Portrait du sculpteur en monteur

    Cyril Neyrat

    Écrire un texte qui ne ferait que méditer cette note de Vincent Barré en vue de son exposition :

    « Une théorie d’objets, une scansion, un montage : ce que veut le grand, ce que veut le petit, le fluide, le massif dans des rapports à l’espace, à l’assise (posé, suspendu, couché), au cadre. Importance des socles – formes minimes, presque géométriques qui me rappelleront les mobiliers pauvres de l’Inde, ou ceux que j’ai vus dans mon rêve ; des formes-sculptures, en attente d’usage, comme les bords de tables, les étagères et niches des natures mortes classiques – mais dont l’échelle se serait décalée, en une sorte de déraillement onirique

    – montage.

    L’exposition comme montage : grands rythmes, ruptures du très grand au très petit, contretemps dans l’espace moderne du musée que je tends à magnifier : côté ouvert au paysage du port/haut, côté rythmé des façades/bas, côté secret de la pièce enclose/dessins. Côté image, présence du temps révélé – vues et sons, compagnons. »

     

    Cette note et ce titre, celui de l’exposition :

     POSÉ – GARDÉ

    RE

    GARDÉ – POSÉ

     L’énigme. Ce qui est posé regarde,  ce qui est gardé repose.

    Gardons-nous de vouloir résoudre l’énigme. Tentons plutôt de la déplier, d’entendre ce qui, comme en toute énigme, se donne comme invitation aux détours, à la flânerie.

     

    L’arche du temps (le montage)

    Vincent Barré a disposé les mots du titre de l’exposition en chiasme, retrouvant la pensée de Merleau-Ponty : un entrelacs du sujet, de la chose et du monde. Ainsi l’entrelacs de la pose et de la garde, du repos et du regard ne dessine-t-il pas seulement la relation instaurée entre les oeuvres exposées et le spectateur du musée Malraux. Il y va aussi d’un monde tel que l’oeuvre à son tour le regarde et le fait voir au spectateur. Le chiasme exprime l’ambition d’une rencontre dans le juste milieu de la distance et de la proximité. Désir qu’une rencontre ait lieu. Renversons la proposition : il n’y aura lieu que s’il y a rencontre, c’est-à-dire institution d’un monde.

    Rarement fait-on, dans un musée, l’expérience d’un lieu. Parcourir un musée, c’est le plus souvent l’affaire d’une simple traversée – aussi hantée et pensive soit-elle, comme celle d’Alexandre Sokourov à travers l’Ermitage, dans L’Arche russe (2002). Au bout de la traversée, le long plan-séquence jette un regard par la fenêtre, révélant la catastrophe au-dehors : un déluge. Le titre prend alors, au terme du parcours dans les salles de l’Ermitage, son sens littéral : l’alliance du film et du musée, le film-musée est l’Arche où survivent les images au temps de la catastrophe. Images : les œuvres de l’art occidental, les fantômes de l’histoire russe et européenne. Étrange arche, qui sans doute garde les images, mais ne leur offre aucun repos. Au contraire, visiteurs, oeuvres et fantômes sont emportés par le mouvement continu du plan-séquence, en un flux sans possible retour, comparable aux flots du dehors. Arche imparfaite, qui n’accorde aucune pose, n’ouvre aucun refuge hors du temps comme passage et catastrophe. L’Ange de l’histoire a les yeux ouverts, mais pas de mémoire.

    Avec Histoire(s) du cinéma et The Old Place, Godard a bâti une Arche plus solide en nouant une autre alliance entre musée et cinéma. À l’héroïsme du plan-séquence qui, imitant le passage, ne peut au mieux que le peupler, le hanter, JLG a préféré le détour plus rusé (mètis) du montage : la « dialectique à l’arrêt », botte secrète de l’Ange de l’Histoire, seule capable de soustraire du temps-catastrophe les images qu’elle fixe dans son face-à-face. Les films-musées de Godard, posant les images l’une face à l’autre, les amenant à se regarder, les gardent et leur accordent le repos.

    Le mot « nef » apparaît souvent dans l’oeuvre de Vincent Barré. En 2005, il nomme « La grande nef » son exposition à Tourcoing, habitée par le souvenir des marins engloutis du Koursk. En 1973, son premier projet d’étudiant architecte auprès de Louis Kahn fut celui d’une nef, aussi nommée « arche », déposée dans la montagne près de Philadelphie – vaste structure de bois accueillant les marcheurs. Dans le projet architectural d’origine, l’espace le plus vaste du musée Malraux se nommait la « nef ». Soucieux de renouer avec cette origine, Vincent Barré imagine le musée « comme une arche échouée sur le port du Havre ». Parce qu’on croise le nom et certaines formes d’Uccello dans les carnets de croquis de Vincent, on pense aux fresques du peintre florentin que cite Godard dans Histoire(s) du cinéma : la fresque du Déluge dans le « cloître vert » de Santa Maria Novella, à Florence, et sa monumentale arche qui évoque davantage le rêve d’un architecte moderne que l’abri biblique.

    Qu’abrite le musée-arche du Havre ? Des oeuvres – sculptures, peintures des collections, dessins, films –, mais surtout les visiteurs qui, de passage dans le musée, y rencontrent un lieu composé, ordonné pour que le regard s’y repose de tous les désordres du dehors – y trouve peut-être quelque soutien, quelque secours, pour les affronter.

