Le corps de l’oeuvre

    Gilles Altieri

    Invité en 1983 au Dickinson Collège, Jorge Luis Borges avait répondu à son auditoire à propos du roman : « Un roman, une fois qu’il a été lu, peut former un tout, et peut-être que les livres ne sont pas écrits pour ce qu’ils nous apportent page par page, mais pour leur image durable. Peut-être qu’une vie humaine est ainsi. L’important, c’est l’image qu’un homme laisse derrière lui. Et cette image peut être diffuse dans son œuvre entière et ne pas se trouver dans un livre particulier »(1)

     

    J’éprouve le sentiment que ces propos, en les sortant du cadre dans lequel ils ont été prononcés, constituent une bonne introduction à l’œuvre de Vincent Barré, et à l’exposition qui se tient à l’Hôtel des Arts.

     

    Il est de plus en plus évident que ce qui se montre dans ses œuvres, au delà de leur beauté plastique propre, c’est son portrait en creux à travers les multiples formes empruntées de son univers créatif. C’est la part de l’intime dissimulée dans chaque œuvre, les fragments de mémoire, et la présence du corps, que l’exposition permet peu à peu de révéler, au sens où on utilise ce terme en photographie.

     

    Non plus le corps comme sujet pictural, qui dès l’origine était au centre du travail de Vincent Barré, mais sa palpitation, y compris dans les pièces les plus abstraites. D’où l’importance croissante qu’ont pris le geste, le toucher, le malaxage et la caresse de la matière ; laissons l’auteur l’évoquer : « En introduisant davantage de formes charnelles, comme dans la  série noire, avec des creux et des gonflements assez explicites, j’ai pris conscience que j’avais jusque là continuellement censuré un besoin de m’exprimer dans un registre du corps et de l’érotisme […]. Trois ans plus tard, avec le grès de La Borne, j’ai retrouvé des formes modelées, tactiles et complexes. Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps. Il s’agit à nouveau de penser dans l’énergie du geste ».(2)

     

    Cette approche sensible et tactile est particulièrement manifeste dans le dessin.

    Chez Vincent Barré, c’est sans doute dans le dessin que réside le fil conducteur de cette œuvre protéiforme et c’est lui qui en assure l’unité. Par dessin j’entends non seulement les portraits et les corps d’après modèle travaillés de manière classique, mais aussi les croquis qui jaillissent de la mine de plomb, soit pour capter une sensation, fixer dans l’instant une idée, jalonner les étapes du développement d’un projet, et ceux qui accompagnent les notes des carnets de voyage.

     

    L’exposition de Toulon fait une large place à ces différentes catégories ainsi qu’aux grands dessins estampés à l’encre typographique dont la masse sombre aux variations subtiles s’oppose au blanc du papier, rappelant aux habitués de l’Hôtel des Arts les grandes taches de goudron de Jannis Kounellis et les violet de mars de Stéphane Bordarier.

     

     

    Dans tous les cas le trait de crayon qui sait être précis possède une grande sensibilité et laisse sourdre une forte sensualité comme tout le travail des dernières années. Mais la ligne conserve quelque chose d’un peu laborieux comme ses sculptures. Vincent Barré le revendique, et parlant de ces dernières il dit : « […] ma sculpture est le prétexte à mettre en scène une émergence qui ne serait pas légère et mobile, mais lente, ouvrageuse […], j’ai besoin de cette lenteur et de cette maladresse. Il y a presque une composante physique, corporelle dans cette difficulté, ce besoin que les choses résistent et me confrontent […] ».

     

    Pour qualifier ce dessin à la sensibilité un peu gauche, si proche de ses sculptures, on pourrait parler d’une honnêteté de la main, au sens où Ingres affirmait que le dessin est la probité de l’art. Je ne résiste pas au plaisir de rapporter les propos de l’architecte vénitien Aldo Rossi, que son professeur au Politecnico de Milan avait voulu dissuader de faire de l’architecture au prétexte que ses dessins ressemblaient à ceux des maçons de la campagne qui jettent un caillou pour indiquer approximativement l’endroit où il faut percer une fenêtre. (3).

    Ce qui, loin d’avoir découragé Aldo Rossi, l’avait au contraire rempli de joie. Et plus tard il était heureux d’être parvenu à conserver ce trait qui, selon ses termes, pouvait passer pour de la maladresse ou de la naïveté et qui pourtant était devenu l’une des caractéristiques de son travail. C’est cette même «maladresse» qui nous touche tellement dans les dessins et les sculptures de Vincent Barré, et que, d’une autre façon on retrouve dans ses films. La caméra se substituant au crayon pour transmettre les fragiles mouvements de l’âme.

     

     

    1) Jorge Luis Borges. Entretiens sur la poésie et la littérature. Gallimard 1990.

    (2) Vincent Barré. Détour. Entretien avec Olivier Grasser.

    (3) Aldo Rossi. Autobiographie scientifique. Editions Parenthèses 1981.

