Le fil de l’histoire

    Entretien avec Richard Deacon

    Enfant, il croit voir au fond de sa gorge, une rangée de fils comme ceux d’une harpe. Plus tard, sans doute à la télévision, il voit bouger une monstrueuse anémone de chair. Il trouve stupéfiant que l’on puisse articuler le monde ou enchanter les sens à l’aide d’un muscle aussi rudimentaire.

    Rudimentaire, le mot babillé, bégayé par les artistes, longtemps après leur rudimentum, leur apprentissage : Il faut saisir les vérités courantes, isoler les lieus communs. Rudimentaires sont les outils comme le moule à gâteau, la forme à chapeau ou le fil chauffant. Le fil chauffant est simple comme le fil à couper le beurre. Sa trace dans la matière, produit des effets visuels inattendus et jubilatoires, comme il le note à propos du fenouil en fleur – ondulé et rythmé, géométrique, architecturé et charnu, sexuel. Traversé par du courant alternatif, il grave dans la matière inflammable  les micros ondulations de sa pulsation . Il évoque les hésitations du travail érosif du temps. Et il y a un temps pour la fatigue, pour le tremblement du bras, le va et vient du relâché et du repris. Tout dans ce jeu du matériau face à l’ outil est ancestral et actuel, le fil suit le rythme de la main, son mouvement aléatoire, le polystyrène évoque une consistance naturelle résistante et soluble. Fenouil reprend-t-il contient cet appel à la vigueur et au charnel, à une pulsion primaire instinctive. Mes formes dit-il sont dans ce balancement alterné de la masse au mouvement, de la stabilité à l’ondulation. C’est la pesanteur qui l’emporte…

    Atteindre cette vision massive en forçant la matière plastique, fragile, ignescente à un pur retrait vivant comme si elle était de la chair, la violence du rite  est dans cette simplicité radicale. Le mot travail vient du latin tripalium : instrument de torture. Écorcher la matière, la chair donne à voir le processus du travail.

    Il parle de l’arbre lisse. Un gros chêne trapu qui étale sa large ramure au milieu d’une prairie. Son tronc à mi-hauteur est lisse et brillant comme une armoire. Le mouvement incessant des bœufs se frottant contre lui pour apaiser leurs démangeaisons a usé l’écorce si bien qu’une grande flaque de bois cirée incite à la caresse. Tout art qui parvient à la finalité (…) ne saurait se dispenser de considérer la sensualité. Nous ne sommes jamais à même de dissocier abstraitement les sensations de la quantité de plaisir positif ou négatif qu’elles nous procurent. Car la peine elle-même est par nature, de l’ordre de la texture, et donc sensuelle. Cette peine sensuelle qui se dépose sur le spectateur empêche la réification de l’œuvre, elle mine l’autonomie de l’objet d’Art. La flaque brillante sur le chêne, lui fait voir toutes les armoires massives quand toutes les armoires de chênes ne le font jamais remonter jusqu’à leurs arbres d’origine. Il fait fondre le métal, c’est un acte filial, généalogique. Il remonte la filière, met à jour la filiation. Le travail du fil chauffant comme la strie sur le pot tourné nous montre le mouvement circulaire. Il raconte qu’une jeune femme a tenté de faire parler une poterie vieille de mille ans, en lisant, au rayon laser, les stries inscrites dans la terre cuite comme celles d’un microsillon. Il dit qu’il entend le son du travail comme lorsqu’il est devant la petite boîte de Robert Morris diffusant le bruit de sa propre fabrication. Rodin face à la caméra de Guitry demande quand il devra s’arrêter de sculpter. Les portes de l’enfer  se mettent à parler, à demander quand elles devront s’arrêter de bouger, les mains réunies de la Cathédrale demandent quand elles pourront s’ouvrir. Rodin n’a pas compris que la caméra enregistre le travail, qu’elle ne figure pas, qu’elle défigure. Entre chaque image, elle intercale du rien. Le vrai rien au cinéma c’est le blanc de la lumière pure.

