NOVS

    Philippe Hardy

          …..ce qui passe de l’un à l’autre…..

                                             Georges Bataille

     

    Le titre choisi pour cette exposition est un mot  grec ancien « NOVS » qui contient très justement la hauteur d’idéal qui anime la recherche de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson. « NOVS » signifie « Esprit/Âme » mais également « Pensée/Coeur ». La structure du texte de la conversation qu’ils ont écrite pour cette exposition (1) construit l’exposition elle même: cette conversation se développe autour de trois verbes: Habiter, Travailler, Penser ; ces verbes clés charpentent l’aménagement de leur vie et de leurs oeuvres rassemblées autour de ces thèmes dans les salles du musée de Rouen.

    Vincent Barré et Sylvain Dubuisson se sont rencontrés jeunes à l’école des beaux arts de Paris, tous deux portaient en héritage la présence de l’architecture paternelle et grand paternelle. Pour Sylvain Dubuisson une formation scolaire de culture classique, très classique  (l’apprentissage du latin et du grec) su nourrir au delà de la langue, sa pensée et sa recherche humaniste;

    Tous deux naturellement commencèrent leur carrière par le travail en architecture; Vincent Barré oeuvra pendant des années au côté de Patrick Berger avant de mettre ce métier  de côté. Cependant Vincent Barré investit encore toujours avec passion espaces urbains et espaces paysagers; ses domaines et méthodes de travail marquent la filiation avec son grand père l’architecte Albert Laprade dont les carnets de croquis et les projets de jardins aquarellés se retrouvent dans sa propre pratique lui qui est toujours prompt à prendre note, à faire un croquis plutôt qu’un long discours. Ses grands voyages restent, entre autres, des prétextes à croquer les paysages, les habitants d’un lieu lointain, les formes trouvées ici ou là qui inspireront de nouvelles sculptures, son souci des proportions, des objets disposés dans un lieu, son oeil même est oeil d’architecte; Sylvain Dubuisson, pour sa part a construit nombre d’espaces architecturés: chais en Bordelais, appartements privés, espaces de confort, médiathèque, librairies, lieux de cultes; ses objets contiennent toujours la conscience de l’espace qui les entoure. S’éloignant du dessin assez sévère de l’ architecte, Sylvain Dubuisson pratique la courbe, l’ellipse, un dessin plus baroque au sens étymologique de ce mot. Les objets qu’il crée évoquent un espace réel mais également fortement spirituel. Le quotidien, la manière dont eux mêmes investissent la vie quotidienne reste  pour eux deux la base même de leur préoccupation, c’est la raison pour laquelle les thèmes énoncés pour cette exposition pourraient sembler d’une extrême banalité, ils expriment cependant parfaitement le questionnement si simple et si complexe  de tout être dans la banalité du vivre au monde;

     

    Dans ce musée, étrangement, Vincent Barré et Sylvain Dubuisson font revivre ce vivre ensemble qu’ils ont eu l’occasion de partager avec leurs familles dans une ferme du Gâtinais près de Château-Landon. Il me semble en écoutant leurs histoires pouvoir imaginer des moments de vie idéale dans lesquels amour, amitié, travail, pensée, enfants, lectures, promenades et tout ce qui devrait permettre à la vie d’être belle, se trouvait réunie dans le charme d’une ferme bien rustique. Vincent Barré, le preneur d’initiatives du tandem.. avait trouvé cette ferme non loin d’une maison de sa famille dans laquelle les souvenirs d’enfance nombreux et sensibles survivaient au fond de lui. Dans cette atmosphère rustique chacun se retrouvait et travaillait en fin de semaine avec enfants,et famille. Vincent et Sylvain s’enfermaient chacun dans sa chambre ou son atelier et retrouvaient le soir leur famille autour d’un repas préparé en commun. Le « NOVS » mis en force dans le titre de cette exposition s’exprime alors pleinement. Regard croisé sur les oeuvres en gestation, en création; lectures communes ou silencieuses, promenades et nature, amour et rires explosifs des enfants jouants à bout de souffle dans les paysages boisés de cette mystérieuse région. Les thèmes de leur recherche se déclinent déjà dès ces premiers moments: Habiter, Penser, Travailler; Etrangement l’oeuvre de chacun d’eux se trouve dans ces thèmes si simples et primitifs mais tous deux l’expriment par une écriture des plus différentes, habités qu’ils sont d’une fraternité en solitude.

    Les liens qui existent entre deux créateurs, deux artistes, restent toujours de l’ordre de l’indicible, de l’ordre de l’alchimique. L’ exposition qui a lieu actuellement au musée de Rouen contient vraisemblablement les ingrédients, du plus simple au plus élaboré, qui illustrent une telle relation : amitié au long de toute une vie de création, connivence dans les détails du quotidien, racines parallèles lourdes et nourricières malgré tout, respect des silences de chacun.

     

    De passage un jour au Musée de Rouen, Vincent Barré proposa à Laurent Salomé, conservateur en chef de ce musée, une exposition de ses oeuvres et de celles de Sylvain Dubuisson dont un très original lustre déjà présent dans ce lieu permettrait de faire le lien entre leurs oeuvres créées souvent dans une grande proximité.  Des objets, sculptures, mobiliers, dessins, architectures, films des deux artistes sont rassemblés ici autour de ces thèmes qui définissent leur recherche évoquée plus haut; Ces thèmes posés vont être prétexte à montrer pour chacun son univers, ses diverses manières d’appréhender la vie, son intime différence. Grâce à la générosité de Laurent Salomé, Vincent Barré et Sylvain Dubuisson investissent ce Musée comme s’ils étaient à nouveau dans une familiale demeure

    Inauguré en 1888, ce bâtiment fut commandé pour pouvoir mettre en valeur les collections  et les dons de plus en plus nombreux reçus par la ville de Rouen qui ne pouvait plus se satisfaire de l’ancien espace situé dans l’Hôtel de Ville. L’architecte, Louis Sauvageot, élève de Violet le Duc, eut l’idée de passer commande à l’artiste Puvis de Chavannes pour réaliser un décor allégorique (Inter artes et Naturam) qui accueillerait les visiteurs en encadrant l’escalier d’honneur. Ces grandes toiles marouflées montrent les rapports qui existent entre l’art et la nature, le premier n’y étant qu’une imitation de la seconde. Cette fresque allégorique et classique met en scène des activités humaines idéales, proches de l’art, le tout placé sous le signe de la nostalgie d’une antiquité mythique.

    Lors d’une restructuration de ce Musée confiée à Andrée Putman, celle ci , outre le remarquable travail de coloration des salles qu’elle réalisa dans ce musée, proposa de mettre en place un concours pour la création d’un lustre monumental destiné à être placé au faîte de ce majestueux escalier d’honneur; Andrée Putman invita Sylvain Dubuisson à concevoir un projet qui retint l’adhésion de tous.

    »Ce lustre est suspendu, insolite, dans l’axe de la volée montante du grand escalier à la hauteur de la corniche formant la retombée du plafond, de manière à dégager toutes les vues des fresques de Puvis de Chavanne. Une forme simple, un cylindre très allongé terminé par des demi-sphères, une fine membrane métallique, une peau tissée perforée, peut être un abat-jour, une chrysalide. A l’allumage il s’ouvre en deux parties, l’étui ou l’écrin, tandis que simultanément l’intensité lumineuse augmente et laisse voir : à l’avant les plats sont terminés par une langue de cristal au bout de laquelle est dressé sur la pointe des pieds et basculé en avant le personnage. Il est sur le point de faire l’expérience du vide

    Ce lustre dessiné dans la ferme du Gâtinais, ainsi accroché au plafond de l’entrée du nouveau musée devient l’objet transitionnel annonciateur de la prévisible arrivée des deux artistes dans cette passagère résidence.

    Curieusement l’image pompeuse et luxuriante de ce musée pourrait sembler à des années lumières de l’idéal et du quotidien de vie de ces deux créateurs. Curieusement aussi, la justesse de l’adéquation entre leurs nombreux objets, oeuvres, signes personnels et les oeuvres qui habitent ce musée correspond intimement à leur univers, leur parcours, tout ce qui nourrit leur recherche  dans son épaisseur culturelle, sensuelle, émotionnelle.

    C’est dans cet esprit que les salles du musée de Rouen présentent les objets de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson, objets quotidiens, raffinés, sculptures porteuses de gestes violents ou précieux; une déambulation dans cet espace muséal, déambulation proche de celle que l’on pourrait effectuer dans de vastes appartements privés permet des confrontations visuelles riches et intrigantes en dialogue avec les collections .

