j’étudiais l’architecture, et pour qui j’ai posé vers l’âge de 20 ans. C’est lui qui m’a fait regarder Giacometti. J’ai commencé à modeler, sans jamais devenir véritablement modeleur, mais j’ai exercé l’architecture. Quelques années plus tard, devenu sculpteur, c’est d’abord vers l’assemblage que mon tempérament d’architecte m’a orienté.

     

    Dans ton projet, au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, tu veux qu’il y ait une certaine proximité entre tes œuvres et Grande femme de Giacometti qui est dans la cour.

    J’ai vraiment vu Giacometti aux États-Unis pendant mes études auprès de Louis Kahn à Philadelphie, puis à mon retour dans des expositions en France. Les grandes figures dressées, je les vois comme irradiant un volume, c’est-à-dire qu’elles donnent l’idée de la masse avec une extraordinaire économie de matière. C’est ce que j’aime dans la statuaire grecque archaïque — égyptienne, romane — ainsi qu’une aptitude au silence propre à la statuaire religieuse. C’est très beau dans notre époque qui manque de grande vision.

     

    Quand as-tu vu les Dos de Matisse ?

    Je les ai vus à Beaubourg. J’avais toujours cherché les plans dans la peinture et la sculpture, en regardant Cézanne et Matisse. Leur faculté d’inventer une manière nouvelle de construire fut une vraie leçon pour moi, qui n’avais pas suivi de formation de sculpture. Matisse est le sculpteur qui m’a le plus influencé, avec Giacometti et Brancusi. Ce sont les musées qui m’ont formé. En 1975, j’avais vu les grands musées américains avec des peintures, collages, sculptures de Matisse, des Cézanne comme on n’en voyait pas en France, j’ai vu les grandes oeuvres de l’expressionisme abstrait. Avec l’ouverture du Centre Pompidou, j’ai très bien compris comment il y avait eu transmission de la France vers les États-Unis pour la peinture et la couleur. J’avais alors terminé mes études d’architecture et j’ai exercé. Quand je franchis le pas de cesser ce métier en 1982, mes premières sculptures sont des assemblages, pour une dizaine d’années, ensuite de la découpe de plaques de fer. Puis, ayant intégré la leçon du Giacometti surréaliste de Cube de 1932, et celle de Matisse, et avec le changement d’échelle qu’autorise la fonte de fer, elles sont devenues des formes massives à facettes, tellement tendues, tellement pleines. Il y a un certain archaïsme dans la sculpture de Matisse qui est du côté de ce primitivisme où je me retrouve.

     

     Est-ce que tu as été influencé par la sculpture américaine et anglaise ?

    J’ai connu Triangle Artists’ Workshop, grâce à Karen Wilkin, et participé en 1987 à cet atelier dans l’État de New York, fondé sous l’impulsion d’Antony Caro qui aimait côtoyer de jeunes artistes et susciter de l’émulation. Je l’ai donc connu personnellement, j’ai visité son atelier près de Pine Plains, bien regardé ses sculptures. Clement Greenberg qui était critique invité, très provoquant envers les artistes français, est entré dans mon atelier et m’a dit : “These are figures, trim the heads ! (Coupe les têtes !)”. Je n’en ai rien fait. J’étais très tôt conscient de cette tradition abstraite nord américaine. J’ai donc naturellement commencé la sculpture par des constructions de matériaux trouvés, des planches de mon atelier, des tôles assemblées, puis de la sculpture en acier. Je m’inscrivais dans une filiation de sculpteurs, initiée au début du XXe siècle par Picasso et Julio Gonzales, puis prolongée aux États-Unis plus qu’en Europe continentale, avec David Smith, puis Antony Caro. Cette filiation m’a nourri les premiers temps de ma sculpture, jusqu’à ce que je prenne conscience de l’énorme influence formelle que leurs oeuvres avaient eu en dépit des autres mouvements dans l’art du XXe siècle, et ont toujours sur certains. C’est au retour de Triangle, à la fin des années 80, que j’ai senti la nécessité de prendre mes distances avec cette pratique.

     

    Tu m’as tenu des propos très matissiens : l’abstraction sur racine de réalité, les papiers découpés, les Dos et le petit torse qui, au musée du Cateau-Cambrésis est dans la salle des Dos, dans cette salle où l’on vient faire de la poésie, de la danse. Ils sont apparemment statiques alors que ce sont des mouvements de danse. Tu parles de la troisième dimension pour arriver à deux dimensions. Tu pars du plein pour arriver au vide.