    L’exposition de Vincent Barré s’inscrit dans l’histoire, très contemporaine, des tentatives d’alliance du cinéma et du musée – on passera sur celles, erronées et vaines, qui prétendent offrir au cinéma les honneurs des cimaises, comme s’il avait besoin de cette reconnaissance qui, en réalité, le trahit. Le cinéma n’a rien à faire au musée s’il s’agit de le tronçonner, l’encadrer et l’accrocher aux murs à côté des tableaux. Mais le musée a tout à gagner à rencontrer le cinéma. Selon deux modes : en accueillant, dans des espaces de projection, des films dont le dehors ne veut plus, ou si peu, et en s’inspirant du cinéma et de son mode de pensée spécifique, le montage. Si le musée offre secours et abri aux films menacés par la catastrophe néolibérale, le cinéma, par le don du montage qui soustrait aux flux dominants le mouvement de la pensée et de l’affect, sauve en retour le musée de la sclérose patrimoniale, d’une tendance à aligner les oeuvres comme autant de pierres tombales dans les allées d’un cimetière. « reposer, regarder » accomplit ce programme.

    D’une part, accueillant les films de Vincent Barré et d’amis artistes, le musée les pose en regard des sculptures et des dessins. Il institue ainsi le lieu de leur entreappartenance, révèle leur origine commune, les idées et les formes qui passent de l’image mouvante aux formes immobiles, des voyages qui sécrètent la matière des films à l’atelier où cette matière est méditée, travaillée, métamorphosée en sculptures et dessins. Vincent l’a dit : le saut dans le cinéma fut pour lui une libération, à un moment de crise du dessin et de la prise de notes. Les films ont pris la suite des carnets de voyage, revivifiant une pratique qui s’était figée. Cette libération a permis, ensuite, une reprise des carnets et du dessin sur le motif. Il écrit aussi que « le cinéma a apaisé le travail de sculpture, en la déchargeant d’un devoir de récit, de production de mythe ».

    D’autre part, dans le sillage de sa pratique du cinéma, et conforté en cela par des lectures comme celle de Georges Didi-Huberman – ses travaux sur « l’iconologie des intervalles » d’Aby Warburg et le montage brechtien –, Vincent Barré a investi l’espace muséal comme une immense salle de montage. Agencement des oeuvres en une série d’ensembles, eux-mêmes disposés dans l’espace comme autant de cellules se répondant à distance, au mépris de la chronologie, des facilités du classement par thèmes ou matériaux. Au contraire, polystyrènes et bronzes, fontes d’aluminium et terres cuites, fontes de fer et bois entrent en relation et en regard. Ainsi dis-posés, tout ensemble dispersés et composés, dessins, sculptures et images trouvent un repos inquiet, si l’on ose le paradoxe. Une inquiétude joyeuse, celle du questionnement vivant, de la songerie éveillée, de la tension pensive.

    Lorsque Godard répète que le montage consiste à « penser avec les mains », d’après le titre du livre de Denis de Rougemont paru en 1936, en pleine guerre d’Espagne, il dit deux choses. D’abord un engagement de l’artiste dans le monde, une idée de l’art comme action projetée au-dehors de l’atelier ; ensuite une inscription du cinéma dans la tradition des arts manuels que sont la peinture et la sculpture. Vincent Barré met en pratique ces deux convictions dans son art mais aussi dans son enseignement, comme en témoigne le projet mené pendant deux ans, avec les élèves de son atelier des Beaux-Arts de Paris, sur le site du camp de Drancy. De même que n’a cessé de s’affirmer l’importance du cinéma pour sa pratique du dessin et de la sculpture – à mesure des films réalisés mais aussi des compagnonnages d’amis cinéastes – Pierre Creton, Sophie Roger, Estelle Fredet…

    L’apprivoisement du cinéma fut celui d’un art de prolonger autrement la pratique du carnet de voyage, mais aussi, de manière peut-être plus essentielle, la découverte du montage comme mode de pensée et d’action. La succession des films de Vincent Barré, réalisés seuls ou avec Pierre Creton, témoigne d’une confiance croissante accordée au montage. Les Chambres (1997) et Fragments d’un paysage (1998) disent déjà, par leur titre, un parti pris de l’hétérogène, de l’assemblage du multiple. À partir d’Amer (2001) et à l’exception d’Aline Cézanne (2010), le tournage devenant prise de notes au cours du voyage, relevé intuitif d’une expérience vécue, les films ne trouvent sens – signification et direction – qu’au retour, dans le repos et le recul du travail de montage.

    Monter, comme l’écrit Didi-Huberman à propos du Journal de travail et de l’ABC de la guerre de Brecht, c’est prendre position dans un monde désaccordé, dans lequel le sens ne s’impose plus mais se construit, pour soi, avec des fragments d’espace et des bribes de temps. Le cinéma a été, au xxe siècle, l’art à la mesure de cette nouvelle donne du monde – précis de décomposition et de recomposition, jeu d’enfant. Ainsi Jean-Daniel Pollet reprend-il à son compte les mots de Francis Ponge pour définir son cinéma : « Il s’agit chaque fois, je veux dire chaque objet, chaque motif ou paysage, d’un problème posé en termes si clair qu’il ne comporte évidemment aucune réponse. Donc, une affaire d’agencement. Voilà ce qui saute aux yeux. » (Dieu sait quoi) Associer sculpture et cinéma, comme le fait Vincent Barré, sans chercher une fusion illusoire des deux arts, c’est accorder des pratiques immémoriales à l’esprit sensible et politique du présent.