    À table 

    Dans la cour sud se trouve le jardin de sculptures, au fond à droite une grande salle semble attendre des invités venus pour le dîner; Une table est dressée (Douce amère) 2002 « dont le plateau de pierre où s’inscrit son nom repose sur un nid d’abeille en aluminium. Les pieds ronds s’évasent au sommet comme des chapiteaux creux contenant dans des fioles des plantes légendaires: la mandragore, la ciguë, la belladone et un champignon mortel, l’amanite tue-mouche. » (2). Sur cette table des couverts sont disposés, assiettes et services à café de Sylvain Dubuisson édités par la Maison Bernardaud de Limoges, verres en cristal et puis divers objets dont un trépied en métal et terre de Vincent Barré.

    Au mur de cette pièce, une petite nature morte au hareng de Jacob Van Es, peinture hollandaise d’une grande délicatesse, l’odeur de ce hareng correspondant parfaitement à l’âcreté de sa couleur. Délicatement disposé sur une table portefeuille (1987) , une tasse à café en porcelaine de Sylvain Dubuisson « fantaisie pour une anse ». Ces objets mettent en évidence l’importance de la spirale pour cet artiste. Ce thème a été fort subtilement analysé dans l’ouvrage que lui a consacré Yvonne Brunhammer (3)

    Dans cette galerie, des étagères sur lesquelles des sculptures s’installent à côté d’ustensiles de cuisines; bronzes, plats en terre étirée, divers plats pour cuisiner, une cuillère en bois taillée avec force et finesse, sortant purement d’un geste décisif, nécessaire; Cette cuillère,Vincent Barré l’a rapportée d’un de ses nombreux voyages dans l’Himalaya. On retrouve le thème du « Manger » avec sur une étagère, des sérigraphies sur zinc de Vincent Barré,  les – Cinq pains égyptiens-, éditées par l’atelier Eric Seydoux et la Galerie Bernard Jordan puis des sculptures noires en terre « chamotée » posées au sol ou accrochées au mur, ces récents travaux de Vincent Barré prolongent en quelque sorte la réflexion formelle des « Manchons », « Cuillères », mixée avec les gestes de cette série « Molela » réalisée en 2002 au Rajasthan.  Ils donnent au regardeur une tout autre relation à l’oeuvre, cette relation physique  interpelle et inspire beaucoup cet artiste pour lequel tout est en rapport au corps, au geste, à l’humain dans la relation au monde qui l’entoure.

    Un peu plus loin nous pouvons voir une série de bronzes à la cire perdue autour de ce thème (« Cuillère ») d’objets contenants. La cuisine, la bonne cuisine fait partie de la vraie vie de tout artiste et Vincent Barré n’échappe pas à cette règle simpliste peut être, mais oh combien vérifiable, (il n’est que de connaître la saveur du poulet au citron savamment cuisiné par Sylvain Dubuisson….) Sur cette étagère également une impressionnante petite théière émaillée de Vincent Barré (1970) qui voulut dans sa toute première jeunesse devenir potier. Une maison de famille, près de Bourges, voisinait en effet « La Borne » un des lieux mythique de la poterie. Vincent Barré« est resté un homme du geste, du geste de la main qui modèle la cire pour lui donner forme par le toucher, avec douceur, vigueur. La mise en forme est l’essentiel du travail. Elle enracine la pensée. »(4)

    Noces,

    Contraste saisissant en pénétrant dans la salle voisine dans laquelle se trouve ce tableau ayant appartenu au Cardinal Joseph Fesch «Le bain de Diane» de François Clouet (vers 1560). Ce tableau appartient à l’école de Fontainebleau et Clouet fut fortement influencé par la présence d’artistes italiens qui travaillaient alors à la cour. Diane se baigne en présence de ses suivantes et en présence de deux satyres, le trop curieux Actéon monté sur un noir destrier s’avance au fond du paysage avec précaution. La déesse le punira en le transformant en cerf que les chiens dévoreront. Dans cette salle Sylvain Dubuisson montrent des meubles proches de sa vie quotidienne très chargés d’affects et de lectures à tiroirs discrets et secrets sous le générique « Noces »; Un « lit-bibliothèque » et « un bureau pour femme » au titre énigmatique « Quasi una fantasia »;(1982) ce meuble placé dans cette salle en présence du chef-d’oeuvre maniériste, correspond à la période des objets poétiquement chargés de Sylvain Dubuisson : « Tous ces mécanismes sont les supports d’autre chose. La femme va appréhender le bureau en faisant pivoter les plumiers, en ouvrant le tiroir de format standard A4 ou le miroir à trois faces, mais, on sait très bien que tous ces gestes engendrent autre chose que faire pivoter un plumier, ouvrir un tiroir et se regarder dans un miroir à trois faces. Ce meuble-là, celui là particulièrement, c’est l’idée du seuil et avec lui la reconnaissance chez la femme d’un territoire infranchissable je suis partagé entre deux notions qui sont d’une part »La femme n’existe pas » de Lacan, d’autre part une attention très particulière à la courtoisie du Moyen-Âge » .(5) Un lit-bibliothèque, le tapis (M,1992) à thème cosmique  et la délicate chaise (NM) complètent la chambre ici reconstituée.

    Temps

    Dans le dédale des salles du musée, Laurent Salomé a eu la belle et élégante idée de disposer ici et là des oeuvres, sculptures, objets de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson, il met ainsi en place un productif dialogue entre leurs pièces intemporelles et les oeuvres de ce musée. Une des salles du rez de chaussé réunit d’une manière grinçante mais pertinente des oeuvres religieuses du XVI siècle, des tapisseries de laine et de soie originaires de Bruxelles et une grue de chantier de l’artiste flamand Wim Delvoye très « gothique » qui revendique crûment le XXI siècle. C’est dans cette salle que l’on rencontre les sculptures anciennes choisies par Vincent Barré pour l’exposition, celles ci composent son  Bestiaire . Dans la salle suivante, consacrée à la Renaissance flamande, « les Parques »(1982-1983) rappellent encore la passion de cet artiste pour les oeuvres du passé, pour  « ces pères que je me suis donnés ». Je suis attiré, dit-il par des peintures et sculptures appartenant à des périodes qui peuvent être décrites comme archaïques ou signalant une naissance, celles qui expriment une grande intensité religieuse ou une croyance dans le futur. »  Ces effigies fantastiques faites de bois et de morceaux d’outils agricoles dialoguent véritablement avec les oeuvres religieuses peintes porteuses de cette rusticité originelle et fondatrice qui occupe tant Vincent Barré.

    Érotisme et martyre

    En avançant dans ces salles dédiées au Moyen Age, un  espace rassemble un ensemble de pièces fort intrigantes;  Au mur, une peinture de Saint Sébastien, peinte par Louis Brea (1490) tandis que des sculptures occupent les angles de cet espace: un Christ assis, les mains liées, grande tristesse de l’expression, beauté sensuelle du corps, un Saint Antoine abbé du XVI siècle et puis une étonnante sculpture originaire d’un atelier de Verneuil-sur-Avre qui  représente Sainte Anne portant la Vierge immaculée, sculpture en bois du XVI siècle qui précède immédiatement l’apparition des nouvelles modes de la Renaissance, cette Vierge immaculée sort véritablement du ventre de Sainte Anne entourée de rayons de soleil dans une facture des plus sensibles, des plus naïves; Dans cet espace Vincent Barré installe « les étuis »(2007) en grès émaillé réalisés à Sèvres, « étuis » doigtiers, reliquaires qui participent fort justement à cette étrange relation entre  douleur, plaisir, érotisme, sexualité latente au regard de« Saint Sébastien » ou de ce Christ aux mains liés, à cette Sainte Anne portant la Vierge; ces « doigtiers » en grès de Sèvres, d’un rouge dense et d’un noir profond dégoulinant, interpellent les figures du martyr et accentuent cette présence latente d’un érotisme lié à ce mélange de douleur et de plaisir; Ces doigtiers et ces  « Etuis » reprennent la forme que pouvait avoir certains reliquaires du Moyen Age mais aussi la forme suggestive des étuis-péniens qu’un Signorelli peignait d’une manière fort suggestive sur les plafonds de la Cathédrale d’Orvietto.