    Richard Deacon, qui est un ami, me demande un jour, dans mon atelier, ce que deviendraient mes dessins si on y lisait les blancs plutôt que les noirs, c’est-à-dire, les vides plutôt que les pleins. J’ai souvent joué de ces inversions, avec cette spécificité que je n’étais pas coloriste. Tous les dessins sont noirs, bruns, dans ce registre dont je ne me fatigue pas. “Il ne faut pas craindre d’être terne et d’entrer dans la nuit”, écrit Jean Genet de prison au petit Jean. Tout ce que je fais est couleur-matière. Avant d’en arriver au noir, j’ai fait des grands monotypes vivement colorés de grands aplats, dans une série que j’appelais La chambre d’amour. Mais j’ai vite renoncé. Ils sont maintenant noirs — mats ou brillants, denses ou moins denses — ce sont des jeux de positif-négatif, de plein et de creux. Et je fais cela depuis 25 ans.

    Les monotypes te conduisent aux formes découpées et te font regarder Matisse.

    La découverte du procédé de la découpe m’y a conduit — ou est-ce l’inverse? Mes premiers monotypes et collages datent d’un séjour à PS1 New York en 1985. D’abord des formes découpées, posées “en réserve” sur des papiers Japon que j’estampe, ensuite assemblées. Ces formes planes découpées me conduisent à les imaginer dans l’espace, en des volumes très économes de deux ou trois pans d’acier coupés au chalumeau, dans les grandes dimensions que les moyens d’un atelier industriel près de Montargis m’autorisent très vite. C’est une dizaine d’années très intenses qui, après les assemblages, me ramènent à la figure, même suggérée, à la ligne et à l’arabesque. La Perséphone du Cateau-Cambresis en est un bon exemple. Et déjà, dans sa forme en amande, il y a une sorte de ventre, de creux, un intérieur.

    En 1999, j’enseignais, quand j’ai eu une grave infection de la hanche. J’ai passé cinq mois à l’hôpital, puis en convalescence à clopiner dans mon atelier à la campagne. La question du corps est devenue d’une certaine urgence. Curieusement, avant l’accident, j’avais commencé à en parler. C’est par les étudiants que j’en avais pris conscience. Ces jeunes gens parlaient du corps, du toucher, des organes et moi j’en étais encore à une certaine figuration, à la préoccupation de la sculpture debout.

    Ce fut comme si j’anticipais sur ce qui allait m’arriver. Je venais de réaliser ma première pièce en fonte de fer à partir de modèles perdus en polystyrène, de quitter le registre des formes aériennes et planes, de la découpe de l’acier en arabesque pour réaliser de grandes formes couchées, massives, rondes et creuses en fonte de fer coulée dans une fonderie industrielle. Les aléas de la vie font que ces premières réalisations coïncident avec l’accident qui me tient longtemps immobilisé, et avec l’exposition Corpus que je projette dans quatre musées et centres d’art : Corpus, comme un corpus d’oeuvres, mais aussi comme le corps, mon propre corps en vie, et vulnérable. Durant cette période, je prends conscience que ce n’est pas la figure érigée, dominante, mais le corps qui m’intéresse dans sa fragilité, sa chair, l’horizontalité de ce qu’on pose à terre, ce sur quoi on se penche, que l’on peut embrasser du regard. Il s’agit du renversement de la statue. La verticalité est un archétype dans toute l’histoire de la statuaire. Il m’a fallu près de vingt ans après mes premières oeuvres verticales et de dimensions architecturales, pour penser que la forme peut être couchée et me sortir du vis-à-vis avec la figure. De ce moment j’ai regardé autrement les objets archéologiques et la sculpture contemporaine.

    Juste avant les sculptures couchées en fonte, j’avais fait trois ou quatre torses en taille directe dans de hauts troncs de chêne en référence aux Kouros du musée d’Athènes. Cela m’a débloqué, il fallait que ça s’arrête tout de suite, la citation devenait intenable. Quinze ans plus tard, j’ai réalisé presque par inadvertance une colonne en aluminium qui ressemble un peu à un torse, de l’échelle de ceux d’Athènes. Il y avait là aussi le tronc d’un poirier que m’avait donné un ami et voisin. C’était déjà un torse, il était parfait, il n’y avait rien à toucher. J’ai mis les deux côte à côte, je les ai appelés Compagnons en souvenir de mon ami décédé depuis. Il y avait là une présence, mais sans la citation, quelque chose d’ample, de moins littéral. Maintenant quand je fais un dessin, je veux qu’on pense d’abord au volume, au sculptural.

     

    La forme couchée t’aide à sortir de la figuration contre laquelle tu résistes.