     

    De première nécessité

    « L’oeuvre du passé me donne le sens d’une modernité, qui se déplacerait de lieux, de mains, qui devancerait et modèlerait les circonstances (dépassant les conditions du temps…). L’idée de filiation n’est pas juste, plutôt celle de transmission, de communauté à distance… » Vincent Barré

    Un carnet de croquis de Vincent Barré, ouvert au hasard. Page de gauche, une étude sur le vif d’un chef-d’oeuvre de la peinture occidentale : La Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, le panneau conservé au Louvre ; un relevé d’ensemble du tableau, puis l’étude d’un détail, centré sur le fameux mazocchio d’Uccello – la couronne à facettes en bois, prouesse de dessin perspectif devenue emblème du peintre, déclinée dans nombre de ses oeuvres. Page de droite, une série de formes élémentaires et de notes manuscrites rassemblées sous un double-titre : Cinq pains – le pain. Au-dessus des dessins, une phrase qui sonne comme une déclaration d’intention, un impératif moral et esthétique : « faire un art qui soit aussi nécessaire qu’une boule de pain ». Sous les dessins, les notes elliptiques d’un « projet pour un musée » : le nom de Stoskopff invite à y lire l’origine de l’exposition « reposer, regarder » du musée Malraux.

    Cette double page dit beaucoup de l’oeuvre de Vincent Barré : d’une part, une relation aux oeuvres du passé – la première Renaissance compte parmi ses périodes d’élection –, une manière d’y trouver des formes simples, géométriques ; d’autre part, une prédilection pour le quotidien, l’élémentaire, les objets et substances essentielles de la vie, sinon de la survie. D’Uccello aux pains, c’est toute une série de contrastes, d’oppositions, qui structurent l’ensemble de l’oeuvre : le lointain et le proche, le remarquable de l’art ancien et l’ordinaire de la vie quotidienne, la guerre et la paix, le mouvement et le repos, la ligne et le volume. Et, commun aux deux pages, le dessin, au pli de la figure et de la forme abstraite – peut-être au-delà de leur opposition, il faudrait y revenir. Des produits et des formes de première nécessité.

    Gilles Deleuze recommandait de toujours commencer par le milieu. On peut aussi chercher un commencement, une origine, sachant qu’elle ne sera pas unique, exclusive. Vincent Barré désigne comme point de départ et moment décisif celui qu’il fixa en une photographie, un jour de 1970 en Inde. Moment décisif, car c’est au cours de ce premier long voyage en Orient qu’il dit avoir pris conscience de son besoin de solitude, de recueillement, et de voyager léger, muni du strict nécessaire. Double révélation du voyage et de la vie artistique, indissociables. « La première photo de l’Inde concentrait tout mon désir de départ, de rêverie. Quitter l’architecture pour être artiste, c’est tourner longuement le sucre dans le café puisque rien ne m’attend que le bien-être d’être artiste. » Sur une table, vue de biais et en plongée, des épluchures de cacahouètes, un papier froissé contenant d’autres cacahouètes, un verre d’eau et une trentaine de mouches posées sur le quadrilatère de bois découpé par la lumière. Une nature morte, la première. Son déchiffrement selon les codes de la tradition picturale en fait une composition à la morale discrète, sans doute involontaire, mais qui préfigure tout l’oeuvre à venir. La frugalité et l’humilité du verre d’eau et des cacahouètes évoquent une tradition de nature morte austère, simple, intime et monumentale, celle de Baugin, Zurbaran, du Stoskopff du musée Malraux, de Chardin et Cézanne. Une tradition franco-espagnole, dont le précurseur fut un italien – Caravage et sa Corbeille de fruits –, que revendique Vincent Barré comme sa lignée familière. Par opposition à la tradition hollandaise aux compositions complexes, fortement spatialisées, de tempérament baroque, Roger Sterling qualifie d’archaïque ce type de nature morte.

    Compositions latérales, sans recherche de virtuosité, où chaque objet semble trouver sa place, nettement séparé des autres et délimité, vibrant d’une plénitude rentrée, silencieuse.

    L’historien de l’art situe l’origine de cette manière humble et quotidienne dans les toutes premières natures mortes de l’histoire, celles des peintres hellénistiques. On appelait leur peinture « rhopographie, représentation de menus objets, de la menue marchandise, de la pacotille. » Parmi ces oeuvres, la célèbre mosaïque de Sosos de Pergame, nommée Asarotos aecos (« la chambre mal balayée »), est une des images de référence de Vincent Barré. On y voit « des reliefs de table – arêtes de poissons, os de poulets, pattes de crustacés, fruits entamés, pépins crachés –, qui sont éparpillés comme si l’on avait négligé d’en débarrasser le sol d’un triclinium. » Ou, pour préciser la description de Sterling avec ses propres phrases résumant l’esprit de la nature morte antique : « Objets humbles qui accompagnent l’homme dans son train journalier, animaux familiers, ils trahissent la passion de la réalité courante. Leur agencement, tout en étant soigneusement contrôlé et rythmé par l’artiste, s’efforce de ne pas détruire l’impression de l’accidentel et du quotidien. »

    À peu de choses près, ces phrases décrivent les agencements de sculptures de l’exposition « reposer, regarder ». Sterling note qu’avant que ne s’impose l’expression « nature morte », on traduisait en français le « still-leven » hollandais par « nature reposée ». Disposées et composées dans la nef et la galerie du musée, les sculptures reposent à leur place, s’y plaisent, ordonnent l’espace autour d’elles en sculptant l’air et la lumière. Les compositions ne cherchent aucun effet, pas de drame baroque de l’espace, mais une tension silencieuse qui les fait tenir ensemble, rapprochées et séparées. Dans chaque composition, les sculptures se regardent et se reposent. Épluchures de cacahouètes : bas-reliefs, vestiges sans grâce d’une consommation quotidienne. Colonnes, anneaux, étui : les hauts-reliefs de Vincent Barré restent fidèles à cette basse origine. Le changement d’échelle ne s’accompagne d’aucun saut vers un prestige de la forme. Pas de hiérarchie, de supériorité du haut sur le bas : les mêmes éléments formels sont tantôt dressés en colonne, tantôt couchés sur le sol – comme les cacahouètes sur la table indienne.