    Corps

    Continuant à découvrir les oeuvres de ce musée, l’on gravit un escalier dans lequel une anamorphose de l’artiste Felice Varini (199?) nous immerge dans son propre univers et puis la déambulation continue à travers la peinture du XVII siècle qui est un des sommets de cette collection; des chefs d’oeuvres de Poussin, du Caravage, de Velàzquez et de Ribera, deux grands noms de l’école espagnole, peintures acquises au XIX siècle avec discernement;  Après avoir admiré la robuste figure: « Hercule terrassant l’hydre de Lerne » sculptée par Pierre Puget et  arrivée en Normandie dans les jardins du château du Vaudrieul dans l’Eure, le visiteur arrive devant le « Démocrite » de Velàzquez qui fut d’abord le portrait d’un bouffon de la cour d’Espagne brandissant un verre de vin, il fut ensuite transformé par l’artiste en philosophe antique. Dans cette salle, Vincent Barré a disposé trois volumineux « Noyaux » octogonaux dans un rapprochement direct et formel avec l’oeuvre d’un peintre anonyme espagnol qui représente des artichauts et un morceau de fromage traité avec une raideur et une rudesse propres à ce pays. Ces « Noyaux » réactivent une forme « archétypale » chez Vincent Barré forme, liée au contenant, au végétal, au gland masculin dans ce qu’il contient de vie, de force, d’envie. Cette salle résonne clairement de ces clameurs des corridas torrides et de son sexué cortège mythologique.

    L’ exposition permet fort justement de prendre conscience de la recherche formelle et par la même personnelle au sens profond, de cet artiste très nourri et habité par l’histoire de l’art; Vincent Barré commença à questionner cette histoire de l’art par cette série vue précédemment :« les Parques »; Sa passion pour le Quatrocento Italien associée à son admiration pour  Gonzalez, Picasso, Caro, ses nombreux voyages dans l’Himalaya, en Asie, son lien à l’architecture, cette alliance de rencontres au cours du temps le mène de plus en plus fortement vers lui-même et sa propre confrontation de son être et de son corps dans le monde universel. Ces »Noyaux » mis en perspective avec « Les Parques » racontent ce parcours venant de la figure humaine se mouvant dans un espace extérieur pour arriver au travail d’une forme matricielle qui pose toujours et toujours la question de la sculpture dans son rapport à l’homme, au « mensch » non plus uniquement dans sa forme au Monde mais dans sa –pensée/coeur- évoquée dans ce titre très justement choisit.

    Lumière et amour

    La visite se poursuit dans des salles aux dimensions variables, de petites alcoves   contiennent de très beaux meubles, sur un bureau dit bureau Mazarin, Sylvain Dubuisson a placé deux lutrins, l’un nommé la Connaissance (2006) laisse découvrir, mystérieusement gravés deux yeux aux paupières fermées, l’autre les Rythmes d’auprès(2003) est un objet-livre en papier et cuir qui présente des poèmes de Dominique Le Bihan. Plus avant encore, sur une commode régence au dessous du regard doux de Anne marie de Bosmelet dite la Duchesse de la Force peint par François de Troyes (date?), une lampe crépuscule (1986) d’une intrigante simplicité, un socle de bois strié de rainures dans lesquelles se glissent des cartes postales, celles trouvées pour l’occasion mais sans aucun doute pas seulement par le hasard, représentent diverses peintures de Gaspard David Friedrich et puis une construction de fil de cuivre et d’un simple élastique retient une de ces cartes postales à volonté inter-changeables, carte-postale en guise d’abat-jour. Objet d’une grande élégance, poésie qui rassemble en soi toute la sophistication des créations de Sylvain Dubuisson.

    Et puis une autre salle intimiste, au mur , quelques chef d’oeuvres de Jean Honoré Fragonard, les Blanchisseuses ou l’Etendage (vers 1759/1760), La Gardeuse d’oies (?), le long de la fenêtre une vitrine contient de nombreux bijoux précieux, il faut regarder attentivement pour découvrir au centre d’un grand collier, une bague (2001) intitulée  « Oui, » sertie de platine et de diamants en joaillerie traditionnelle et un miroir de paume (1987) en argent poli d’une sensuelle beauté. Dans l’autre salle, un grand lampadaire réalisé par la Manufacture de Sèvres (1991) en porcelaine blanche, plumes de casoar, cabochons de cristal, feuilles d’or, bois peint capte une première attention, « ce lampadaire est composé de cinq éléments empilés et creusés de perforations laissant filtrer la source de lumière d’une source halogène interne et, à la partie supérieur, d’un réflecteur. »(6) Au mur, deux vitrines présentent une collection de petites pièces en argent de Sylvain Dubuisson, pièces d’une grande subtilité alliant une extrême simplicité à une grande sophistication technique, Bougeoirs (1973) une simple vis mais d’une telle pureté; Etais,Es,Seras (date?) le titre d’un miroir en argent en forme de palette de peintre sur laquelle sont inscrits ces mots en lettres cursives; un presse papier en verre  sur lequel sont gravées en rouge les lettres HH et qui en son centre renferme curieusement un bouton de rose séché et deux balles de pistolet en cuivre.

    Un simple miroir sur lequel est gravé  Passe-Temps  nous permet en y découvrant notre propre regard, de nous confronter à nous – même comme de nombreuses pièces de cet artiste nous le propose, puis vient une salle XVIII et sur une commode ce fabuleux vase  Lettera Amorosa (1988) ce vase réalisé en verre bleu doublé et titane, gravé d’un poème de René Char. » Le cylindre de titane ajouré en spirale contient un élément verrier. La corolle de verre destinée à recueillir les pétales du bouquet dont la durée de vie est circonscrite à celle d’un instant permet de le prolonger un instant de plus. »(7)

    Architectures

    Une des salles de ce premier étage est en quelque sorte dédiée à la représentation de l’architecture et à un des grands artistes de ce musée : Hubert Robert. Celui ci fut invité à peindre une série de vues de la région pour décorer, dans le palais de l’Archevêque de Rouen ( le Cardinal de La Rochefoucauld), la salle des Etats de Normandie. Les oeuvres sont toujours in situ, à l’exception d’une vue du château de La Roche-Guyon qui domine cette salle du musée. Devant l’une des grandes fenêtres se dresse la Colonne 4/5 de Vincent Barré, en fonte d’aluminium. Elle apparaît comme la synthèse ou l’épure de ces variations architecturales qui peuplent ces tableaux de ruines dont elle retrouve étrangement les tonalités gris-bleu. A travers cette même fenêtre, il est possible d’apercevoir, sur le parvis qui dessine l’entrée du musée, une colonne  en fonte de fer cette fois, qui redit la fascination que l’artiste peut avoir pour le corps.

    « Dans chacune de ces colonnes, je sens la présence d’un autre qui s’érige et dégage une forte présence spirituelle. Fille des Parques, cette colonne intitulée Nous repose les fondements mêmes de « Qu’est ce qu’une sculpture ?»

    Détours et pensées

    Dans tout musée, une salle aux murs aveugles et à la lumière tamisée recelle presque religieusement un cabinet à dessins. Ici, dans ce très délicat espace aux murs tendus de tissu bleuté, un peu en retrait des grands salles du premier étage sous le titre « Détours et pensées » Sylvain Dubuisson présente, épinglés aux murs, ses dessins et projets, Vincent Barré, sous vitrine, présente une partie de ses très nombreux carnets de croquis, éléments inséparables, indispensables à sa vie quotidienne.

    Ces dessins donnent une  juste idée du particularisme de la diversité de leur écriture. Vincent Barré sculpte ses dessins, extrait avec parfois une certaine violence de cette feuille de papier une forme qu’il va chercher loin, au profond de lui -même nourri d’une épaisse connaissance de l’histoire des arts, pour aboutir à cette épuration de formes, cette insinuation de thèmes, ces  suggestions visibles et directement transcrites dans ses sculptures . Sylvain Dubuisson  avec lenteur, douceur, frotte la feuille de papier de ses crayons de couleurs pour peu à peu, faire apparaître la forme d’abord indistincte puis enfin très précise que ses profondes rêveries ont pu imaginer. Dans cette attitude se lit tout de suite ce qui cerne, pour moi, très fortement le coeur même de leur relation et de leur création, visible dans ce passionnant rapprochement proposé ici; La force violente, évidente de Vincent Barré n’est elle pas contradictoirement  à la hauteur de l’élégance remarquable des oeuvres de Sylvain Dubuisson ? je veux dire par là  que la violence de l’un  révèle son extrême élégance et que la délicatesse de son ami est proportionnée à sa véritable violence inexprimée, inexprimable; Les dessins qui sont l’expression d’une « pensée/coeur – esprit/âme », de ce « NOVS » suggéré par le titre même de cette exposition, ces dessins, révèlent dès cette salle, la tension même qui se retrouve dans la monstration contiguë de ces deux oeuvres.

    En traversant à nouveau le jardin des sculptures, l’on pénètre dans une autre salle qui nous propose une suite de dessins de lampes et de lampadaires de Sylvain Dubuisson .

