Introduction

    Laurent Salomé

    Il faut du temps pour regarder une sculpture, la toucher si l’on en a le droit (pas au musée), se déplacer autour d’elle avant de la rejoindre dans l’immobilité dont elle est faite, essayer de deviner tout le parcours qu’elle contient. Tout est difficile dans la sculpture : la faire, la transporter, la montrer, la comprendre… comme si l’artiste voulait d’abord partager une exigence. C’est-à-dire entraîner des gens sur son chemin, dans un périple ardu où chaque forme serait comme une borne aidant à se diriger vers le territoire qu’il veut nous montrer.

    Il n’y a pas plus sculpteur que Vincent Barré, lui qui a choisi cette voie par opposition à d’autres, celle de l’architecture qui était son métier, celle de la peinture ou du dessin où il se sentait peut-être trop à l’aise pour être libre. Risque total et vie à inventer. Son aventure est en quelque sorte documentée par les innombrables carnets noircis de références, croquis et notes, soigneusement datés et cotés : la tenue d’un journal de bord peut sembler utile lorsqu’on est conscient de se lancer dans une grande traversée vers l’inconnu, pratiquement en solitaire. Plus tard Vincent Barré utilisera ces notes dans les films réalisés avec Pierre Creton, films de voyage et de recherche comme Détour, suivi de Jovan from Foula, cette étonnante méditation au cœur de l’aridité grandiose de la plus reculée des îles Shetland. On l’y entend lire en voix off, sur une image animée seulement par le bruit du vent et des oiseaux, où des langues de terre et de mer s’enchevêtrent sans que l’on perçoive le moindre mouvement, cette phrase merveilleuse recueillie dans L’Esprit de solitude de Jacqueline Kelen : « dans la solitude, l’autre est une apparition ».

    Faisons donc apparaître l’autre, puisque ce paradoxe entre silence et conversation, entre isolement et rencontre est au cœur du projet de l’exposition au musée de Rouen, projet de deux amis de toujours dont la relation est un repère et un symbole de leur rapport au monde.

    Toutes ces lignes avant de prononcer le nom de Sylvain Dubuisson – pour le plaisir de l’énerver un peu, mais aussi parce que dans cette histoire il est celui qui joue (à cache-cache et à beaucoup d’autre jeux) quand l’autre ne joue pas. Choisir la voie du design, d’ailleurs, est-ce bien sérieux et est-ce de l’art? En principe non mais dans le cas présent, nous subodorons l’artiste pur, trop pur qui refuse simplement d’endosser le costume, prétend faire de simples lampes quand il donne forme à un chant désespéré ou assemble des objets intimes dans une tension poétique insoutenable, préfère que ses grandes visions métaphysiques soient cantonnées dans des tapis, médite sur la condition humaine en fabriquant un prototype d’unité d’habitation en aggloméré. On a voulu expliquer par un air du temps baptisé autrefois « post-moderne » ces objets contenant mille fois plus d’histoire(s) et de littérature qu’ils n’auraient dû. En fait c’est en apercevant le parcours qui se cache derrière cette production, et en particulier ce qu’il a de commun avec la quête intransigeante de Vincent Barré, que l’on comprend qu’il faut oublier les repères habituels. On a affaire à deux individus qui se sont rencontrés dans un désir commun d’abolition des codes, d’affranchissement, de table rase. Pour mieux remettre la table, plus conviviale, plus vraie. D’où cette passion commune pour les petits objets simples, plateaux, cuillères. Dessinés par l’un, rapportés de l’Himalaya par l’autre, et réunis provisoirement dans une salle à manger improbable, autour de la somptueuse table Douce-amère. Avec l’effusion lyrique de son plateau de marbre sarancolin et ses pieds recelant de petits vases destinés à contenir des poisons, cet objet, prêté pour la première fois à une exposition, est à l’image de ce goût commun pour le paradoxe qui anime les deux artistes. Dénuement et raffinement extrêmes, oubli programmé d’une culture encombrante mais voracité littéraire insatiable, attirance égale pour le très grand et le très petit…