    J’ai passé une quinzaine d’années à réaliser des fontes de fer, puis des fontes d’aluminium dans ce registre de grandes formes souvent couchées, construites dans un esprit de géométrie souple. Jusqu’à ce qu’à l’occasion de la commande avec Sylvain Dubuisson d’un monument à quatre résistants — les Fusillés de la Nivelle à Amilly — la forme érigée réapparaisse, la colonne dans une évocation presque anthropomorphe de ces hommes, sur les lieux de leur sacrifice. Quatre hautes colonnes fendues dont on perçoit la minceur, quatre formes de diamètres décroissants comme les anneaux de croissance d’un arbre fauché dans sa jeunesse, comme l’âge des résistants. J’étais donc loin de renoncer à la verticale, à l’émotion qu’elle suscite et que j’ai continué à explorer maintes fois depuis, sans me sentir inféodé à la figure. Si elle apparaît dans la récente série des monotypes Ex-voto ou Torses inspirés du petit torse de Matisse du musée du Cateau, la figure ne se laisse deviner que par fragments, presque une archéologie.

     

    Comment se nourrit ta pratique, quel est le rapport au lieu ?

    C’est avec le cycle d’expositions Corpus (1999-2002), suivi de Détour (2005-2008), et quelques expositions dans des musées — Tourcoing, Rouen, Le Havre — que s’est mise en place une manière particulière de nourrir mon inspiration. En trouvant des lieux d’élection — un musée, une ville, une oeuvre singulière, une histoire — j’imagine longtemps à l’avance un projet comme le récit qui va m’habiter pendant deux ou trois années et que je vais faire durer. Je crée de nouvelles pièces en pensant à ce lieu, que je vais composer ensuite dans l’exposition avec d’autres plus anciennes.

    À Cluny, en 1986, pour la première fois, j’étais invité à exposer dans la Tour des Fromages dans l’enceinte monastique. J’ai pensé à un cycle de sculptures, à un hommage à Giotto avec de grandes formes assemblées situées dans l’espace comme une scénographie qui suivrait le récit de la vie de la Vierge peint à la chapelle de l’Arène à Padoue. Dehors, dans le jardin au pied de la tour, puis à l’intérieur, d’étage en étage et jusqu’au sommet d’où l’on domine le paysage. Ce récit chrétien, tellement inscrit dans notre inconscient occidental, prend racine chez Giotto qui m’a ici ouvert à une abstraction “habitée”, très libre, insistant sur les relations à distance entre les éléments. J’aime les mythes, les récits et les constructions religieuses de l’esprit que je vois comme de magnifiques inventions de l’homme.

     

    Tu as exposé tes Anneaux dans des lieux très différents, comment évoluent-ils selon les sites ?

    Il y en a plusieurs séries réalisées au cours des dernières années. À Tianjin, en ville et dans le parc de Shunde en Chine, puis Chaos à Chaumont-sur-Loire. Ce sont toutes des séries gigognes de 3 – 4 – 6 éléments, coupés du même bloc de polystyrène. Cela me permet de faire des ensembles composites sans avoir à me soucier à l’avance de la composition. Les anneaux vont décroissants, c’est le rapport qui change. La profondeur est constante, mais ils deviennent de plus en plus fuselés. C’est pareil pour toutes les sculptures en séries, les Outres comme les Colonnes, les verticales comme les horizontales.

    Je les ai montrés pour la première fois à Tourcoing et à Rouen en intérieur, puis au Havre sur le parvis du musée, face au port. C’est particulièrement beau avec l’horizontal d’un paysage en arrière-fond. À Chaumont, si on les regarde à distance, l’horizontale passe très bas, on s’approche, on les touche, il y a des lumières extraordinaires. À Chaumont, c’est la Loire que l’on voit derrière, à Tianjin ils sont posés sur un trottoir où les gens passent. Ils sont liés à des circonstances et à des espaces.

     

    À Chaumont-sur-Loire, tu as aussi réalisé spécialement une sculpture que tu appelles Couronne. Depuis longtemps, tu es passionné par la peinture de Jean Fouquet. Tu connais la Pietà qui se trouve dans l’église de Nouans-les-Fontaines pour l’avoir vu restaurée puis exposée au Louvre dans les années 70.