    Dans cette salle l’on voit également sa table «composite »(1987), table d’une parfaite simplicité mais en fait un véritable chef d’oeuvre d’innovation technique et de légèreté; comme il l’écrit: » Les matériaux nouveaux, par contraste, répondent à des contraintes plus particulières, en occultent d’autres, véhiculent leur propre rêve, leur échappée que j’assimile avec le voyage extraterrestre… Dans les matériaux naturels, on peut percevoir en même temps le spirituel et le matériel car ils y  sont mêlés. Les matériaux nouveaux, si excellents par rapport à la demande qui leur est faite peuvent en réalité accuser un manque et la question est de savoir quelle quantité d’esprit mettre dans l’objet fabriqué avec ses nouveaux matériaux car la leçon de l’histoire est, moins de matière, plus de pensée.(7) Sur la table, un écran permet de visionner leurs œuvres réalisées in situ ou dans l’espace public. Architecture et Art public, les réalisations furent nombreuses et, en de rares mais intenses moments, créées en commun. Au delà de toute tentative d’explication, il est passionnant de remarquer la place originelle que tient ce métier d’architecte pour eux deux et malgré rupture, révolte peut être, l’architecture reste toujours une occupation, préoccupation à travers laquelle se mêle le poétique, le rapport à l’autre, le rapport à l’espace de vie; en fait ce qui semble les occuper reste toujours cet espace qui existe entre les humains et qui constitue notre paysage de chaque jour. Au mur de grands dessins Métopes L, estampés au chiffon de Vincent Barré.

    Sur une étagère, un des objets liés à la problématique du temps,(T2/A3,) question qui a toujours passionné Sylvain Dubuisson lui qui se dit souvent être un mathématicien contrarié..  Cette passion pour cette recherche me paraît cependant peu éloignée de sa « poïétique » personnelle. Dans une fontaine « Eloïse et Abélard » (1989) qu’il réalisa pour une place du centre ville de la ville de Rennes, le temps, savamment calculé du passage de la lumière du soleil à une heure précise, laisse apparaître dans un bref moment à travers une fine incise au sommet d’une chrysalide en bronze, en anamorphose les corps de deux amants unis. Ce moment du passage du soleil demanda à Sylvain de très savants calculs pour permettre au regardeur de pouvoir entrevoir ce moment magique. Ici également, dans ces diverses horloges, Sylvain Dubuisson se sert de calculs technologiques des plus savants pour nourrir une vision éphémère mais oh combien poétique! Cette « Horloge T2/A3 »(1986) ne peut être compréhensible qu’en lisant un très long et savant commentaire de Sylvain Dubuisson inclus dans les catalogues de 1989 et 1992/1993 qui permet de décrypter les références et les motivations de ce remarquable objet.

     

    Habiter, travailler, penser

    En proximité une autre galerie contient une sculpture imposante de Sylvain Dubuisson dont le titre à lui seul reflète une image en miroir de cet artiste: «Diogène », représente ce que devrait être un habitacle minimum pour un homme seul Homme seul! « Ôte toi de mon soleil. »Enfant esseulé dans un lointain pensionnat, Sylvain Dubuisson n’avait que le rêve, les merveilleux rêves pour lui permettre de vivre le quotidien; grand nombre de « ses fabuleux » objets doivent être nés dans ces moments de solitude, d’échappés salutaires dans le monde des livres, des contes imaginaires, de cet impossible partage avec les autres, l’autre toujours idéale puisque ne pouvant exister que dans ce monde rêvé :« L’inaccessible étoile » Rêverie de l’isolement, « Diogène » naît de l’espace d’une petite chambre de bonne dans un immeuble parisien, espace dans lequel Sylvain aménage un habitacle fait d’emboîtement de meubles, «organiser les différents dispositifs fonctionnels »(8), une utilisation parfaite des espaces de la chambre: la chambre est un espace « scénographique » qui se métamorphose et pour lequel il crée, sortit de ses visions rêvées, une lampe portant une simple carte postale représentant une oeuvre d’un musée proche ou lointain;  un lampadaire des plus fragiles possiblement fait de plumes d’oiseaux ramassées au long d’une promenade dans les chemins terreux de la Creuse; un éclairage techniquement des plus sophistiqués mais paraissant au commun des mortels correspondre parfaitement à cette lumière naissante du petit matin au creux de paysages féeriques.(9)

    Sous le regard de ce Diogène, cette salle s’articule autour d’une très belle cloison dessinée à quatre mains par ces deux amis; cette cloison partage cette grande salle en deux  travées dans lesquelles les travaux de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson se mêlent, s’ entre-mêlent ce qui permet au visiteur, qui peu à peu pénètre dans leur univers, de mieux identifier l’univers de chacun autour de thèmes souvent proches ou communs. Une des travées réunie des oeuvres autour de l’idée du travail avec les divers mobiliers que Sylvain Dubuisson a dessiné pour le bureau du « Ministre » (1990) ce bureau fut conçu pour Jack Lang à partir de trois thèmes: la théâtralité, la lumière et la culture tout ceci faisant écho au grand tapis « L’énigme ou de la Sphinge à Oedipe » réalisé par la Manufacture Nationale de la Savonnerie. Entre ces meubles somptueux, se dresse une « Colonne » ¾ en aluminium très finement travaillé de Vincent Barré, colonne dans laquelle cette recherche sur la figure, la représentation érigée de l’humain qui se dresse est traitée avec force mais également avec une très grande attention portée à la finition; De Vincent Barré l’on peut remarquer également, sur une très élégante « table basse » de SD  trois bronzes noirs (1998) qui attirent la main du regardeur, la caresse, « Les creux, les bosses, les fentes, les rugosités sont des invites au toucher. Ce qui peut être manipulé demande à l’être »(10)…(ce qui paraît complexe dans l’espace muséal).

    Dans cette même travée, le thème du Manger se mêle au thème du Travail; Au mur, de grands dessins monotypes de Vincent Barré  »Les cinq pains d’Akhetetep » une table de Sylvain Dubuisson « La quarantième » très ingénieusement pliable sur laquelle se tient magnifiquement, une coupe à fruits en bois de Noyer( 2004), coupe à fruits en forme de fleurs

    A nouveau, l’on voit distinctement la complète différence de langage de ces deux artistes mais il est saisissant de ressentir la proximité de leur préoccupation, de leur thème très proches liés au quotidien des choses de la vie.

    De l’autre côté de cette cloison formant travée, les oeuvres de ces deux créateurs nous parlent du repos avec pour Vincent Barré de très solides assemblages (en fer découpé  et fonte) de bois polychrome et fer « A Giotto »(1988) . Ces sculptures se développent au sol et donnent à cet espace un calme  qui se dégage également de ces fresques de Giotto de la Chapelle de l’Arène à Padoue (et de Piero della Francesca peintes sur les murs d’Arezzo et) dans lesquelles Vincent Barré admirait sans doute, tout à la fois la force statique, robuste liée à l’élégance extrême. L’évocation du repos se perçoit aussi dans ce lit de Sylvain Dubuisson avec voile nommé « L’inconscient » (1987). «  Le plan du lit est replié à chaque extrémité de façon à réduire la portée centrale, sur l’un des côtés un mât soutenant une vénitienne est terminé par une tige horizontale comprenant une ampoule halogène ».(11) Au sol de nouvelles oeuvres de Vincent Barré qui s’étirent, fragiles comme pourraient l’être des fragments de corps, de peaux.

    Cette salle rassemble ainsi autour de thèmes proches, des travaux qui exacerbent positivement les différences de factures, de langages développés par ces deux artistes. Nous avions notés dans le Cabinet à Dessins le paradoxe provoqué par un premier regard posé sur ces deux oeuvre. Cette exposition permet de mieux pénétrer dans l’univers personnel et fort particulier de ces deux créations, de ces deux créateurs qui animés de questionnement assez  voisins parce qu’ essentiels au regard des questionnements personnels, nous donnent à voir des formes et des objets visuellement d’une toute autre peau et sensiblement chargés d’un tout autre univers.

    La visite dans ce musée se poursuit, les salles nous proposent de purs chefs d’oeuvres et au détour d’une sculpture de Théodore Géricault, d’un Degas, d’un Evariste Vital Luminais, des images nous reviennent de ce que nous venons de vivre dans cette exposition de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson au musée de Rouen. Son Conservateur Laurent Salomé leur a proposé un espace, une nouvelle maison passagère pour nous permettre de mieux comprendre leur recherche et l’histoire de leur étonnante connivence, cette immersion dans une histoire de l’art à dimension réelle confère à leurs travaux toute l’épaisseur dont ils se sont nourris aux fils des ans, au gré de leurs voyages et des aventures de leur vie personnelle. Cette exposition, dans ce trop rare rapprochement entre artistes contemporains et artistes de musée, nous permet de saisir plus finement la question essentielle posée par l’acte même de la création, acte même de la création qui nous démontre ici combien la vie, la vraie vie, s’exprime aussi par un « Vivre en Art »

    NOVS

    Philippe Hardy

          …..ce qui passe de l’un à l’autre…..

