- Le titre de Compagnon de la Libération fut décerné pour récompenser les personnes, les unités militaires et les collectivités civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de libération de la France et de son empire.
En situation
Le 27 mai 2014, a eu lieu la cérémonie inaugurale de la Journée de la Résistance. Cette nouvelle journée de mémoire est destinée à rendre hommage à l’héroïsme de personnes, célébrées ou anonymes qui, selon les mots d’un orateur “ont choisi la liberté contre la barbarie” au moment de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Peu avant, un concours s’était tenu pour choisir une sculpture honorant le courage de ces hommes et de ces femmes, certains encore adolescents durant ces années terribles. Le projet retenu, Colonne des Rameaux de Vincent Barré a été dévoilé lors de cette cérémonie. La tour élégante et sobre de Vincent Barré, haute
de 2,40 mètres, installée de manière permanente dans le hall du bâtiment Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale à Paris et visible depuis la rue de l’Université, est un monument public, poétique et subtil, tout à la fois imposant et intime, nourri de significations multiples. L’artiste nous explique qu’il a souhaité ainsi rendre hommage à ceux qui ont pris part à la Résistance, aux personnes qui ont agi “avec discernement et courage, avec une grande force morale”. Seule une œuvre d’abstraction pouvait être à la hauteur de l’enjeu qu’il s’était fixé. Vincent Barré a admirablement réussi en donnant un visage
abstrait, riche en métaphores, à ceux et celles qui, selon lui, “ont su dire non, dans une période sombre de notre histoire. Non à l’affaissement moral et politique de la France, non au totalitarisme et à l’asservissement au nazisme.”
Placée devant un mur où sont inscrits les noms des 1038 Compagnons de la Libération1, Colonne des Rameaux se présente comme une “cage” circulaire faite d’anneaux superposés de branches entrelacées, coulés en bronze à partir d’éléments végétaux collectés par l’artiste et subtilement transformés. La structure à claire-voie qui en résulte s’affirmant comme un tout, est clairement composée d’éléments distincts et nombreux, tous marqués du travail de la main. De loin, la sculpture paraît délicate et invite à s’approcher. Malgré l’apparente fragilité de la résille de branches, le simple fait de la multiplicité des éléments dégage un sentiment de leur force dans l’unité. D’échelle encore humaine, l’imposant volume, ouvert et vertical et presque anthropomorphe, est pour qui s’y arrête, une sorte de sentinelle qui se confronte à vous. Cette résonance humaine fait partie intégrante du sens de cette sculpture. Comme cela a été dit à plusieurs reprises durant la cérémonie inaugurale, l’histoire de la Résistance française a touché d’innombrables familles. La propre histoire de Vincent Barré est révélatrice. Né en 1948 à Vierzon, il a grandi à Paris après la fin de la guerre et n’a donc pas fait l’expérience directe de cette tragédie, mais l’idée de la Résistance ne lui est pas étrangère : son père et son oncle y ont pris part, comme y a pris part le père de son galeriste dont le nom figure dans la liste des Compagnons.
Colonne des Rameaux suscite néanmoins de nombreuses autres associations d’images au-delà de celle de la présence humaine. Les formes irrégulières des branches suggèrent une croissance sauvage, sans doute le maquis lui-même, ce terrain broussailleux où les combattants trouvaient refuge et qui a fini par devenir synonyme des activités de la Résistance. Les branches dénudées peuvent être lues comme un symbole de l’hiver — “le long hiver que traversa la France, l’Europe et le monde”, précise Vincent Barré — mais elles portent également en elles une promesse, l’inévitable retour du printemps. L’insistance sur le refus, “l’affirmation du non” si essentielle dans la conception de l’œuvre de Vincent Barré est signifiée par une phrase inscrite sur un anneau horizontal, à hauteur d’yeux où nous découvrons en nous approchant les mots du poète René Char : “L’acquiescement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté”2.
Colonne des Rameaux n’est pas le premier monument créé par Vincent Barré pour honorer les combattants de la Résistance. En 2002 avec Sylvain Dubuisson, l’architecte et designer avec qui il collabore depuis des années, il réalise une installation pour la ville d’Amilly, au sud de Paris, à quelques kilomètres de l’ancienne ferme où se trouve son principal atelier. Érigé sur un site où quatre jeunes membres de la Résistance, la plupart originaires de l’endroit, ont été capturés puis exécutés par les Allemands, l’œuvre propose une forme abstraite pour commémorer la tragédie : quatre colonnes creuses en acier qui évoquent, plus grande que nature, la figure humaine. Chaque colonne est fendue verticalement sur l’un des côtés. Ces fentes sont trop étroites pour que l’on puisse y pénétrer mais font de ces colonnes les emblèmes d’un refuge secret et inaccessible, une métaphore susceptible d’exprimer à la fois le caractère clandestin de leur activité, et l’impuissance à échapper à leur ennemi. Situées dans une prairie bordant une rivière, trois colonnes sont voisines les unes des autres ; la quatrième, plus proche de la berge où l’un des jeunes hommes a été tué alors qu’il tentait de fuir, prolonge le récit. À la lisière du champ, sur un “banc” de pierre long et bas, est gravé le poème de Paul Celan Psaume, en français et en allemand, la langue d’origine, complété par l’évocation des circonstances de l’événement. Comme Colonne des rameaux, le monument d’Amilly tout à la fois sobre,
saisissant et hiératique demeure très ouvert dans ses allusions.