    Sur le plan formel, il n’est pas facile de rapprocher les univers respectifs de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson. À priori cela ne va pas ensemble, ce n’est pas de même nature. C’est pourtant le pari qui a été tenté, et les formes incompatibles libèrent de façon inattendue une part de leur mystère. Les terres et grès du sculpteur, jetés au sol, contorsionnés, étirés, dont les formes sont la trace d’une épreuve physique, réveillent la brusquerie calculée du dessin de tel lit de repos ou la simplicité organique de tel vase sophistiqué qui semble balancer sa pointe dans un geste érotique las (Dieu merci il s’appelle Innocence). Les deux artistes révèlent dans cet échange leur commune aversion pour les règles classiques qu’ils connaissent trop bien. Aux souvenirs de belles architectures orthogonales Sylvain Dubuisson répond par des jeux entêtants de courbes et de contrecourbes, mais celles-ci ne sont pas moins calculées, solides, en appui. Dans les dessins le compas ne défaille jamais et les ombres sont parfaites : fantaisies et paradoxes sont construits en dur, dans la matière indestructible du rêve. Vincent Barré, de son côté, procède aussi par une suite de remises en question. Le modèle du monument érigé est conservé et mis à mal en même temps : fendu, tronçonné. Mais il peut aussi basculer plus radicalement, lorsque ce qui se conçoit habituellement érigé se révèle plus fort couché. Quant aux sculptures murales, frustes et précieuses, énigmatiques, elles défient la perspective et la pesanteur. L’approche des formes et de leur rapport à l’espace accompagne le périple d’une vie attentive à ne conserver aucune idée préconçue, aucun modèle arbitraire, mais à tout repenser sur des bases conscientes et assumées, proches de l’essentiel, du corps, du dialogue avec l’autre. De même chez Sylvain Dubuisson, une intimité irréductible protège les objets des dogmes et stéréotypes du design moderne. Objets de résistance, ils sont riches de tous leurs refus.

    Progresser par renoncements et par transgressions suppose une dose de confiance dont personne ne dispose au départ. C’est dans ce cheminement que le rôle d’un ami, d’un complice qui parvient à être présent sans compromettre la solitude choisie, est essentiel. Parmi ces choses qui permettent la persévérance, bien sûr il y peut y avoir la petite phrase indélébile d’un maître qui lâche un jour « c’est bien » ou « tu seras sculpteur ». Mais il y a aussi l’ami qui s’interrompt pour regarder un travail et dont le petit commentaire ironique ou, mieux, le silence, permet déjà à l’œuvre d’exister dans le cœur.

    Introduction

    Laurent Salomé

    Il faut du temps pour regarder une sculpture, la toucher si l’on en a le droit (pas au musée), se déplacer autour d’elle avant de la rejoindre dans l’immobilité dont elle est faite, essayer de deviner tout le parcours qu’elle contient. Tout est difficile dans la sculpture : la faire, la transporter, la montrer, la comprendre… comme si l’artiste voulait d’abord partager une exigence. C’est-à-dire entraîner des gens sur son chemin, dans un périple ardu où chaque forme serait comme une borne aidant à se diriger vers le territoire qu’il veut nous montrer.

    Il n’y a pas plus sculpteur que Vincent Barré, lui qui a choisi cette voie par opposition à d’autres, celle de l’architecture qui était son métier, celle de la peinture ou du dessin où il se sentait peut-être trop à l’aise pour être libre. Risque total et vie à inventer. Son aventure est en quelque sorte documentée par les innombrables carnets noircis de références, croquis et notes, soigneusement datés et cotés : la tenue d’un journal de bord peut sembler utile lorsqu’on est conscient de se lancer dans une grande traversée vers l’inconnu, pratiquement en solitaire. Plus tard Vincent Barré utilisera ces notes dans les films réalisés avec Pierre Creton, films de voyage et de recherche comme Détour, suivi de Jovan from Foula, cette étonnante méditation au cœur de l’aridité grandiose de la plus reculée des îles Shetland. On l’y entend lire en voix off, sur une image animée seulement par le bruit du vent et des oiseaux, où des langues de terre et de mer s’enchevêtrent sans que l’on perçoive le moindre mouvement, cette phrase merveilleuse recueillie dans L’Esprit de solitude de Jacqueline Kelen : « dans la solitude, l’autre est une apparition ».

    Faisons donc apparaître l’autre, puisque ce paradoxe entre silence et conversation, entre isolement et rencontre est au cœur du projet de l’exposition au musée de Rouen, projet de deux amis de toujours dont la relation est un repère et un symbole de leur rapport au monde.