                                             Georges Bataille

     

    Le titre choisi pour cette exposition est un mot  grec ancien « NOVS » qui contient très justement la hauteur d’idéal qui anime la recherche de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson. « NOVS » signifie « Esprit/Âme » mais également « Pensée/Coeur ». La structure du texte de la conversation qu’ils ont écrite pour cette exposition (1) construit l’exposition elle même: cette conversation se développe autour de trois verbes: Habiter, Travailler, Penser ; ces verbes clés charpentent l’aménagement de leur vie et de leurs oeuvres rassemblées autour de ces thèmes dans les salles du musée de Rouen.

    Vincent Barré et Sylvain Dubuisson se sont rencontrés jeunes à l’école des beaux arts de Paris, tous deux portaient en héritage la présence de l’architecture paternelle et grand paternelle. Pour Sylvain Dubuisson une formation scolaire de culture classique, très classique  (l’apprentissage du latin et du grec) su nourrir au delà de la langue, sa pensée et sa recherche humaniste;

    Tous deux naturellement commencèrent leur carrière par le travail en architecture; Vincent Barré oeuvra pendant des années au côté de Patrick Berger avant de mettre ce métier  de côté. Cependant Vincent Barré investit encore toujours avec passion espaces urbains et espaces paysagers; ses domaines et méthodes de travail marquent la filiation avec son grand père l’architecte Albert Laprade dont les carnets de croquis et les projets de jardins aquarellés se retrouvent dans sa propre pratique lui qui est toujours prompt à prendre note, à faire un croquis plutôt qu’un long discours. Ses grands voyages restent, entre autres, des prétextes à croquer les paysages, les habitants d’un lieu lointain, les formes trouvées ici ou là qui inspireront de nouvelles sculptures, son souci des proportions, des objets disposés dans un lieu, son oeil même est oeil d’architecte; Sylvain Dubuisson, pour sa part a construit nombre d’espaces architecturés: chais en Bordelais, appartements privés, espaces de confort, médiathèque, librairies, lieux de cultes; ses objets contiennent toujours la conscience de l’espace qui les entoure. S’éloignant du dessin assez sévère de l’ architecte, Sylvain Dubuisson pratique la courbe, l’ellipse, un dessin plus baroque au sens étymologique de ce mot. Les objets qu’il crée évoquent un espace réel mais également fortement spirituel. Le quotidien, la manière dont eux mêmes investissent la vie quotidienne reste  pour eux deux la base même de leur préoccupation, c’est la raison pour laquelle les thèmes énoncés pour cette exposition pourraient sembler d’une extrême banalité, ils expriment cependant parfaitement le questionnement si simple et si complexe  de tout être dans la banalité du vivre au monde;

     

    Dans ce musée, étrangement, Vincent Barré et Sylvain Dubuisson font revivre ce vivre ensemble qu’ils ont eu l’occasion de partager avec leurs familles dans une ferme du Gâtinais près de Château-Landon. Il me semble en écoutant leurs histoires pouvoir imaginer des moments de vie idéale dans lesquels amour, amitié, travail, pensée, enfants, lectures, promenades et tout ce qui devrait permettre à la vie d’être belle, se trouvait réunie dans le charme d’une ferme bien rustique. Vincent Barré, le preneur d’initiatives du tandem.. avait trouvé cette ferme non loin d’une maison de sa famille dans laquelle les souvenirs d’enfance nombreux et sensibles survivaient au fond de lui. Dans cette atmosphère rustique chacun se retrouvait et travaillait en fin de semaine avec enfants,et famille. Vincent et Sylvain s’enfermaient chacun dans sa chambre ou son atelier et retrouvaient le soir leur famille autour d’un repas préparé en commun. Le « NOVS » mis en force dans le titre de cette exposition s’exprime alors pleinement. Regard croisé sur les oeuvres en gestation, en création; lectures communes ou silencieuses, promenades et nature, amour et rires explosifs des enfants jouants à bout de souffle dans les paysages boisés de cette mystérieuse région. Les thèmes de leur recherche se déclinent déjà dès ces premiers moments: Habiter, Penser, Travailler; Etrangement l’oeuvre de chacun d’eux se trouve dans ces thèmes si simples et primitifs mais tous deux l’expriment par une écriture des plus différentes, habités qu’ils sont d’une fraternité en solitude.

    Les liens qui existent entre deux créateurs, deux artistes, restent toujours de l’ordre de l’indicible, de l’ordre de l’alchimique. L’ exposition qui a lieu actuellement au musée de Rouen contient vraisemblablement les ingrédients, du plus simple au plus élaboré, qui illustrent une telle relation : amitié au long de toute une vie de création, connivence dans les détails du quotidien, racines parallèles lourdes et nourricières malgré tout, respect des silences de chacun.

     

    De passage un jour au Musée de Rouen, Vincent Barré proposa à Laurent Salomé, conservateur en chef de ce musée, une exposition de ses oeuvres et de celles de Sylvain Dubuisson dont un très original lustre déjà présent dans ce lieu permettrait de faire le lien entre leurs oeuvres créées souvent dans une grande proximité.  Des objets, sculptures, mobiliers, dessins, architectures, films des deux artistes sont rassemblés ici autour de ces thèmes qui définissent leur recherche évoquée plus haut; Ces thèmes posés vont être prétexte à montrer pour chacun son univers, ses diverses manières d’appréhender la vie, son intime différence. Grâce à la générosité de Laurent Salomé, Vincent Barré et Sylvain Dubuisson investissent ce Musée comme s’ils étaient à nouveau dans une familiale demeure

    Inauguré en 1888, ce bâtiment fut commandé pour pouvoir mettre en valeur les collections  et les dons de plus en plus nombreux reçus par la ville de Rouen qui ne pouvait plus se satisfaire de l’ancien espace situé dans l’Hôtel de Ville. L’architecte, Louis Sauvageot, élève de Violet le Duc, eut l’idée de passer commande à l’artiste Puvis de Chavannes pour réaliser un décor allégorique (Inter artes et Naturam) qui accueillerait les visiteurs en encadrant l’escalier d’honneur. Ces grandes toiles marouflées montrent les rapports qui existent entre l’art et la nature, le premier n’y étant qu’une imitation de la seconde. Cette fresque allégorique et classique met en scène des activités humaines idéales, proches de l’art, le tout placé sous le signe de la nostalgie d’une antiquité mythique.

    Lors d’une restructuration de ce Musée confiée à Andrée Putman, celle ci , outre le remarquable travail de coloration des salles qu’elle réalisa dans ce musée, proposa de mettre en place un concours pour la création d’un lustre monumental destiné à être placé au faîte de ce majestueux escalier d’honneur; Andrée Putman invita Sylvain Dubuisson à concevoir un projet qui retint l’adhésion de tous.

    »Ce lustre est suspendu, insolite, dans l’axe de la volée montante du grand escalier à la hauteur de la corniche formant la retombée du plafond, de manière à dégager toutes les vues des fresques de Puvis de Chavanne. Une forme simple, un cylindre très allongé terminé par des demi-sphères, une fine membrane métallique, une peau tissée perforée, peut être un abat-jour, une chrysalide. A l’allumage il s’ouvre en deux parties, l’étui ou l’écrin, tandis que simultanément l’intensité lumineuse augmente et laisse voir : à l’avant les plats sont terminés par une langue de cristal au bout de laquelle est dressé sur la pointe des pieds et basculé en avant le personnage. Il est sur le point de faire l’expérience du vide

    Ce lustre dessiné dans la ferme du Gâtinais, ainsi accroché au plafond de l’entrée du nouveau musée devient l’objet transitionnel annonciateur de la prévisible arrivée des deux artistes dans cette passagère résidence.

    Curieusement l’image pompeuse et luxuriante de ce musée pourrait sembler à des années lumières de l’idéal et du quotidien de vie de ces deux créateurs. Curieusement aussi, la justesse de l’adéquation entre leurs nombreux objets, oeuvres, signes personnels et les oeuvres qui habitent ce musée correspond intimement à leur univers, leur parcours, tout ce qui nourrit leur recherche  dans son épaisseur culturelle, sensuelle, émotionnelle.

    C’est dans cet esprit que les salles du musée de Rouen présentent les objets de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson, objets quotidiens, raffinés, sculptures porteuses de gestes violents ou précieux; une déambulation dans cet espace muséal, déambulation proche de celle que l’on pourrait effectuer dans de vastes appartements privés permet des confrontations visuelles riches et intrigantes en dialogue avec les collections .