     

    Exposer : le musée, la ville, le monde

     L’impératif ou le souci de nécessité vaut pour les oeuvres comme pour leur exposition. Comment concevoir une exposition aussi nécessaire qu’une boule de pain ? Il semble que, pour Vincent Barré, l’oeuvre ne puisse être exposée qu’à condition de trouver sa place dans un lieu singulier, en résonance avec ce lieu – sa géographie et son histoire. Le rapport du musée aux oeuvres n’est pas celui de contenu à contenant, d’une vitrine à des objets. Concevoir l’exposition, c’est faire oeuvre – même lenteur, même patience du mûrissement, même rencontre entre une intimité et le monde. Vincent Barré n’expose pas des oeuvres dans un musée, il fait oeuvre d’exposition en répondant à la nécessité d’un lieu. « reposer, regarder » s’inscrit doublement dans la géographie et l’histoire du musée Malraux – en un double mouvement, centrifuge et centripète. Vers l’extérieur : profitant de la restitution de la transparence originelle des parois de verre du musée, l’exposition n’a pas simplement lieu entre ses murs, mais aussi dans le quartier Perret et, au-delà, dans la ville du Havre – à l’écoute de l’histoire du quartier et de la ville. Vers l’intérieur : pour trouver place dans l’espace-temps muséal, Vincent Barré a choisi deux oeuvres de ses collections comme foyer de l’exposition : deux natures mortes de Sébastien Stoskopff, point d’appui dans l’histoire du musée, intervalle par où s’insérer, aussi, dans le temps plus long d’une histoire de l’art. Jamais peut-être le musée Malraux n’aura aussi bien porté son nom. Car « reposer, regarder » ne se contente pas d’utiliser au mieux les possibilités du lieu. Fidèle à l’auteur des Voix du silence, l’exposition le métamorphose en un « musée imaginaire » : un domaine illimité et anachronique où toutes les oeuvres de toutes les civilisations coexistent, peuvent être rapprochées, comparées.

    Le musée Malraux est une réussite architecturale, parfaitement intégrée dans un quartier qui demeure une des plus belles réalisations de la reconstruction de l’après-guerre. Au coeur de ce quartier, non loin du musée, la cathédrale ancienne oppose son architecture Renaissance au modernisme mesuré de Perret. Sur son parvis, sur ce site en tension où s’ouvre comme un intervalle de temps, avant et après la catastrophe, en ce lieu de mémoire involontaire de la destruction et de la résilience, Vincent Barré a choisi d’exposer une sculpture qui complexifie le montage des temps, associant un troisième terme : son Anneau, forme du lien, du commun. Mais au-delà de cette extension physique de « reposer, regarder » hors des murs du musée, c’est l’exposition elle-même qui, en tant qu’oeuvre et collection d’oeuvres, médite en direction du quartier et de la ville, de leur histoire marquée par la catastrophe du xxe siècle.

    C’est un autre aspect de la nécessité à l’oeuvre chez Vincent Barré : le travail de l’artiste comme prise de position dans le monde et dans l’histoire du monde, face aux désastres. Cette position n’est jamais aussi explicite que dans Amer, la montagne aux bouddhas, le troisième film de Vincent. Trente ans après son premier voyage en Inde, au cours duquel il s’était lié d’amitié avec un jeune homme prénommé Amer, il retourne à Aurangabad. Extraits de ses carnets de voyage :

    « (Aurangabad) Aujourd’hui, invité à faire des sculptures en acier, je reviens après 30 ans. Le même jour, loin d’ici, sur une autre montagne, on bombarde de grands bouddhas. C’est la mort des statues. […] Je n’ai pas retrouvé l’étudiant Amer ; je me suis alors souvenu qu’il était de Bhopal. »

    « (Bhopal) Curieusement, depuis mon arrivée, les journaux reparlent chaque jour de la catastrophe de Union Carbide. Ici, on l’appelle « the gas tragedy », mais les gens ne veulent même pas en parler, et Bhopal passerait presque pour une ville ordinaire. Amer, je l’ai retrouvé dans un petit quartier près du lac, éloigné de l’usine, mais sous le vent. Il n’était pas dans cette ville, la nuit de l’accident. Il va bien. Il a créé son entreprise

    Royal Publicity et il est colleur d’affiches.

    Le soir, il m’a emmené à la petite mosquée au bord du lac.

    Au matin du 11 septembre, je suis parti. »

     

    Bophal, les bouddhas bombardés de Bamiyan, le 11 septembre 2001 : les catastrophes scandent le récit filmique, signes du tissage de l’histoire intime de l’artiste et de l’histoire du monde. La sculpture s’affirme comme résistance, les gestes de l’artiste et des ouvriers de l’aciérie d’Aurangabad répondent à ceux des talibans détruisant les bouddhas. Affirmer le principe de création, recoudre le tissu du monde.