Au cours de l’été et de l’automne 2014, peu après l’inauguration de la Colonne des Rameaux, de nouveaux aspects de l’œuvre de Vincent Barré sont révélés par d’autres installations, commandées pour l’exposition annuelle Arts et Nature, dans le parc historique, le château Renaissance et les dépendances de Chaumont-sur-Loire. Dans le parc lui-même, Chaos, un ensemble de six éléments en fonte, des troncs de cônes ouverts, de tailles décroissantes, disposés de manière aléatoire dans une prairie entourée d’arbres majestueux qui donne sur la Loire, bien en contrebas, avec la perspective lointaine d’un paysage champêtre et vallonné. La taille généreuse et la surface délicatement striée de chaque élément renvoient à des tambours de colonnes tombées à terre d’un temple grec archaïque. La disposition des formes massives entre de grands arbres protecteurs fait également naître une réminiscence puissante et inattendue, celle de ces formidables images de géométrie pastorale : les Grandes Baigneuses de Paul Cézanne dans un paysage, le chef-d’œuvre tardif du musée de Philadelphie. Rien dans le choix de ce site n’est donc le fait du hasard, Vincent Barré est conscient de ce qu’il convoque, lorsqu’il raconte qu’à l’occasion de ses études à l’Université de Pennsylvanie, ces Grandes Baigneuses pour lesquelles il nourrit une profonde admiration lui deviennent familières, et qu’en référence il a délibérément positionné les éléments de Chaos dans ce site encadré de grands arbres. Tout comme les colonnes du monument d’Amilly, Chaos, œuvre solennelle et fascinante, semble immédiatement renvoyer non seulement au caractère architectural de la figure humaine mais aussi à sa présence.
Couronne, la deuxième pièce de Vincent Barré pour Arts et nature, était présentée dans les élégantes écuries du 19e siècle. S’inspirant de la couronne d’épines de l’extraordinaire Pietà du maître de la Renaissance Jean Fouquet — son œuvre la plus importante, installée dans la modeste église d’un village des environs — Vincent Barré a construit un grand anneau de branches tressées et surmodelées par endroits avant d’être coulées en bronze. Il a ensuite suspendu cette “couronne” impressionnante et légèrement menaçante dans l’espace voûté aux parois de briques, au-dessus d’un cercle de charbon répandu au sol. L’ajustement attentif, à la fois de la taille de la couronne suspendue et de la surface du charbon aux proportions de l’architecture dynamise tout l’espace et noue une conversation entre la nature — les branches et le bois brûlé — et la construction — la voûte en brique. Une horloge sur le mur au-dessus de l’anneau d’épines accentue la notion du passage du temps, une idée encore renforcée par la vidéo qui accompagne l’installation : des images revenant en boucle de la Pietà de Fouquet associées à celles d’un paysan bouddhiste, avec une bande sonore qui se décale peu à peu des images. Couronne et la vidéo qui y est associée, avec leurs multiples références à l’histoire de l’art, à la religion occidentale et la spiritualité orientale, au passé et au présent, disent beaucoup sur celui qui les a fabriquées et sur ses passions. Mais au bout du compte ce qu’on retient, c’est la puissance déployée par Couronne d’un point de vue purement visuel et spatial. Comme Chaos et Colonne de Rameaux, cette Couronne nous fascine par ses formes graves et son économie de moyens, des formes qui nous permettent (ou nous forcent) chacun à prendre conscience d’une foule d’associations imaginaires personnelles. Enfin, ce qui rend les œuvres récentes de Vincent Barré si prenantes est leur qualité silencieuse de masse et de surface, leurs formes et les relations des différentes parties entre elles, la manière dont ces parties embrassent l’espace et le mettent en mouvement, et le caractère des matériaux. Tout le reste vient en plus.
Karen Wilkin
New York, juin-juillet 2014
Courtesy Sculpture Magazine, une publication de l’International Sculpture Center (États-Unis), numéro en anglais, mai 2015
- Le titre de Compagnon de la Libération fut décerné pour récompenser les personnes, les unités militaires et les collectivités civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de libération de la France et de son empire.