    À table 

    Dans la cour sud se trouve le jardin de sculptures, au fond à droite une grande salle semble attendre des invités venus pour le dîner; Une table est dressée (Douce amère) 2002 « dont le plateau de pierre où s’inscrit son nom repose sur un nid d’abeille en aluminium. Les pieds ronds s’évasent au sommet comme des chapiteaux creux contenant dans des fioles des plantes légendaires: la mandragore, la ciguë, la belladone et un champignon mortel, l’amanite tue-mouche. » (2). Sur cette table des couverts sont disposés, assiettes et services à café de Sylvain Dubuisson édités par la Maison Bernardaud de Limoges, verres en cristal et puis divers objets dont un trépied en métal et terre de Vincent Barré.

    Au mur de cette pièce, une petite nature morte au hareng de Jacob Van Es, peinture hollandaise d’une grande délicatesse, l’odeur de ce hareng correspondant parfaitement à l’âcreté de sa couleur. Délicatement disposé sur une table portefeuille (1987) , une tasse à café en porcelaine de Sylvain Dubuisson « fantaisie pour une anse ». Ces objets mettent en évidence l’importance de la spirale pour cet artiste. Ce thème a été fort subtilement analysé dans l’ouvrage que lui a consacré Yvonne Brunhammer (3)

    Dans cette galerie, des étagères sur lesquelles des sculptures s’installent à côté d’ustensiles de cuisines; bronzes, plats en terre étirée, divers plats pour cuisiner, une cuillère en bois taillée avec force et finesse, sortant purement d’un geste décisif, nécessaire; Cette cuillère,Vincent Barré l’a rapportée d’un de ses nombreux voyages dans l’Himalaya. On retrouve le thème du « Manger » avec sur une étagère, des sérigraphies sur zinc de Vincent Barré,  les – Cinq pains égyptiens-, éditées par l’atelier Eric Seydoux et la Galerie Bernard Jordan puis des sculptures noires en terre « chamotée » posées au sol ou accrochées au mur, ces récents travaux de Vincent Barré prolongent en quelque sorte la réflexion formelle des « Manchons », « Cuillères », mixée avec les gestes de cette série « Molela » réalisée en 2002 au Rajasthan.  Ils donnent au regardeur une tout autre relation à l’oeuvre, cette relation physique  interpelle et inspire beaucoup cet artiste pour lequel tout est en rapport au corps, au geste, à l’humain dans la relation au monde qui l’entoure.

    Un peu plus loin nous pouvons voir une série de bronzes à la cire perdue autour de ce thème (« Cuillère ») d’objets contenants. La cuisine, la bonne cuisine fait partie de la vraie vie de tout artiste et Vincent Barré n’échappe pas à cette règle simpliste peut être, mais oh combien vérifiable, (il n’est que de connaître la saveur du poulet au citron savamment cuisiné par Sylvain Dubuisson….) Sur cette étagère également une impressionnante petite théière émaillée de Vincent Barré (1970) qui voulut dans sa toute première jeunesse devenir potier. Une maison de famille, près de Bourges, voisinait en effet « La Borne » un des lieux mythique de la poterie. Vincent Barré« est resté un homme du geste, du geste de la main qui modèle la cire pour lui donner forme par le toucher, avec douceur, vigueur. La mise en forme est l’essentiel du travail. Elle enracine la pensée. »(4)

    Noces,

    Contraste saisissant en pénétrant dans la salle voisine dans laquelle se trouve ce tableau ayant appartenu au Cardinal Joseph Fesch «Le bain de Diane» de François Clouet (vers 1560). Ce tableau appartient à l’école de Fontainebleau et Clouet fut fortement influencé par la présence d’artistes italiens qui travaillaient alors à la cour. Diane se baigne en présence de ses suivantes et en présence de deux satyres, le trop curieux Actéon monté sur un noir destrier s’avance au fond du paysage avec précaution. La déesse le punira en le transformant en cerf que les chiens dévoreront. Dans cette salle Sylvain Dubuisson montrent des meubles proches de sa vie quotidienne très chargés d’affects et de lectures à tiroirs discrets et secrets sous le générique « Noces »; Un « lit-bibliothèque » et « un bureau pour femme » au titre énigmatique « Quasi una fantasia »;(1982) ce meuble placé dans cette salle en présence du chef-d’oeuvre maniériste, correspond à la période des objets poétiquement chargés de Sylvain Dubuisson : « Tous ces mécanismes sont les supports d’autre chose. La femme va appréhender le bureau en faisant pivoter les plumiers, en ouvrant le tiroir de format standard A4 ou le miroir à trois faces, mais, on sait très bien que tous ces gestes engendrent autre chose que faire pivoter un plumier, ouvrir un tiroir et se regarder dans un miroir à trois faces. Ce meuble-là, celui là particulièrement, c’est l’idée du seuil et avec lui la reconnaissance chez la femme d’un territoire infranchissable je suis partagé entre deux notions qui sont d’une part »La femme n’existe pas » de Lacan, d’autre part une attention très particulière à la courtoisie du Moyen-Âge » .(5) Un lit-bibliothèque, le tapis (M,1992) à thème cosmique  et la délicate chaise (NM) complètent la chambre ici reconstituée.

    Temps

    Dans le dédale des salles du musée, Laurent Salomé a eu la belle et élégante idée de disposer ici et là des oeuvres, sculptures, objets de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson, il met ainsi en place un productif dialogue entre leurs pièces intemporelles et les oeuvres de ce musée. Une des salles du rez de chaussé réunit d’une manière grinçante mais pertinente des oeuvres religieuses du XVI siècle, des tapisseries de laine et de soie originaires de Bruxelles et une grue de chantier de l’artiste flamand Wim Delvoye très « gothique » qui revendique crûment le XXI siècle. C’est dans cette salle que l’on rencontre les sculptures anciennes choisies par Vincent Barré pour l’exposition, celles ci composent son  Bestiaire . Dans la salle suivante, consacrée à la Renaissance flamande, « les Parques »(1982-1983) rappellent encore la passion de cet artiste pour les oeuvres du passé, pour  « ces pères que je me suis donnés ». Je suis attiré, dit-il par des peintures et sculptures appartenant à des périodes qui peuvent être décrites comme archaïques ou signalant une naissance, celles qui expriment une grande intensité religieuse ou une croyance dans le futur. »  Ces effigies fantastiques faites de bois et de morceaux d’outils agricoles dialoguent véritablement avec les oeuvres religieuses peintes porteuses de cette rusticité originelle et fondatrice qui occupe tant Vincent Barré.

    Érotisme et martyre

    En avançant dans ces salles dédiées au Moyen Age, un  espace rassemble un ensemble de pièces fort intrigantes;  Au mur, une peinture de Saint Sébastien, peinte par Louis Brea (1490) tandis que des sculptures occupent les angles de cet espace: un Christ assis, les mains liées, grande tristesse de l’expression, beauté sensuelle du corps, un Saint Antoine abbé du XVI siècle et puis une étonnante sculpture originaire d’un atelier de Verneuil-sur-Avre qui  représente Sainte Anne portant la Vierge immaculée, sculpture en bois du XVI siècle qui précède immédiatement l’apparition des nouvelles modes de la Renaissance, cette Vierge immaculée sort véritablement du ventre de Sainte Anne entourée de rayons de soleil dans une facture des plus sensibles, des plus naïves; Dans cet espace Vincent Barré installe « les étuis »(2007) en grès émaillé réalisés à Sèvres, « étuis » doigtiers, reliquaires qui participent fort justement à cette étrange relation entre  douleur, plaisir, érotisme, sexualité latente au regard de« Saint Sébastien » ou de ce Christ aux mains liés, à cette Sainte Anne portant la Vierge; ces « doigtiers » en grès de Sèvres, d’un rouge dense et d’un noir profond dégoulinant, interpellent les figures du martyr et accentuent cette présence latente d’un érotisme lié à ce mélange de douleur et de plaisir; Ces doigtiers et ces  « Etuis » reprennent la forme que pouvait avoir certains reliquaires du Moyen Age mais aussi la forme suggestive des étuis-péniens qu’un Signorelli peignait d’une manière fort suggestive sur les plafonds de la Cathédrale d’Orvietto.