    En juillet 2010, nous sommes assis à une terrasse de restaurant à Marseille, pendant le Festival international du documentaire. Le soir sera présenté le dernier film de Vincent Barré et Pierre Creton, Aline Cézanne. Le portable de Vincent sonne, une voix indienne lui annonce la mort de son ami Amer. Vincent apprendra qu’il est mort des conséquences de la « tragédie du gaz ».

    Il s’en est souvent expliqué, cela a été abondamment commenté : Vincent Barré a commencé par une sculpture dressée, des figures anthropomorphes entre Kouroï antiques et statuaire africaine. Le passage de la stature aux formes couchées, dans les années quatre-vingt-dix, traduisait un triple refus : de la posture héroïque de l’artiste, de la représentation de la figure humaine, de l’illusion de la perpétuation d’une puissance mythologique de la sculpture. Quittant ainsi le mythe et la figure humaine, Vincent Barré s’est rapproché de l’histoire et du corps, des corps. Corporalité prise dans le temps, corps victimes de l’histoire – délabrements et empêchements intimes, massacres anonymes des catastrophes. Ce déplacement, qui est une découverte du témoignage comme relation contemporaine, nécessaire à cette fin de xxe siècle, entre création artistique et histoire, lui permet de revenir en 2002 aux formes dressées, mais sur un tout autre mode. Ce sont les quatre colonnes en fonte de fer du Monument de la Nivelle, à Amilly, érigées sur un pré planté d’aulnes et de peupliers, commémorant l’exécution de quatre hommes par des Allemands, le 21 août 1944. Ces colonnes ne représentent pas les martyrs, elles témoignent de leur présence en ce lieu, à l’instant de leur mort. Elles ne sont pas tant érigées que plantées, comme des arbres au tronc coupé.

    Août 2000, les radios relatent la tragédie des marins du Koursk prisonniers de leur sous-marin coulé en mer de Barents. Vincent Barré écrit dans un carnet un poème et l’associe à Psaume, le poème de Paul Celan dédié à Ossip Mandelstam, qu’il fera graver sur le mur du monument de la Nivelle.

    « (Pour les marins du Koursk, 30 07)

    Le tombeau des Kouros

    Pour les marins du Koursk, le corps que l’on balance et qui flotte

    Avant de s’enfoncer (Melville)

    Pour les fusillés de la Nivelle

    Pour les morts de Bhopal,

    Le manteau de Moustier Remingol

    Pour le prisonnier

    Les ventres jaïn,

    la douceur d’un ventre,

    la paix. »

     

    Il le commente ainsi en réponse à un mail que je lui écris :

    « J’avais travaillé à un « manteau de la vierge » (de miséricorde) sur les murs de la chapelle Notre-Dame-des-Fleurs, à Moustier Remingol en Bretagne, où je réunissais dans un hommage à Genet (Lettres au petit Frantz) ces figures qui ont souffert diversement de l’exclusion, de l’enfermement, de la déportation – Paul Celan (pour le monument aux fusillés de la Nivelle à Amilly), Mandelstam à qui est dédié « Psaume ».  L’idée du corps emmailloté du marin jeté à la mer (Melville, Benito Cereno) venait cet été là rejoindre l’angoisse distillée en direct par les radios autour des marins enfermés à des profondeurs abyssales dans le ventre du Koursk. La désolation et la colère des femmes, la pleutrerie des politiques… À l’érotisme se mêlait l’empathie pour ces hommes jeunes, dont le linge est plié en prévision du voyage (réminiscence des dispositifs funéraires égyptiens). »

    Le poème et son commentaire expriment la sensibilité de Vincent Barré et la marche de sa pensée associative. Un événement présent aimante figures et références d’un répertoire imaginaire personnel, en une alliance de l’érotisme, de la mort et des gestes ritualisés de la vie. Le même geste de plier le linge associe une habitude professionnelle et un rituel funéraire, le départ des marins et la mort comme voyage des Égyptiens. Le titre Le Tombeau des Kouros, emprunté à une amie pour sa sculpture dans la « nef des fous » de la Salpétrière, résume le passage des figures érigées aux formes couchées. Les trois derniers vers contredisent la litanie des morts et des désastres en un retournement vital et sensuel, qui résonne avec le basculement opéré par Vincent Barré dans son propre travail. Lors d’une visite à son atelier, je l’interroge sur des fontes de fer couchées :

    « Je les appelle « Outres », ce sont mes premières fontes, en 1999. J’en avais ras-le-bol de l’anthropomorphisme, des Kouroï. En commençant à travailler à des pièces couchées, j’ai découvert que le creux, le renflement m’intéressaient. Que cela dit plus sur l’humain que la figure debout. L’exposition « L’Empreinte », organisée à Beaubourg par Georges Didi-Huberman et Didier Semin, a joué un rôle important à ce moment-là. »

    Cinq ans plus tard, la grande nef du musée de Tourcoing, éclairée par le haut, évoque donc à Vincent une nef de bateau. L’exposition devient un hommage aux marins du Koursk. Un grand dessin estampé à l’encre, sur le mur du fond, « figure un peu le mouvement de formes couchées (corps, nef) qui s’enfoncent lentement dans les profondeurs » (Vincent Barré). Quatre outres en fonte de fer, couchées sur le sol, peuvent figurer, selon l’imagination du spectateur, des cadavres, des cercueils, des corps emmaillotés sur le pont d’un navire avant d’être jetés en mer.