    J’aime beaucoup cette peinture, pour la monumentalité des formes, pour l’impassibilité des visages qui donnent une majesté, une profonde intériorité. Si on regarde les mains et les visages, on pense aux modèles paysans de Jean Fouquet pour son tableau, et ça lui donne une grande humanité. Les plis des vêtements sont vastes comme des paysages. Et j’ai repensé à ce que j’avais vu dans l’Himalaya, des années auparavant. Et j’ai voulu y revenir pour filmer ces personnes, retrouver la marche, la solitude, les déserts, pour voir des visages, des têtes, des mains. C’est comme un autre temps. J’ai filmé les mains d’un moine qui priait.

    Je peux dire qu’à Chaumont, j’ai vécu une rencontre. Invité à penser un projet pour les écuries — j’imaginais d’emblée une grande forme circulaire en lévitation dans l’auvent — je réalise que le tableau de Jean Fouquet n’est qu’à une quarantaine de kilomètres de là. Et aux pieds de cette Pietà, il y a une couronne rude, à ras de terre, c’est comme un signe. Je cherche toujours la filiation, à inscrire ce que je fais dans quelque chose qui soit une durée, qui ait une emprise.

    Je réunis dans cette installation, de manière inatendue, ce tableau qui est pour moi le plus beau de la Renaissance française, et ce que je cherche continuellement pour ma propre sculpture : un caractère impassible, une absence de pathos, une sorte de statisme dans l’énergie. Tout est là, posé. Ça pousse sur les bords du tableau, ça prend tout l’espace. Il y a des jeux de regards à distance, il y a la chasteté d’un nu, il y a une composition d’ensemble. On est en 1460, c’est la Touraine, entre l’Italie et les Flandres, dans la suite des rois et reines de Chartres.

    Je retrouvais dans ce tableau des correspondances avec un autre pan de ma vie que sont mes premiers voyages dans l’Himalaya, dès l’âge de 22 ans. J’ai pensé à l’ambiance des monastères, à la beauté des objets, des tissus, à la scansion des chants, à la bonté des visages, aux figures lumineuses. Alors, en septembre 2013, avant même d’avoir la certitude que je pourrai jamais réaliser ce rêve à Chaumont, j’ai refait le voyage que j’avais fait 25 ans avant, dans l’autre sens. Je suis monté au col du Shingo-La, à plus de 5 000 mètres pour aller vivre auprès d’une famille de paysans. J’ai filmé les montagnes, le quotidien de la maison, et réuni dans un court film avec Pierre Creton des séquences du col dans la tempête, un long plan sur le visage de Namgyal Wangdous et ma visite au tableau de Jean Fouquet, solitaire dans son église. Le tout de façon très cyclique et abstraite.

     

    Comme une humanité qui traverserait les siècles et l’espace ?

    C’est la première fois que je reviens à un dispositif aussi explicitement du côté du sacré J’ai tout fait pour m’en défaire mais là, tu vois comme j’y reviens, entre Fouquet et l’Himalaya.

     

    Quand tu sculptes, tu touches au sacré ?

    Je suis méfiant, je mets une vigilance énorme à ne pas tomber dans la narration mièvre qui pourrait s’insinuer du fait d’une éducation chrétienne. Le récit de la mort du Christ reste pourtant une fable émouvante, dans ses moindres faits. Mais je ne veux pas emprunter à ce langage de la croyance qui n’a plus de sens pour moi. Il me faut prendre de la distance. À Chaumont, si je n’avais pas cité le tableau de Jean Fouquet, si je n’avais pas pris la couronne, le récit sacré comme caisse de résonance, ma sculpture aurait été perçue d’avantage comme une installation spatiale. J’ai fait le choix.

     

    On n’est pas du tout dans un lieu sacré. Il est complètement ouvert sur une cour elliptique

    à l’architecture très noble. On est dans des écuries.

    La couronne est au-dessus d’un cercle noir qui est apparu très vite dans mes dessins, pour centrer la composition et lui donner de la verticalité. Une forme circulaire de charbon qui peut ressembler à une ombre portée se diffusant vers la périphérie, et qui s’est révélée très vite nécessaire pour caler la forme dans l’espace. La profondeur du noir de ce charbon donne une qualité différente au ton sombre et froid des branches.

     

    C’est curieux d’aller chercher la couronne d’épines, tu pouvais évoquer un cercle de lumière, une évocation d’autres formes que celle de la douleur.

    Il n’y a pas d’épines. C’est une couronne faite de branches de frêne cueillies au coeur de l’hiver avec des bourgeons drus, pleins de sève, coulées dans le bronze. Des branches tissées, torsadées, aux lignes recomposées, surmodelées par endroits d‘empreintes en cire de mes poings qui les saisissent. D’inspiration plutôt dionysiaque, je crois ?

     

    Entretiens de Vincent Barré avec Dominique Szymusiak

    Le 3 février 2015