    Corps

    Continuant à découvrir les oeuvres de ce musée, l’on gravit un escalier dans lequel une anamorphose de l’artiste Felice Varini (199?) nous immerge dans son propre univers et puis la déambulation continue à travers la peinture du XVII siècle qui est un des sommets de cette collection; des chefs d’oeuvres de Poussin, du Caravage, de Velàzquez et de Ribera, deux grands noms de l’école espagnole, peintures acquises au XIX siècle avec discernement;  Après avoir admiré la robuste figure: « Hercule terrassant l’hydre de Lerne » sculptée par Pierre Puget et  arrivée en Normandie dans les jardins du château du Vaudrieul dans l’Eure, le visiteur arrive devant le « Démocrite » de Velàzquez qui fut d’abord le portrait d’un bouffon de la cour d’Espagne brandissant un verre de vin, il fut ensuite transformé par l’artiste en philosophe antique. Dans cette salle, Vincent Barré a disposé trois volumineux « Noyaux » octogonaux dans un rapprochement direct et formel avec l’oeuvre d’un peintre anonyme espagnol qui représente des artichauts et un morceau de fromage traité avec une raideur et une rudesse propres à ce pays. Ces « Noyaux » réactivent une forme « archétypale » chez Vincent Barré forme, liée au contenant, au végétal, au gland masculin dans ce qu’il contient de vie, de force, d’envie. Cette salle résonne clairement de ces clameurs des corridas torrides et de son sexué cortège mythologique.

    L’ exposition permet fort justement de prendre conscience de la recherche formelle et par la même personnelle au sens profond, de cet artiste très nourri et habité par l’histoire de l’art; Vincent Barré commença à questionner cette histoire de l’art par cette série vue précédemment :« les Parques »; Sa passion pour le Quatrocento Italien associée à son admiration pour  Gonzalez, Picasso, Caro, ses nombreux voyages dans l’Himalaya, en Asie, son lien à l’architecture, cette alliance de rencontres au cours du temps le mène de plus en plus fortement vers lui-même et sa propre confrontation de son être et de son corps dans le monde universel. Ces »Noyaux » mis en perspective avec « Les Parques » racontent ce parcours venant de la figure humaine se mouvant dans un espace extérieur pour arriver au travail d’une forme matricielle qui pose toujours et toujours la question de la sculpture dans son rapport à l’homme, au « mensch » non plus uniquement dans sa forme au Monde mais dans sa –pensée/coeur- évoquée dans ce titre très justement choisit.

    Lumière et amour

    La visite se poursuit dans des salles aux dimensions variables, de petites alcoves   contiennent de très beaux meubles, sur un bureau dit bureau Mazarin, Sylvain Dubuisson a placé deux lutrins, l’un nommé la Connaissance (2006) laisse découvrir, mystérieusement gravés deux yeux aux paupières fermées, l’autre les Rythmes d’auprès(2003) est un objet-livre en papier et cuir qui présente des poèmes de Dominique Le Bihan. Plus avant encore, sur une commode régence au dessous du regard doux de Anne marie de Bosmelet dite la Duchesse de la Force peint par François de Troyes (date?), une lampe crépuscule (1986) d’une intrigante simplicité, un socle de bois strié de rainures dans lesquelles se glissent des cartes postales, celles trouvées pour l’occasion mais sans aucun doute pas seulement par le hasard, représentent diverses peintures de Gaspard David Friedrich et puis une construction de fil de cuivre et d’un simple élastique retient une de ces cartes postales à volonté inter-changeables, carte-postale en guise d’abat-jour. Objet d’une grande élégance, poésie qui rassemble en soi toute la sophistication des créations de Sylvain Dubuisson.

    Et puis une autre salle intimiste, au mur , quelques chef d’oeuvres de Jean Honoré Fragonard, les Blanchisseuses ou l’Etendage (vers 1759/1760), La Gardeuse d’oies (?), le long de la fenêtre une vitrine contient de nombreux bijoux précieux, il faut regarder attentivement pour découvrir au centre d’un grand collier, une bague (2001) intitulée  « Oui, » sertie de platine et de diamants en joaillerie traditionnelle et un miroir de paume (1987) en argent poli d’une sensuelle beauté. Dans l’autre salle, un grand lampadaire réalisé par la Manufacture de Sèvres (1991) en porcelaine blanche, plumes de casoar, cabochons de cristal, feuilles d’or, bois peint capte une première attention, « ce lampadaire est composé de cinq éléments empilés et creusés de perforations laissant filtrer la source de lumière d’une source halogène interne et, à la partie supérieur, d’un réflecteur. »(6) Au mur, deux vitrines présentent une collection de petites pièces en argent de Sylvain Dubuisson, pièces d’une grande subtilité alliant une extrême simplicité à une grande sophistication technique, Bougeoirs (1973) une simple vis mais d’une telle pureté; Etais,Es,Seras (date?) le titre d’un miroir en argent en forme de palette de peintre sur laquelle sont inscrits ces mots en lettres cursives; un presse papier en verre  sur lequel sont gravées en rouge les lettres HH et qui en son centre renferme curieusement un bouton de rose séché et deux balles de pistolet en cuivre.

    Un simple miroir sur lequel est gravé  Passe-Temps  nous permet en y découvrant notre propre regard, de nous confronter à nous – même comme de nombreuses pièces de cet artiste nous le propose, puis vient une salle XVIII et sur une commode ce fabuleux vase  Lettera Amorosa (1988) ce vase réalisé en verre bleu doublé et titane, gravé d’un poème de René Char. » Le cylindre de titane ajouré en spirale contient un élément verrier. La corolle de verre destinée à recueillir les pétales du bouquet dont la durée de vie est circonscrite à celle d’un instant permet de le prolonger un instant de plus. »(7)

    Architectures

    Une des salles de ce premier étage est en quelque sorte dédiée à la représentation de l’architecture et à un des grands artistes de ce musée : Hubert Robert. Celui ci fut invité à peindre une série de vues de la région pour décorer, dans le palais de l’Archevêque de Rouen ( le Cardinal de La Rochefoucauld), la salle des Etats de Normandie. Les oeuvres sont toujours in situ, à l’exception d’une vue du château de La Roche-Guyon qui domine cette salle du musée. Devant l’une des grandes fenêtres se dresse la Colonne 4/5 de Vincent Barré, en fonte d’aluminium. Elle apparaît comme la synthèse ou l’épure de ces variations architecturales qui peuplent ces tableaux de ruines dont elle retrouve étrangement les tonalités gris-bleu. A travers cette même fenêtre, il est possible d’apercevoir, sur le parvis qui dessine l’entrée du musée, une colonne  en fonte de fer cette fois, qui redit la fascination que l’artiste peut avoir pour le corps.

    « Dans chacune de ces colonnes, je sens la présence d’un autre qui s’érige et dégage une forte présence spirituelle. Fille des Parques, cette colonne intitulée Nous repose les fondements mêmes de « Qu’est ce qu’une sculpture ?»

    Détours et pensées

    Dans tout musée, une salle aux murs aveugles et à la lumière tamisée recelle presque religieusement un cabinet à dessins. Ici, dans ce très délicat espace aux murs tendus de tissu bleuté, un peu en retrait des grands salles du premier étage sous le titre « Détours et pensées » Sylvain Dubuisson présente, épinglés aux murs, ses dessins et projets, Vincent Barré, sous vitrine, présente une partie de ses très nombreux carnets de croquis, éléments inséparables, indispensables à sa vie quotidienne.

    Ces dessins donnent une  juste idée du particularisme de la diversité de leur écriture. Vincent Barré sculpte ses dessins, extrait avec parfois une certaine violence de cette feuille de papier une forme qu’il va chercher loin, au profond de lui -même nourri d’une épaisse connaissance de l’histoire des arts, pour aboutir à cette épuration de formes, cette insinuation de thèmes, ces  suggestions visibles et directement transcrites dans ses sculptures . Sylvain Dubuisson  avec lenteur, douceur, frotte la feuille de papier de ses crayons de couleurs pour peu à peu, faire apparaître la forme d’abord indistincte puis enfin très précise que ses profondes rêveries ont pu imaginer. Dans cette attitude se lit tout de suite ce qui cerne, pour moi, très fortement le coeur même de leur relation et de leur création, visible dans ce passionnant rapprochement proposé ici; La force violente, évidente de Vincent Barré n’est elle pas contradictoirement  à la hauteur de l’élégance remarquable des oeuvres de Sylvain Dubuisson ? je veux dire par là  que la violence de l’un  révèle son extrême élégance et que la délicatesse de son ami est proportionnée à sa véritable violence inexprimée, inexprimable; Les dessins qui sont l’expression d’une « pensée/coeur – esprit/âme », de ce « NOVS » suggéré par le titre même de cette exposition, ces dessins, révèlent dès cette salle, la tension même qui se retrouve dans la monstration contiguë de ces deux oeuvres.

    En traversant à nouveau le jardin des sculptures, l’on pénètre dans une autre salle qui nous propose une suite de dessins de lampes et de lampadaires de Sylvain Dubuisson .