     

     

     

     

    Le corps de l’oeuvre

    Gilles Altieri

    Invité en 1983 au Dickinson Collège, Jorge Luis Borges avait répondu à son auditoire à propos du roman : « Un roman, une fois qu’il a été lu, peut former un tout, et peut-être que les livres ne sont pas écrits pour ce qu’ils nous apportent page par page, mais pour leur image durable. Peut-être qu’une vie humaine est ainsi. L’important, c’est l’image qu’un homme laisse derrière lui. Et cette image peut être diffuse dans son œuvre entière et ne pas se trouver dans un livre particulier »(1)

     

    J’éprouve le sentiment que ces propos, en les sortant du cadre dans lequel ils ont été prononcés, constituent une bonne introduction à l’œuvre de Vincent Barré, et à l’exposition qui se tient à l’Hôtel des Arts.

     

    Il est de plus en plus évident que ce qui se montre dans ses œuvres, au delà de leur beauté plastique propre, c’est son portrait en creux à travers les multiples formes empruntées de son univers créatif. C’est la part de l’intime dissimulée dans chaque œuvre, les fragments de mémoire, et la présence du corps, que l’exposition permet peu à peu de révéler, au sens où on utilise ce terme en photographie.

     

    Non plus le corps comme sujet pictural, qui dès l’origine était au centre du travail de Vincent Barré, mais sa palpitation, y compris dans les pièces les plus abstraites. D’où l’importance croissante qu’ont pris le geste, le toucher, le malaxage et la caresse de la matière ; laissons l’auteur l’évoquer : « En introduisant davantage de formes charnelles, comme dans la  série noire, avec des creux et des gonflements assez explicites, j’ai pris conscience que j’avais jusque là continuellement censuré un besoin de m’exprimer dans un registre du corps et de l’érotisme […]. Trois ans plus tard, avec le grès de La Borne, j’ai retrouvé des formes modelées, tactiles et complexes. Je façonne une masse de terre en l’estampant autour du pouce et dans le creux de la main, sur le genou ou sur mon ventre, près des parties cachées et sensibles du corps. Il s’agit à nouveau de penser dans l’énergie du geste ».(2)

     

    Cette approche sensible et tactile est particulièrement manifeste dans le dessin.

    Chez Vincent Barré, c’est sans doute dans le dessin que réside le fil conducteur de cette œuvre protéiforme et c’est lui qui en assure l’unité. Par dessin j’entends non seulement les portraits et les corps d’après modèle travaillés de manière classique, mais aussi les croquis qui jaillissent de la mine de plomb, soit pour capter une sensation, fixer dans l’instant une idée, jalonner les étapes du développement d’un projet, et ceux qui accompagnent les notes des carnets de voyage.

     

    L’exposition de Toulon fait une large place à ces différentes catégories ainsi qu’aux grands dessins estampés à l’encre typographique dont la masse sombre aux variations subtiles s’oppose au blanc du papier, rappelant aux habitués de l’Hôtel des Arts les grandes taches de goudron de Jannis Kounellis et les violet de mars de Stéphane Bordarier.

     

     

    Dans tous les cas le trait de crayon qui sait être précis possède une grande sensibilité et laisse sourdre une forte sensualité comme tout le travail des dernières années. Mais la ligne conserve quelque chose d’un peu laborieux comme ses sculptures. Vincent Barré le revendique, et parlant de ces dernières il dit : « […] ma sculpture est le prétexte à mettre en scène une émergence qui ne serait pas légère et mobile, mais lente, ouvrageuse […], j’ai besoin de cette lenteur et de cette maladresse. Il y a presque une composante physique, corporelle dans cette difficulté, ce besoin que les choses résistent et me confrontent […] ».

     

    Pour qualifier ce dessin à la sensibilité un peu gauche, si proche de ses sculptures, on pourrait parler d’une honnêteté de la main, au sens où Ingres affirmait que le dessin est la probité de l’art. Je ne résiste pas au plaisir de rapporter les propos de l’architecte vénitien Aldo Rossi, que son professeur au Politecnico de Milan avait voulu dissuader de faire de l’architecture au prétexte que ses dessins ressemblaient à ceux des maçons de la campagne qui jettent un caillou pour indiquer approximativement l’endroit où il faut percer une fenêtre. (3).

    Ce qui, loin d’avoir découragé Aldo Rossi, l’avait au contraire rempli de joie. Et plus tard il était heureux d’être parvenu à conserver ce trait qui, selon ses termes, pouvait passer pour de la maladresse ou de la naïveté et qui pourtant était devenu l’une des caractéristiques de son travail. C’est cette même «maladresse» qui nous touche tellement dans les dessins et les sculptures de Vincent Barré, et que, d’une autre façon on retrouve dans ses films. La caméra se substituant au crayon pour transmettre les fragiles mouvements de l’âme.

     

     

    1) Jorge Luis Borges. Entretiens sur la poésie et la littérature. Gallimard 1990.

    (2) Vincent Barré. Détour. Entretien avec Olivier Grasser.

    (3) Aldo Rossi. Autobiographie scientifique. Editions Parenthèses 1981.