Ici un pain rond
Ici, un pain rond
Annette Haudiquet
Peut-être une façon d’aborder l’oeuvre de Vincent Barré serait-elle de raconter la manière dont lui-même aborde à un nouveau projet. Il faudrait alors souligner combien précautionneuse est l’approche. Tout d’abord, on parle de tout autre chose, mais de l’essentiel : la vie, les amis ; les rencontres, le travail, les films vus… de sorte que, se retournant en arrière, on se demande : « quand tout cela a-t-il réellement débuté ? » Puis, par touches – mais quand exactement ? –, on aura commencé à évoquer la ville, l’architecture, les collections de peintures du musée, l’oeuvre silencieuse de Sébastien Stoskopff et ses deux natures mortes données au tout début de l’histoire du musée, l’anniversaire à venir, les envies…
Il y a donc l’avant. Avant d’atteindre l’atelier de Vincent, dans sa campagne, il y a la maison, comme une promesse de ce qu’on va voir là-bas, et le jardin. On parle des fleurs rapportées des voyages, de celles qui s’installent sans problème, et des plus revêches à la transplantation. On s’arrête au petit jardin blanc, et devant les digitales, on discute de la difficulté de conserver leur pureté alors que les roses menacent plus loin. Quelques pas nous amènent devant l’asphodèle, nacrée, insolente sous les frondaisons. Celle-ci à l’évidence a trouvé sa place. Et puis la mare, et ensuite seulement l’atelier. Là, au fond du pré, dans l’espace généreux d’un ancien bâtiment agricole, l’atelier « clair » avec les petites sculptures, les dessins au mur, les étagères, une carte
postale punaisée – était-ce un Piero Della Francesca ou un Ucello ? la mémoire me fait défaut. De l’autre côté, l’atelier « sombre » avec les grandes pièces, érigées, couchées, celle qui arrive tout juste de la fonderie dans le Nord et dont les teintes, ce matin-là, changent selon que l’on se place ici ou là, mordorées, bleutées, métalliques…
Avant au Havre… Vincent, petit-fils et fils d’architectes, architecte de formation lui-même, connaît la ville depuis longtemps et le musée aussi, bien sûr. Il la parcourt, la devine, la pressent, comprend d’instinct les dénivelés du sol (le niveau de la ville avant, le nouveau socle de la moderne), saisit les tensions, les respirations. Au musée, son regard s’attarde… Affinités électives. Il élit, distingue celles chères à son coeur, celles qui font écho, en qui il reconnaît la même exigence de simplicité, l’essentiel, l’essence des choses : deux natures mortes peintes au XVIIème siècle par Sébastien Stoskopff. Ici un pain rond, un plat d’étain, une écrevisse, un verre. Rien de trop, tout est juste, la distance d’un objet à l’autre, le reflet mat sur le métal, la transparence, le ricochet de la lumière… et le petit format qui concentre.
Dans la ville, il y a le sol, les immeubles, les bassins, les places, les rues – des pleins et des vides, mais fondamentalement de la matière et une histoire. Le terrain ici n’est pas neutre. Il est fertile d’un avant. Le souvenir des ruines, des morts, est comme en suspension, ou plutôt en creux.
Dans le musée de verre et de transparence, l’air et la lumière emplissent tout. Derrière les parois vitrées, le lointain et le proche : côté cour, la ville, les balcons, les vélos, les passants, les pêcheurs, côté jardin, la mer, les bateaux qui entrent et sortent. Du dedans, les sons de la ville parviennent à peine, si bien que tout semble bruisser légèrement. Images du monde flottant.
Une rencontre donc. Mais aussi une conjonction, le moment juste, celui où, un anniversaire approchant (le cinquantième de sa construction), le lieu se rappelle à nous, le musée comme oeuvre architecturale. Pourtant, généreux, docile, se prêtant de bonne grâce à toutes les transformations qu’imposent la vie et les nouveaux projets, cloisonné, remodelé, repeint, le bâtiment construit en 1961 par Guy Lagneau et son équipe, rénové en 1999 par Laurent Beaudouin, ne revendique rien. Il joue son rôle, simplement. Mais sa modestie en impose. Vincent écoute, entend ce désir encore flou : l’envie de rendre à cette architecture sa lisibilité comme un hommage au lieu et à ceux qui l’inventèrent. Il faudra pour cela abattre les cloisons progressivement
montées, au gré des expositions, et accepter de vivre avec cet incroyable paradoxe d’un musée conçu sans mur. Mais c’est à ce prix que l’on pourra retrouver ce qui en fait sa force : sa transparence, la porosité visuelle entre le dedans et le dehors, la lumière et le paysage comme éléments majeurs de la scénographie. Sans parler du projet… car qui dit transparence dit invitation à entrer, inscription sensible du musée dans la ville, rêver de voir se côtoyer dans une proximité nouvelle visiteurs des salles et piétons du bord de mer, ou habitants du quartier.