    Tout part du blanc. Dans sa maison sous la montagne enneigée, il filme la forme blanche et ondulante d’une housse sur un meuble et il écoute.  Avec sa main raide, en cône sur l’oreille, il écoute fondre la glace, il écoute ce qui se défigure dans le mouvement. À l’atelier, dans le blanc du polystyrène, il enlève ce qui est meuble, il garde l’ondulation et il écoute fondre le métal. Il n’aime pas l’aspect de lave froide du bronze, la fonte de métal qui figure le mouvement, il aime chercher ce qui sourd pur. Le fil empêche que la fonte ne représente, il mime le mouvement de ce qui est en train de se faire. En frayant son chemin dans la matière, il active en temps réel la métamorphose. Une mère a plongé son fils dans un fleuve d’enfer pour le rendre invulnérable. Il dit d’elle, son don de métamorphose la rendait apte à exprimer le déroulement complet d’un cycle de formes contenues en quelque sorte à l’avance dans la figure de départ, l’archiaia morphé, en faisant retour au terme du cycle à son origine première. Encore une histoire filiale, une fonte à rebours. Alors il doit remonter, fondre, refondre, transformer le petit être de cire en dieu. Il est dans la  peau de Jacob trompant son père aveugle, le polystyrène est sa toison d’agneau, il lui permet de se faire passer pour son frère, Esaü le rouge, la force. Il dit humblement Je mime la mise en ordre de petites choses. L’art est une mise en ordre, le fil est comme la paume du potier, il contrôle le vide. Alors voilà ce qu’il fait, il évide, il monte en empilant des blocs de vide. Il fait prendre le vide sous nos yeux comme on dit d’une sauce qu’elle prend. Il berne la déférence, déjoue les discours de plomb. Plusieurs générations d’architectes pour en arriver là, à mimer la puissance, les colonnes que l’on remonte et qui s’évident sous nos yeux. Autour d’elles, on se réunit, on se couche en mémoire des disparus, des envolés, des plus rien, comme autour des poteaux sacrés plantés par les primitifs pour construire leurs villages. Autour des vides de la compréhension, la survie s’organise. Elle fonde les grands récits qui la mettent en scène.  Ils sont simples et précis pour être mémorisés et décrivent la contrée originaire, la Pangée, à peupler. De même les grandes œuvres sont des trous noirs que le regardeur tente de remplir.

     

     

    Janvier 2007

     

    Le fil de l’histoire

    Entretien avec Richard Deacon

    Enfant, il croit voir au fond de sa gorge, une rangée de fils comme ceux d’une harpe. Plus tard, sans doute à la télévision, il voit bouger une monstrueuse anémone de chair. Il trouve stupéfiant que l’on puisse articuler le monde ou enchanter les sens à l’aide d’un muscle aussi rudimentaire.

    Rudimentaire, le mot babillé, bégayé par les artistes, longtemps après leur rudimentum, leur apprentissage : Il faut saisir les vérités courantes, isoler les lieus communs. Rudimentaires sont les outils comme le moule à gâteau, la forme à chapeau ou le fil chauffant. Le fil chauffant est simple comme le fil à couper le beurre. Sa trace dans la matière, produit des effets visuels inattendus et jubilatoires, comme il le note à propos du fenouil en fleur – ondulé et rythmé, géométrique, architecturé et charnu, sexuel. Traversé par du courant alternatif, il grave dans la matière inflammable  les micros ondulations de sa pulsation . Il évoque les hésitations du travail érosif du temps. Et il y a un temps pour la fatigue, pour le tremblement du bras, le va et vient du relâché et du repris. Tout dans ce jeu du matériau face à l’ outil est ancestral et actuel, le fil suit le rythme de la main, son mouvement aléatoire, le polystyrène évoque une consistance naturelle résistante et soluble. Fenouil reprend-t-il contient cet appel à la vigueur et au charnel, à une pulsion primaire instinctive. Mes formes dit-il sont dans ce balancement alterné de la masse au mouvement, de la stabilité à l’ondulation. C’est la pesanteur qui l’emporte…

    Atteindre cette vision massive en forçant la matière plastique, fragile, ignescente à un pur retrait vivant comme si elle était de la chair, la violence du rite  est dans cette simplicité radicale. Le mot travail vient du latin tripalium : instrument de torture. Écorcher la matière, la chair donne à voir le processus du travail.