    Alors ces outres ? « Ventres jaïn, douceur d’un ventre, paix » ? Tombeaux ? Cercueils ? S’éclaire ici l’usage hésitant, instable du titre par Vincent Barré. S’il se résout à nommer ses oeuvres, c’est tantôt de manière quasi littérale (Figure dressée, Cuillère simple), tantôt par ressemblance formelle (Corne, Noyaux, Courge) ou culturelle (Métopes, Série noire). Parfois le nom indique un sentiment, qui renvoie soit au matériau, la terre, soit au processus de sa création, donc plus directement à l’état d’esprit et à l’effort physique du créateur (Réfractaire). On sent bien souvent que le nom n’adhère que très peu à la chose, qu’il pourrait s’effacer au profit d’un autre. Ainsi, selon le contexte d’exposition, l’humeur de l’artiste ou du spectateur, les sculptures nommées « Outres » pourraient s’appeler « Ventres » ou « Tombeaux ». C’est une autre modalité de l’engagement : exposer une oeuvre, la poser ou l’ériger, c’est engager une forme dans un lieu et un contexte, géographique et historique, qu’elle oriente et qui, en retour, l’affecte. Marquer un imaginaire, indiquer une direction de sens parmi la pluralité de possibilités flottant autour d’une même forme. L’oeuvre de Vincent Barré se tient aussi loin du formalisme que de l’art conceptuel : elle ne s’origine pas dans l’intention de faire sens ou forme, mais dans un désir, une impulsion, qui détermine une conduite, affective et sensuelle. Elle instaure un jeu silencieux entre forme et sens – rien de ludique, mais un libre mouvement dans l’intervalle, comme entre les pièces d’une machine rudimentaire.

    Vincent conclut, à propos du Koursk et de son engagement : « Ainsi c’est mon identification à toutes ces existences « empêchées » qui donne l’intensité nécessaire à la « dramaturgie » que constitue chaque exposition. Il y a certainement une jouissance illicite à me mettre du côté de la victime, mais pour y jouer un rôle « actif » qui me sort de la morbidité. C’est la sculpture, avec l’effort corporel qu’elle implique, et mental, qui se pétrit de tout ce qui me bouleverse. Drôle « d’engagement » qui consiste à intérioriser les tragédies, mais me laisse « sans voix » (autre que mes sculptures). »

    Ou encore : « Je préfère penser la modernité dans un devoir de conscience que de l’associer à de purs enjeux formels. » Cette affirmation de la préséance de la question éthique sur les enjeux formels précise la position d’un artiste oeuvrant au crépuscule du xxe siècle et à l’orée du xxie. Ainsi Muriel ou le temps d’un retour, le chef-d’oeuvre d’Alain Resnais, trouve-t-il naturellement place au sein de « reposer, regarder ». Grand film moderne, certes, mais d’une modernité inquiète, ouvrant le cinéma à une pensée de l’histoire à partir du présent, des traces des catastrophes qui le rendent si difficile à habiter. Le Havre et Boulogne-sur-Mer, villes martyres dont une modernité kitsch, consumériste, voudrait effacer l’histoire. Le vrai moderne lutte contre cet effacement.

    La modernité n’est pas sans retour.

     

    Retraits

    « Se placer du point de vue de l’habitant, c’est-à-dire du retrait, se poser pour voir (le grand dans le petit), imaginer et situer dans une histoire longue. » Vincent Barré

    « Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toute chose comme inconnue, et de se promener, ou de s’étendre sous bois, ou sur l’herbe, et de reprendre tout au début. Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses, comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement. »

    Francis Ponge (cité dans Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet)

    On pourrait remplacer « science » par « art » dans la première phrase de Ponge. Nous sommes souvent perdus au milieu des arts, de la profusion contemporaine des attitudes née de l’éclatement du modernisme. S’en réjouir ou pas, tout dépend de ce que l’on attend de l’art. On peut préférer la généreuse dissémination actuelle à la sèche téléologie du moderne. On peut aussi regretter l’absence de direction sans pour autant se complaire dans la vieille plainte de la « perte de sens ». Mais attendre de l’art une indication, une orientation dans la vie sur terre, quoi de plus légitime. Comme Ponge en son temps, Vincent Barré a fait un pas de côté. Pour se dégager la vue, se désencombrer le geste, ouvrir une perspective trop souvent bouchée par l’accumulation des discours historiques et des « propositions » de l’art contemporain. Depuis cet à-côté, la pratique s’ouvre sur une profondeur de temps : la longue histoire des arts comme pensée et production de formes symboliques en réponse aux questions de l’habitation. Cette longue histoire, Vincent Barré ne la regarde pas d’un dehors historien : il l’éprouve à partir de sa propre position, ici et maintenant. Faire oeuvre, c’est alors penser l’ici avec l’ailleurs et le nulle part, tendre les joies et les peines du maintenant entre les survivances immémoriales et les signes d’un avenir qui ne serait pas joué ni perdu d’avance.