Petit à petit, le projet prend forme : « reposer, regarder », écrit Vincent. Re-poser le lieu comme la matrice première pour, de nouveau, pouvoir re-garder. Dans l’espace rendu à la grâce de son commencement, dans l’impalpable lumière qui emplit tout, les sculptures de Vincent Barré viennent donner une gravité, au propre comme au figuré, à cet état d’apesanteur. Confrontées à la vastitude du paysage qui s’étend au-delà des limites du bâtiment, elles s’ancrent ici autant qu’elles ancrent le lieu à la manière d’un vaisseau. Et l’image de la nef, chère à Vincent, prend ici un sens particulier puisque c’est dans cette salle appelée « grande nef » que les oeuvres re-posent.
Vincent Barré définit l’espace du musée comme un espace-temps avec ses scansions. De fait, les sculptures donnent la mesure, inventent un rythme. Leur rapprochement, leur regroupement, mais aussi l’espace qui les sépare créent un nouveau tempo, succession irrégulière de silences, de soupirs et de matière-présence.
Au désir d’intériorité, souvent évoqué par l’artiste, répond celui de l’affranchissement au lieu clos, de l’oeuvre en dehors. Naturellement alors, Vincent Barré nous entraîne plus loin, au-delà des parois vitrées, tout près d’abord, dans les bassins remis en eau du bâtiment, et sur l’esplanade d’entrée, mais encore à quelques centaines de mètres de là, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame, et enfin, vraiment plus loin, boulevard de l’Amiral-Mouchez, devant le siège de la société Auxitec. Proposant une nouvelle cartographie de la ville, se « frottant » à d’autres espaces plus complexes, à d’autres architectures, il arrime son dessein dans un territoire humain fait du souvenir de la perte et de la destruction, du renouveau et de l’espoir, de la paix et du labeur. C’est à saisir cette épaisseur que Vincent nous convie, de même qu’en toute humilité, il nous livre, dans ses carnets, ses films et dans le compagnonnage qu’il a voulu avec d’autres réalisateurs, les sources qui le nourrissent depuis longtemps, les premières pensées de ses projets, emprunts qu’il fait siens.
À la table de montage qu’est pour lui l’exposition du Havre, Vincent Barré nous invite à re-garder le monde.
Ici un pain rond
Ici, un pain rond
Annette Haudiquet
Peut-être une façon d’aborder l’oeuvre de Vincent Barré serait-elle de raconter la manière dont lui-même aborde à un nouveau projet. Il faudrait alors souligner combien précautionneuse est l’approche. Tout d’abord, on parle de tout autre chose, mais de l’essentiel : la vie, les amis ; les rencontres, le travail, les films vus… de sorte que, se retournant en arrière, on se demande : « quand tout cela a-t-il réellement débuté ? » Puis, par touches – mais quand exactement ? –, on aura commencé à évoquer la ville, l’architecture, les collections de peintures du musée, l’oeuvre silencieuse de Sébastien Stoskopff et ses deux natures mortes données au tout début de l’histoire du musée, l’anniversaire à venir, les envies…
Il y a donc l’avant. Avant d’atteindre l’atelier de Vincent, dans sa campagne, il y a la maison, comme une promesse de ce qu’on va voir là-bas, et le jardin. On parle des fleurs rapportées des voyages, de celles qui s’installent sans problème, et des plus revêches à la transplantation. On s’arrête au petit jardin blanc, et devant les digitales, on discute de la difficulté de conserver leur pureté alors que les roses menacent plus loin. Quelques pas nous amènent devant l’asphodèle, nacrée, insolente sous les frondaisons. Celle-ci à l’évidence a trouvé sa place. Et puis la mare, et ensuite seulement l’atelier. Là, au fond du pré, dans l’espace généreux d’un ancien bâtiment agricole, l’atelier « clair » avec les petites sculptures, les dessins au mur, les étagères, une carte
postale punaisée – était-ce un Piero Della Francesca ou un Ucello ? la mémoire me fait défaut. De l’autre côté, l’atelier « sombre » avec les grandes pièces, érigées, couchées, celle qui arrive tout juste de la fonderie dans le Nord et dont les teintes, ce matin-là, changent selon que l’on se place ici ou là, mordorées, bleutées, métalliques…
Avant au Havre… Vincent, petit-fils et fils d’architectes, architecte de formation lui-même, connaît la ville depuis longtemps et le musée aussi, bien sûr. Il la parcourt, la devine, la pressent, comprend d’instinct les dénivelés du sol (le niveau de la ville avant, le nouveau socle de la moderne), saisit les tensions, les respirations. Au musée, son regard s’attarde… Affinités électives. Il élit, distingue celles chères à son coeur, celles qui font écho, en qui il reconnaît la même exigence de simplicité, l’essentiel, l’essence des choses : deux natures mortes peintes au XVIIème siècle par Sébastien Stoskopff. Ici un pain rond, un plat d’étain, une écrevisse, un verre. Rien de trop, tout est juste, la distance d’un objet à l’autre, le reflet mat sur le métal, la transparence, le ricochet de la lumière… et le petit format qui concentre.