    Il parle de l’arbre lisse. Un gros chêne trapu qui étale sa large ramure au milieu d’une prairie. Son tronc à mi-hauteur est lisse et brillant comme une armoire. Le mouvement incessant des bœufs se frottant contre lui pour apaiser leurs démangeaisons a usé l’écorce si bien qu’une grande flaque de bois cirée incite à la caresse. Tout art qui parvient à la finalité (…) ne saurait se dispenser de considérer la sensualité. Nous ne sommes jamais à même de dissocier abstraitement les sensations de la quantité de plaisir positif ou négatif qu’elles nous procurent. Car la peine elle-même est par nature, de l’ordre de la texture, et donc sensuelle. Cette peine sensuelle qui se dépose sur le spectateur empêche la réification de l’œuvre, elle mine l’autonomie de l’objet d’Art. La flaque brillante sur le chêne, lui fait voir toutes les armoires massives quand toutes les armoires de chênes ne le font jamais remonter jusqu’à leurs arbres d’origine. Il fait fondre le métal, c’est un acte filial, généalogique. Il remonte la filière, met à jour la filiation. Le travail du fil chauffant comme la strie sur le pot tourné nous montre le mouvement circulaire. Il raconte qu’une jeune femme a tenté de faire parler une poterie vieille de mille ans, en lisant, au rayon laser, les stries inscrites dans la terre cuite comme celles d’un microsillon. Il dit qu’il entend le son du travail comme lorsqu’il est devant la petite boîte de Robert Morris diffusant le bruit de sa propre fabrication. Rodin face à la caméra de Guitry demande quand il devra s’arrêter de sculpter. Les portes de l’enfer  se mettent à parler, à demander quand elles devront s’arrêter de bouger, les mains réunies de la Cathédrale demandent quand elles pourront s’ouvrir. Rodin n’a pas compris que la caméra enregistre le travail, qu’elle ne figure pas, qu’elle défigure. Entre chaque image, elle intercale du rien. Le vrai rien au cinéma c’est le blanc de la lumière pure.

    Tout part du blanc. Dans sa maison sous la montagne enneigée, il filme la forme blanche et ondulante d’une housse sur un meuble et il écoute.  Avec sa main raide, en cône sur l’oreille, il écoute fondre la glace, il écoute ce qui se défigure dans le mouvement. À l’atelier, dans le blanc du polystyrène, il enlève ce qui est meuble, il garde l’ondulation et il écoute fondre le métal. Il n’aime pas l’aspect de lave froide du bronze, la fonte de métal qui figure le mouvement, il aime chercher ce qui sourd pur. Le fil empêche que la fonte ne représente, il mime le mouvement de ce qui est en train de se faire. En frayant son chemin dans la matière, il active en temps réel la métamorphose. Une mère a plongé son fils dans un fleuve d’enfer pour le rendre invulnérable. Il dit d’elle, son don de métamorphose la rendait apte à exprimer le déroulement complet d’un cycle de formes contenues en quelque sorte à l’avance dans la figure de départ, l’archiaia morphé, en faisant retour au terme du cycle à son origine première. Encore une histoire filiale, une fonte à rebours. Alors il doit remonter, fondre, refondre, transformer le petit être de cire en dieu. Il est dans la  peau de Jacob trompant son père aveugle, le polystyrène est sa toison d’agneau, il lui permet de se faire passer pour son frère, Esaü le rouge, la force. Il dit humblement Je mime la mise en ordre de petites choses. L’art est une mise en ordre, le fil est comme la paume du potier, il contrôle le vide. Alors voilà ce qu’il fait, il évide, il monte en empilant des blocs de vide. Il fait prendre le vide sous nos yeux comme on dit d’une sauce qu’elle prend. Il berne la déférence, déjoue les discours de plomb. Plusieurs générations d’architectes pour en arriver là, à mimer la puissance, les colonnes que l’on remonte et qui s’évident sous nos yeux. Autour d’elles, on se réunit, on se couche en mémoire des disparus, des envolés, des plus rien, comme autour des poteaux sacrés plantés par les primitifs pour construire leurs villages. Autour des vides de la compréhension, la survie s’organise. Elle fonde les grands récits qui la mettent en scène.  Ils sont simples et précis pour être mémorisés et décrivent la contrée originaire, la Pangée, à peupler. De même les grandes œuvres sont des trous noirs que le regardeur tente de remplir.

     

     

    Janvier 2007