    Toutes ces lignes avant de prononcer le nom de Sylvain Dubuisson – pour le plaisir de l’énerver un peu, mais aussi parce que dans cette histoire il est celui qui joue (à cache-cache et à beaucoup d’autre jeux) quand l’autre ne joue pas. Choisir la voie du design, d’ailleurs, est-ce bien sérieux et est-ce de l’art? En principe non mais dans le cas présent, nous subodorons l’artiste pur, trop pur qui refuse simplement d’endosser le costume, prétend faire de simples lampes quand il donne forme à un chant désespéré ou assemble des objets intimes dans une tension poétique insoutenable, préfère que ses grandes visions métaphysiques soient cantonnées dans des tapis, médite sur la condition humaine en fabriquant un prototype d’unité d’habitation en aggloméré. On a voulu expliquer par un air du temps baptisé autrefois « post-moderne » ces objets contenant mille fois plus d’histoire(s) et de littérature qu’ils n’auraient dû. En fait c’est en apercevant le parcours qui se cache derrière cette production, et en particulier ce qu’il a de commun avec la quête intransigeante de Vincent Barré, que l’on comprend qu’il faut oublier les repères habituels. On a affaire à deux individus qui se sont rencontrés dans un désir commun d’abolition des codes, d’affranchissement, de table rase. Pour mieux remettre la table, plus conviviale, plus vraie. D’où cette passion commune pour les petits objets simples, plateaux, cuillères. Dessinés par l’un, rapportés de l’Himalaya par l’autre, et réunis provisoirement dans une salle à manger improbable, autour de la somptueuse table Douce-amère. Avec l’effusion lyrique de son plateau de marbre sarancolin et ses pieds recelant de petits vases destinés à contenir des poisons, cet objet, prêté pour la première fois à une exposition, est à l’image de ce goût commun pour le paradoxe qui anime les deux artistes. Dénuement et raffinement extrêmes, oubli programmé d’une culture encombrante mais voracité littéraire insatiable, attirance égale pour le très grand et le très petit…

    Sur le plan formel, il n’est pas facile de rapprocher les univers respectifs de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson. À priori cela ne va pas ensemble, ce n’est pas de même nature. C’est pourtant le pari qui a été tenté, et les formes incompatibles libèrent de façon inattendue une part de leur mystère. Les terres et grès du sculpteur, jetés au sol, contorsionnés, étirés, dont les formes sont la trace d’une épreuve physique, réveillent la brusquerie calculée du dessin de tel lit de repos ou la simplicité organique de tel vase sophistiqué qui semble balancer sa pointe dans un geste érotique las (Dieu merci il s’appelle Innocence). Les deux artistes révèlent dans cet échange leur commune aversion pour les règles classiques qu’ils connaissent trop bien. Aux souvenirs de belles architectures orthogonales Sylvain Dubuisson répond par des jeux entêtants de courbes et de contrecourbes, mais celles-ci ne sont pas moins calculées, solides, en appui. Dans les dessins le compas ne défaille jamais et les ombres sont parfaites : fantaisies et paradoxes sont construits en dur, dans la matière indestructible du rêve. Vincent Barré, de son côté, procède aussi par une suite de remises en question. Le modèle du monument érigé est conservé et mis à mal en même temps : fendu, tronçonné. Mais il peut aussi basculer plus radicalement, lorsque ce qui se conçoit habituellement érigé se révèle plus fort couché. Quant aux sculptures murales, frustes et précieuses, énigmatiques, elles défient la perspective et la pesanteur. L’approche des formes et de leur rapport à l’espace accompagne le périple d’une vie attentive à ne conserver aucune idée préconçue, aucun modèle arbitraire, mais à tout repenser sur des bases conscientes et assumées, proches de l’essentiel, du corps, du dialogue avec l’autre. De même chez Sylvain Dubuisson, une intimité irréductible protège les objets des dogmes et stéréotypes du design moderne. Objets de résistance, ils sont riches de tous leurs refus.

    Progresser par renoncements et par transgressions suppose une dose de confiance dont personne ne dispose au départ. C’est dans ce cheminement que le rôle d’un ami, d’un complice qui parvient à être présent sans compromettre la solitude choisie, est essentiel. Parmi ces choses qui permettent la persévérance, bien sûr il y peut y avoir la petite phrase indélébile d’un maître qui lâche un jour « c’est bien » ou « tu seras sculpteur ». Mais il y a aussi l’ami qui s’interrompt pour regarder un travail et dont le petit commentaire ironique ou, mieux, le silence, permet déjà à l’œuvre d’exister dans le cœur.