Dans la ville, il y a le sol, les immeubles, les bassins, les places, les rues – des pleins et des vides, mais fondamentalement de la matière et une histoire. Le terrain ici n’est pas neutre. Il est fertile d’un avant. Le souvenir des ruines, des morts, est comme en suspension, ou plutôt en creux.
Dans le musée de verre et de transparence, l’air et la lumière emplissent tout. Derrière les parois vitrées, le lointain et le proche : côté cour, la ville, les balcons, les vélos, les passants, les pêcheurs, côté jardin, la mer, les bateaux qui entrent et sortent. Du dedans, les sons de la ville parviennent à peine, si bien que tout semble bruisser légèrement. Images du monde flottant.
Une rencontre donc. Mais aussi une conjonction, le moment juste, celui où, un anniversaire approchant (le cinquantième de sa construction), le lieu se rappelle à nous, le musée comme oeuvre architecturale. Pourtant, généreux, docile, se prêtant de bonne grâce à toutes les transformations qu’imposent la vie et les nouveaux projets, cloisonné, remodelé, repeint, le bâtiment construit en 1961 par Guy Lagneau et son équipe, rénové en 1999 par Laurent Beaudouin, ne revendique rien. Il joue son rôle, simplement. Mais sa modestie en impose. Vincent écoute, entend ce désir encore flou : l’envie de rendre à cette architecture sa lisibilité comme un hommage au lieu et à ceux qui l’inventèrent. Il faudra pour cela abattre les cloisons progressivement
montées, au gré des expositions, et accepter de vivre avec cet incroyable paradoxe d’un musée conçu sans mur. Mais c’est à ce prix que l’on pourra retrouver ce qui en fait sa force : sa transparence, la porosité visuelle entre le dedans et le dehors, la lumière et le paysage comme éléments majeurs de la scénographie. Sans parler du projet… car qui dit transparence dit invitation à entrer, inscription sensible du musée dans la ville, rêver de voir se côtoyer dans une proximité nouvelle visiteurs des salles et piétons du bord de mer, ou habitants du quartier.
Petit à petit, le projet prend forme : « reposer, regarder », écrit Vincent. Re-poser le lieu comme la matrice première pour, de nouveau, pouvoir re-garder. Dans l’espace rendu à la grâce de son commencement, dans l’impalpable lumière qui emplit tout, les sculptures de Vincent Barré viennent donner une gravité, au propre comme au figuré, à cet état d’apesanteur. Confrontées à la vastitude du paysage qui s’étend au-delà des limites du bâtiment, elles s’ancrent ici autant qu’elles ancrent le lieu à la manière d’un vaisseau. Et l’image de la nef, chère à Vincent, prend ici un sens particulier puisque c’est dans cette salle appelée « grande nef » que les oeuvres re-posent.
Vincent Barré définit l’espace du musée comme un espace-temps avec ses scansions. De fait, les sculptures donnent la mesure, inventent un rythme. Leur rapprochement, leur regroupement, mais aussi l’espace qui les sépare créent un nouveau tempo, succession irrégulière de silences, de soupirs et de matière-présence.
Au désir d’intériorité, souvent évoqué par l’artiste, répond celui de l’affranchissement au lieu clos, de l’oeuvre en dehors. Naturellement alors, Vincent Barré nous entraîne plus loin, au-delà des parois vitrées, tout près d’abord, dans les bassins remis en eau du bâtiment, et sur l’esplanade d’entrée, mais encore à quelques centaines de mètres de là, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame, et enfin, vraiment plus loin, boulevard de l’Amiral-Mouchez, devant le siège de la société Auxitec. Proposant une nouvelle cartographie de la ville, se « frottant » à d’autres espaces plus complexes, à d’autres architectures, il arrime son dessein dans un territoire humain fait du souvenir de la perte et de la destruction, du renouveau et de l’espoir, de la paix et du labeur. C’est à saisir cette épaisseur que Vincent nous convie, de même qu’en toute humilité, il nous livre, dans ses carnets, ses films et dans le compagnonnage qu’il a voulu avec d’autres réalisateurs, les sources qui le nourrissent depuis longtemps, les premières pensées de ses projets, emprunts qu’il fait siens.
À la table de montage qu’est pour lui l’exposition du Havre, Vincent Barré nous invite à re-garder le monde.