     

    « Replis vers le fenouil – ondulé et rythmé, géométrique, architecturé et charnel, charnu, sexuel ; Fenouil contient cet appel à la vigueur, à une pulsion primaire instinctive, bien éloignée des méandres de la mètis. Mes formes sont dans ce balancement alterné – de la vision massive à l’action concertée et vigoureuse (Sélinonte). » Vincent Barré

    « Nous croyons que les plus vieilles civilisations du monde ont intérêt en ce moment à se recueillir, à recueillir au fond d’elles-mêmes ces quelques gouttes de nectar, ces expressions ou formulations très actives qu’elles savent faire monter par leurs tiges de l’obscure et fraîche profondeur du monde muet. » Francis Ponge (cité dans Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet)

    Au cours d’un voyage en Sicile pour réaliser le film Mètis, muni de sa caméra et de son carnet de croquis, Vincent Barré s’est replié vers le fenouil, comme Ponge vers le mimosa. Il retrouve ainsi le geste du poète : regarder les choses du monde muet, se placer à leur écoute pour entendre leur leçon. Dans Bassae, Pollet rapproche les colonnes dressées du temple grec et les chaos de rochers alentours : il produit ainsi, par le montage, une image du temps tel qu’il affecte la pierre, dialectique à l’arrêt de la nature et de la culture, du vertical et de l’horizontal, colonnes dressées par les hommes et couchées par le temps. Si l’association, dans Mètis, des colonnes du temple grec de Sélinonte et des tiges de fenouil s’appuie sur l’homologie formelle, elle va bien au-delà. La pierre sculptée vue comme un végétal, c’est la vieille civilisation considérée comme nature vivante, qui pousse jusqu’à nous, au coeur de notre présent. La plante considérée comme une oeuvre de pierre, c’est le projet d’une sculpture qui accorde la permanence à l’éphémère, qui accueille le monde vivant dans le temps long de la mémoire. Recueil, concentration, décantation.

    Dans Mètis, à Sélinonte, la voix de Françoise Lebrun dit : « Temples vidés. Tas cyclopéens de pierres et de tambours, colonnes alignées, dressées. Aucune présence. La divinité a perdu jusqu’à son nom. » Le temple de Bassae, élu par Pollet comme ombilic de son monde, est unique par son orientation nord-sud, parce qu’il est fait d’une pierre grise prélevée sur le site même, et parce qu’aucun socle ne désigne en son centre l’emplacement d’une statue. « Le centre est voyageur », dit Vincent dans Détour. Ainsi le temple n’appartient-il pas seulement au passé. Métamorphosé, décentré, soumis au temps, il trouve sa forme contemporaine. Elle a inspiré le cinéaste Pollet, elle inspire le sculpteur Barré, et l’exposition « reposer, regarder » hérite aussi de cette méditation du temple : formes dressées et couchées, visiteurs circulant dans l’espace comme les travellings de Pollet le long des colonnes, guidés par une hantise, le sentiment d’une présence en l’absence d’un dieu.

     

    Le voyage et la chambre

    Lorsqu’il entreprit le voyage en Inde à la recherche de son ami Amer, Vincent sortait d’un an d’hôpital. Étrange résonance avec le destin de Jean-Daniel Pollet, cinéaste voyageur progressivement contraint à la sédentarité par un accident de train. Pollet fait dire à Michael Lonsdale, au début de Dieu sait quoi, après un plan de son poing serré sur une poignée suspendue : « Vous me pardonnerez les cyprès et le vent, encore cette main au-dessus d’un lit d’hôpital, comme si je me tenais debout dans le couloir d’un autobus. » Trente ans auparavant, une série de plans de Méditerranée détonnait dans un film tout entier voué au monde méditerranéen : une jeune femme, endormie ou morte, allongée sur la table d’opération d’un hôpital du Nord de la France, région d’origine de Pollet. Le film peut être vu comme la rêverie de cette jeune fille – un voyage immobile, aux portes de la mort. Méditerranée a frappé ses contemporains comme une révolution du montage cinématographique. Le voyage autour de la Méditerranée a trouvé forme entre deux intérieurs, entre la table d’opération et la table de montage.

    Dieu sait quoi, comme Le Songe de la lumière, de Victor Erice, oscillent entre l’extérieur et l’intérieur, en un mouvement répété de va-et-vient entre le monde et la maison-atelier du cinéaste ou du peintre. Dans Le Songe de la lumière, le cinéma oppose ses échappées centrifuges, sa flânerie rêveuse à l’effort concentré d’Antonio Lopez travaillant à peindre les effets du soleil sur les fruits du cognassier planté dans la cour de sa maison. Dans Dieu sait quoi, le cinéaste empêché de voyager replie le monde méditerranéen entre les murs de son mas provençal. Vincent Barré a tourné Fragments d’un paysage deux mois avant sa « catastrophe de santé ». Il l’a monté à l’hôpital, dans sa « chambre de montage ».

    On insiste volontiers sur l’importance du voyage pour le travail de Vincent Barré – lui le premier. À juste titre, mais c’est oublier l’autre pôle, tout aussi essentiel à l’architecte devenu sculpteur : celui de la maison, de la chambre. Dans la vie et l’imaginaire de Vincent, la maison n’implique pas la sédentarité. Elle est dialectiquement liée au voyage – maison que l’on trouve au retour ou que l’on croise en chemin. Vincent aime se remémorer Bachelard – citation de mémoire et probablement arrangée : « une maison isolée est une promesse d’intériorité ». En 1973, il écrit dans un carnet, à côté d’un croquis de la « nef » de Philadelphie : « un lieu où l’on arrive quand on n’attend plus rien. » Des chalets voisinent et se répondent parmi les images de référence : chalets népalais d’Helambu, découverts lors du premier voyage en Inde, chalet familial de Charousse en Savoie, où Vincent réalise son premier film, Les Chambres.

    Ils ne désignent aucune moelleuse poésie du foyer, bien au contraire : une tension, toujours à l’oeuvre, entre l’épreuve du désert et la conquête de l’abri – l’habitation n’est pas donnée à l’homme, elle est à construire – Heidegger, « Bâtir habiter penser ». Vincent : « c’était le même froid à Helambu, en Espagne (Fragments d’un paysage), aux Shetland (Détour) ».