En situation
Le 27 mai 2014, a eu lieu la cérémonie inaugurale de la Journée de la Résistance. Cette nouvelle journée de mémoire est destinée à rendre hommage à l’héroïsme de personnes, célébrées ou anonymes qui, selon les mots d’un orateur “ont choisi la liberté contre la barbarie” au moment de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie pendant la seconde guerre mondiale. Peu avant, un concours s’était tenu pour choisir une sculpture honorant le courage de ces hommes et de ces femmes, certains encore adolescents durant ces années terribles. Le projet retenu, Colonne des Rameaux de Vincent Barré a été dévoilé lors de cette cérémonie. La tour élégante et sobre de Vincent Barré, haute
de 2,40 mètres, installée de manière permanente dans le hall du bâtiment Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale à Paris et visible depuis la rue de l’Université, est un monument public, poétique et subtil, tout à la fois imposant et intime, nourri de significations multiples. L’artiste nous explique qu’il a souhaité ainsi rendre hommage à ceux qui ont pris part à la Résistance, aux personnes qui ont agi “avec discernement et courage, avec une grande force morale”. Seule une œuvre d’abstraction pouvait être à la hauteur de l’enjeu qu’il s’était fixé. Vincent Barré a admirablement réussi en donnant un visage
abstrait, riche en métaphores, à ceux et celles qui, selon lui, “ont su dire non, dans une période sombre de notre histoire. Non à l’affaissement moral et politique de la France, non au totalitarisme et à l’asservissement au nazisme.”
Placée devant un mur où sont inscrits les noms des 1038 Compagnons de la Libération1, Colonne des Rameaux se présente comme une “cage” circulaire faite d’anneaux superposés de branches entrelacées, coulés en bronze à partir d’éléments végétaux collectés par l’artiste et subtilement transformés. La structure à claire-voie qui en résulte s’affirmant comme un tout, est clairement composée d’éléments distincts et nombreux, tous marqués du travail de la main. De loin, la sculpture paraît délicate et invite à s’approcher. Malgré l’apparente fragilité de la résille de branches, le simple fait de la multiplicité des éléments dégage un sentiment de leur force dans l’unité. D’échelle encore humaine, l’imposant volume, ouvert et vertical et presque anthropomorphe, est pour qui s’y arrête, une sorte de sentinelle qui se confronte à vous. Cette résonance humaine fait partie intégrante du sens de cette sculpture. Comme cela a été dit à plusieurs reprises durant la cérémonie inaugurale, l’histoire de la Résistance française a touché d’innombrables familles. La propre histoire de Vincent Barré est révélatrice. Né en 1948 à Vierzon, il a grandi à Paris après la fin de la guerre et n’a donc pas fait l’expérience directe de cette tragédie, mais l’idée de la Résistance ne lui est pas étrangère : son père et son oncle y ont pris part, comme y a pris part le père de son galeriste dont le nom figure dans la liste des Compagnons.
Colonne des Rameaux suscite néanmoins de nombreuses autres associations d’images au-delà de celle de la présence humaine. Les formes irrégulières des branches suggèrent une croissance sauvage, sans doute le maquis lui-même, ce terrain broussailleux où les combattants trouvaient refuge et qui a fini par devenir synonyme des activités de la Résistance. Les branches dénudées peuvent être lues comme un symbole de l’hiver — “le long hiver que traversa la France, l’Europe et le monde”, précise Vincent Barré — mais elles portent également en elles une promesse, l’inévitable retour du printemps. L’insistance sur le refus, “l’affirmation du non” si essentielle dans la conception de l’œuvre de Vincent Barré est signifiée par une phrase inscrite sur un anneau horizontal, à hauteur d’yeux où nous découvrons en nous approchant les mots du poète René Char : “L’acquiescement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté”2.
Colonne des Rameaux n’est pas le premier monument créé par Vincent Barré pour honorer les combattants de la Résistance. En 2002 avec Sylvain Dubuisson, l’architecte et designer avec qui il collabore depuis des années, il réalise une installation pour la ville d’Amilly, au sud de Paris, à quelques kilomètres de l’ancienne ferme où se trouve son principal atelier. Érigé sur un site où quatre jeunes membres de la Résistance, la plupart originaires de l’endroit, ont été capturés puis exécutés par les Allemands, l’œuvre propose une forme abstraite pour commémorer la tragédie : quatre colonnes creuses en acier qui évoquent, plus grande que nature, la figure humaine. Chaque colonne est fendue verticalement sur l’un des côtés. Ces fentes sont trop étroites pour que l’on puisse y pénétrer mais font de ces colonnes les emblèmes d’un refuge secret et inaccessible, une métaphore susceptible d’exprimer à la fois le caractère clandestin de leur activité, et l’impuissance à échapper à leur ennemi. Situées dans une prairie bordant une rivière, trois colonnes sont voisines les unes des autres ; la quatrième, plus proche de la berge où l’un des jeunes hommes a été tué alors qu’il tentait de fuir, prolonge le récit. À la lisière du champ, sur un “banc” de pierre long et bas, est gravé le poème de Paul Celan Psaume, en français et en allemand, la langue d’origine, complété par l’évocation des circonstances de l’événement. Comme Colonne des rameaux, le monument d’Amilly tout à la fois sobre,
saisissant et hiératique demeure très ouvert dans ses allusions.