    Dans cette salle l’on voit également sa table «composite »(1987), table d’une parfaite simplicité mais en fait un véritable chef d’oeuvre d’innovation technique et de légèreté; comme il l’écrit: » Les matériaux nouveaux, par contraste, répondent à des contraintes plus particulières, en occultent d’autres, véhiculent leur propre rêve, leur échappée que j’assimile avec le voyage extraterrestre… Dans les matériaux naturels, on peut percevoir en même temps le spirituel et le matériel car ils y  sont mêlés. Les matériaux nouveaux, si excellents par rapport à la demande qui leur est faite peuvent en réalité accuser un manque et la question est de savoir quelle quantité d’esprit mettre dans l’objet fabriqué avec ses nouveaux matériaux car la leçon de l’histoire est, moins de matière, plus de pensée.(7) Sur la table, un écran permet de visionner leurs œuvres réalisées in situ ou dans l’espace public. Architecture et Art public, les réalisations furent nombreuses et, en de rares mais intenses moments, créées en commun. Au delà de toute tentative d’explication, il est passionnant de remarquer la place originelle que tient ce métier d’architecte pour eux deux et malgré rupture, révolte peut être, l’architecture reste toujours une occupation, préoccupation à travers laquelle se mêle le poétique, le rapport à l’autre, le rapport à l’espace de vie; en fait ce qui semble les occuper reste toujours cet espace qui existe entre les humains et qui constitue notre paysage de chaque jour. Au mur de grands dessins Métopes L, estampés au chiffon de Vincent Barré.

    Sur une étagère, un des objets liés à la problématique du temps,(T2/A3,) question qui a toujours passionné Sylvain Dubuisson lui qui se dit souvent être un mathématicien contrarié..  Cette passion pour cette recherche me paraît cependant peu éloignée de sa « poïétique » personnelle. Dans une fontaine « Eloïse et Abélard » (1989) qu’il réalisa pour une place du centre ville de la ville de Rennes, le temps, savamment calculé du passage de la lumière du soleil à une heure précise, laisse apparaître dans un bref moment à travers une fine incise au sommet d’une chrysalide en bronze, en anamorphose les corps de deux amants unis. Ce moment du passage du soleil demanda à Sylvain de très savants calculs pour permettre au regardeur de pouvoir entrevoir ce moment magique. Ici également, dans ces diverses horloges, Sylvain Dubuisson se sert de calculs technologiques des plus savants pour nourrir une vision éphémère mais oh combien poétique! Cette « Horloge T2/A3 »(1986) ne peut être compréhensible qu’en lisant un très long et savant commentaire de Sylvain Dubuisson inclus dans les catalogues de 1989 et 1992/1993 qui permet de décrypter les références et les motivations de ce remarquable objet.

     

    Habiter, travailler, penser

    En proximité une autre galerie contient une sculpture imposante de Sylvain Dubuisson dont le titre à lui seul reflète une image en miroir de cet artiste: «Diogène », représente ce que devrait être un habitacle minimum pour un homme seul Homme seul! « Ôte toi de mon soleil. »Enfant esseulé dans un lointain pensionnat, Sylvain Dubuisson n’avait que le rêve, les merveilleux rêves pour lui permettre de vivre le quotidien; grand nombre de « ses fabuleux » objets doivent être nés dans ces moments de solitude, d’échappés salutaires dans le monde des livres, des contes imaginaires, de cet impossible partage avec les autres, l’autre toujours idéale puisque ne pouvant exister que dans ce monde rêvé :« L’inaccessible étoile » Rêverie de l’isolement, « Diogène » naît de l’espace d’une petite chambre de bonne dans un immeuble parisien, espace dans lequel Sylvain aménage un habitacle fait d’emboîtement de meubles, «organiser les différents dispositifs fonctionnels »(8), une utilisation parfaite des espaces de la chambre: la chambre est un espace « scénographique » qui se métamorphose et pour lequel il crée, sortit de ses visions rêvées, une lampe portant une simple carte postale représentant une oeuvre d’un musée proche ou lointain;  un lampadaire des plus fragiles possiblement fait de plumes d’oiseaux ramassées au long d’une promenade dans les chemins terreux de la Creuse; un éclairage techniquement des plus sophistiqués mais paraissant au commun des mortels correspondre parfaitement à cette lumière naissante du petit matin au creux de paysages féeriques.(9)

    Sous le regard de ce Diogène, cette salle s’articule autour d’une très belle cloison dessinée à quatre mains par ces deux amis; cette cloison partage cette grande salle en deux  travées dans lesquelles les travaux de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson se mêlent, s’ entre-mêlent ce qui permet au visiteur, qui peu à peu pénètre dans leur univers, de mieux identifier l’univers de chacun autour de thèmes souvent proches ou communs. Une des travées réunie des oeuvres autour de l’idée du travail avec les divers mobiliers que Sylvain Dubuisson a dessiné pour le bureau du « Ministre » (1990) ce bureau fut conçu pour Jack Lang à partir de trois thèmes: la théâtralité, la lumière et la culture tout ceci faisant écho au grand tapis « L’énigme ou de la Sphinge à Oedipe » réalisé par la Manufacture Nationale de la Savonnerie. Entre ces meubles somptueux, se dresse une « Colonne » ¾ en aluminium très finement travaillé de Vincent Barré, colonne dans laquelle cette recherche sur la figure, la représentation érigée de l’humain qui se dresse est traitée avec force mais également avec une très grande attention portée à la finition; De Vincent Barré l’on peut remarquer également, sur une très élégante « table basse » de SD  trois bronzes noirs (1998) qui attirent la main du regardeur, la caresse, « Les creux, les bosses, les fentes, les rugosités sont des invites au toucher. Ce qui peut être manipulé demande à l’être »(10)…(ce qui paraît complexe dans l’espace muséal).

    Dans cette même travée, le thème du Manger se mêle au thème du Travail; Au mur, de grands dessins monotypes de Vincent Barré  »Les cinq pains d’Akhetetep » une table de Sylvain Dubuisson « La quarantième » très ingénieusement pliable sur laquelle se tient magnifiquement, une coupe à fruits en bois de Noyer( 2004), coupe à fruits en forme de fleurs

    A nouveau, l’on voit distinctement la complète différence de langage de ces deux artistes mais il est saisissant de ressentir la proximité de leur préoccupation, de leur thème très proches liés au quotidien des choses de la vie.

    De l’autre côté de cette cloison formant travée, les oeuvres de ces deux créateurs nous parlent du repos avec pour Vincent Barré de très solides assemblages (en fer découpé  et fonte) de bois polychrome et fer « A Giotto »(1988) . Ces sculptures se développent au sol et donnent à cet espace un calme  qui se dégage également de ces fresques de Giotto de la Chapelle de l’Arène à Padoue (et de Piero della Francesca peintes sur les murs d’Arezzo et) dans lesquelles Vincent Barré admirait sans doute, tout à la fois la force statique, robuste liée à l’élégance extrême. L’évocation du repos se perçoit aussi dans ce lit de Sylvain Dubuisson avec voile nommé « L’inconscient » (1987). «  Le plan du lit est replié à chaque extrémité de façon à réduire la portée centrale, sur l’un des côtés un mât soutenant une vénitienne est terminé par une tige horizontale comprenant une ampoule halogène ».(11) Au sol de nouvelles oeuvres de Vincent Barré qui s’étirent, fragiles comme pourraient l’être des fragments de corps, de peaux.

    Cette salle rassemble ainsi autour de thèmes proches, des travaux qui exacerbent positivement les différences de factures, de langages développés par ces deux artistes. Nous avions notés dans le Cabinet à Dessins le paradoxe provoqué par un premier regard posé sur ces deux oeuvre. Cette exposition permet de mieux pénétrer dans l’univers personnel et fort particulier de ces deux créations, de ces deux créateurs qui animés de questionnement assez  voisins parce qu’ essentiels au regard des questionnements personnels, nous donnent à voir des formes et des objets visuellement d’une toute autre peau et sensiblement chargés d’un tout autre univers.

    La visite dans ce musée se poursuit, les salles nous proposent de purs chefs d’oeuvres et au détour d’une sculpture de Théodore Géricault, d’un Degas, d’un Evariste Vital Luminais, des images nous reviennent de ce que nous venons de vivre dans cette exposition de Vincent Barré et de Sylvain Dubuisson au musée de Rouen. Son Conservateur Laurent Salomé leur a proposé un espace, une nouvelle maison passagère pour nous permettre de mieux comprendre leur recherche et l’histoire de leur étonnante connivence, cette immersion dans une histoire de l’art à dimension réelle confère à leurs travaux toute l’épaisseur dont ils se sont nourris aux fils des ans, au gré de leurs voyages et des aventures de leur vie personnelle. Cette exposition, dans ce trop rare rapprochement entre artistes contemporains et artistes de musée, nous permet de saisir plus finement la question essentielle posée par l’acte même de la création, acte même de la création qui nous démontre ici combien la vie, la vraie vie, s’exprime aussi par un « Vivre en Art »