Au cours de l’été et de l’automne 2014, peu après l’inauguration de la Colonne des Rameaux, de nouveaux aspects de l’œuvre de Vincent Barré sont révélés par d’autres installations, commandées pour l’exposition annuelle Arts et Nature, dans le parc historique, le château Renaissance et les dépendances de Chaumont-sur-Loire. Dans le parc lui-même, Chaos, un ensemble de six éléments en fonte, des troncs de cônes ouverts, de tailles décroissantes, disposés de manière aléatoire dans une prairie entourée d’arbres majestueux qui donne sur la Loire, bien en contrebas, avec la perspective lointaine d’un paysage champêtre et vallonné. La taille généreuse et la surface délicatement striée de chaque élément renvoient à des tambours de colonnes tombées à terre d’un temple grec archaïque. La disposition des formes massives entre de grands arbres protecteurs fait également naître une réminiscence puissante et inattendue, celle de ces formidables images de géométrie pastorale : les Grandes Baigneuses de Paul Cézanne dans un paysage, le chef-d’œuvre tardif du musée de Philadelphie. Rien dans le choix de ce site n’est donc le fait du hasard, Vincent Barré est conscient de ce qu’il convoque, lorsqu’il raconte qu’à l’occasion de ses études à l’Université de Pennsylvanie, ces Grandes Baigneuses pour lesquelles il nourrit une profonde admiration lui deviennent familières, et qu’en référence il a délibérément positionné les éléments de Chaos dans ce site encadré de grands arbres. Tout comme les colonnes du monument d’Amilly, Chaos, œuvre solennelle et fascinante, semble immédiatement renvoyer non seulement au caractère architectural de la figure humaine mais aussi à sa présence.
Couronne, la deuxième pièce de Vincent Barré pour Arts et nature, était présentée dans les élégantes écuries du 19e siècle. S’inspirant de la couronne d’épines de l’extraordinaire Pietà du maître de la Renaissance Jean Fouquet — son œuvre la plus importante, installée dans la modeste église d’un village des environs — Vincent Barré a construit un grand anneau de branches tressées et surmodelées par endroits avant d’être coulées en bronze. Il a ensuite suspendu cette “couronne” impressionnante et légèrement menaçante dans l’espace voûté aux parois de briques, au-dessus d’un cercle de charbon répandu au sol. L’ajustement attentif, à la fois de la taille de la couronne suspendue et de la surface du charbon aux proportions de l’architecture dynamise tout l’espace et noue une conversation entre la nature — les branches et le bois brûlé — et la construction — la voûte en brique. Une horloge sur le mur au-dessus de l’anneau d’épines accentue la notion du passage du temps, une idée encore renforcée par la vidéo qui accompagne l’installation : des images revenant en boucle de la Pietà de Fouquet associées à celles d’un paysan bouddhiste, avec une bande sonore qui se décale peu à peu des images. Couronne et la vidéo qui y est associée, avec leurs multiples références à l’histoire de l’art, à la religion occidentale et la spiritualité orientale, au passé et au présent, disent beaucoup sur celui qui les a fabriquées et sur ses passions. Mais au bout du compte ce qu’on retient, c’est la puissance déployée par Couronne d’un point de vue purement visuel et spatial. Comme Chaos et Colonne de Rameaux, cette Couronne nous fascine par ses formes graves et son économie de moyens, des formes qui nous permettent (ou nous forcent) chacun à prendre conscience d’une foule d’associations imaginaires personnelles. Enfin, ce qui rend les œuvres récentes de Vincent Barré si prenantes est leur qualité silencieuse de masse et de surface, leurs formes et les relations des différentes parties entre elles, la manière dont ces parties embrassent l’espace et le mettent en mouvement, et le caractère des matériaux. Tout le reste vient en plus.
Karen Wilkin
New York, juin-juillet 2014
Courtesy Sculpture Magazine, une publication de l’International Sculpture Center (États-Unis), numéro en anglais, mai 2015