    Cette tension est aussi celle du duo de cinéastes que forment Pierre Creton et Vincent Barré – carpe sédentaire et lapin voyageur. Avant de réaliser ensemble Détour (suivi de Jovan from Foula), Pierre avait depuis longtemps renoncé à voyager, Vincent désirait retourner en Inde. Pour leur premier film commun, ils choisissent un désert moins lointain : les îles Shetland, aux confins de l’Europe. L’expérience s’avérant concluante, ils vont l’année suivante dans l’Himalaya, dans la vallée du Spiti, filmer les fleurs de L’Arc d’Iris (souvenir d’un jardin).

     

    Extrait des carnets de notes de Vincent Barré, à propos de Détour :

    « Idée d’itinérance, d’un projet, d’un dessein qu’il faut acheminer par delà les obstacles. On ne voit pas le but, il faut le quitter des yeux pour espérer l’atteindre. Avancer en aveugle. L’Orfeo. Labyrinthe, le lieu du jeu de l’inaccessible, de l’impossible, de l’interdit et de la menace.

    « Entrer dans la nuit ». C’est bien de progression qu’il s’agit. Un passage, « les lents chemins qui vont du sommeil à l’éveil » dit I. On n’entre pas violemment dans le « Tout un », dans l’état de totalité. On avance. Le lieu, c’est le chemin – Ce qui me mène à Foula. C’est ce « plus court chemin » qui me vaut ce détour, et cette rencontre des êtres du passage : Jovan.

    Le choix de l’île, c’est celui de la circumambulation, du labyrinthe, de l’inaccessible. Je ne cherche pas un centre, je ne crois pas dans l’idéologie de la perfection. Je cherche continuellement des centres voyageurs, chacun relatif, chacun ayant partie liée avec l’instant. Foula en est un – silence – profusion – départ. »

    Au centre du labyrinthe, une vision hâtive trouverait la maison de Jovan, le guide punk en fauteuil roulant. Mais la maison est à peine filmée, car le miracle du refuge dans le désert s’est incarné en un « être de passage » ; le don d’hospitalité est voyageur, comme le centre, il s’appelle Jovan.

    À l’exception d’Aline Cézanne, Vincent Barré ne filme presque jamais frontalement les personnes. Il s’attarde plus volontiers sur les lieux, les espaces, les gestes. De même, sa sculpture s’est vite écartée de la figuration humaine. S’ils ne cherchent pas à le représenter, films et sculptures ne cessent pour autant de se mesurer à l’homme. De poser la question de la « taille de l’homme », comme Charles Ferdinand Ramuz, inquiet, en 1932 : « Qui sommes-nous encore dans notre taille, nous autres hommes ? Quelle est encore notre mesure, alors que l’univers est chaque jour et en tout sens plus minutieusement mesuré ? » Parmi les rares portraits de l’oeuvre de Vincent Barré, celui de la famille d’Amer, première image réalisée après avoir retrouvé l’ami.

    Si ce plan détonne parmi les films, il s’accorde à certaines images de référence : la Résurrection de Piero Della Francesca, à San Sepolcro, le détail de trois bustes de femmes tiré d’une fresque du même peintre à Arezzo, ou ce portrait photographique de « paysans en chemin pour le bal » par August Sander (1914), posé sur une étagère au-dessus d’un lit dans la maison des Cinq-Rois. À propos du portrait de la famille d’Amer, Vincent me dit : « Je vois ce plan comme un instant figé, comme quelque photogramme ou peinture : une dramaturgie lente, incompréhensible ».

    Le film de Sophie Roger, Les Jardiniers du Petit Paris (en lisant Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss), peut aider à comprendre ce qui attire ici Vincent Barré. Depuis une fenêtre au premier étage de sa maison, Sophie a filmé les activités de ses voisins cultivant un champ converti en jardin potager collectif. Sa voix accompagne les images d’une lecture chuchotée de passages choisis dans Tristes Tropiques. La cinéaste quitte à plusieurs reprises son poste d’observation, sort de la maison et entre dans le champ, pour gambader ou demander aux jardiniers de prendre la pose dans des portraits filmés à la Sander. La dialectique inquiète de la maison et du voyage, du proche et du lointain, se résout et se repose alors dans la « taille de l’homme » : une mesure, suspendue entre étrangeté et familiarité, de ce que peut bien être l’habitation de l’homme sur la terre. Le travail de Vincent Barré n’a d’autre horizon qu’une telle mesure.

     

    Les art(iste)s de la table

     « La table, il ne me reste que la table à écrire pour en finir absolument. »

    Francis Ponge

    Nombre de petites sculptures de Vincent Barré, terres cuites ou bronzes, ressortissent à un registre de l’hospitalité, de la commensalité : art de la table érotisé par une certaine exagération des formes creuses ou pointues. Les objets du repas, devenant instruments de sacrifice, sont suspendus entre le temps de la vie quotidienne et celui du sacré – peut-être rêvent-ils à une fusion de ces deux temps, à un temps plein, quotidien et sacré. La table qui porte ces objets en est aussi transportée dans cet entre-temps : table de repas, mais aussi table d’offrandes, autel sacrificiel. « Dans les musées, je dessine plus des pots, des outils, que des statues », écrit Vincent dans un carnet. Pour sa série des Pains, il a dessiné d’après nature au département des Antiquités égyptiennes du Louvre. Un jour, il m’y emmène voir le mastaba d’Akhétetep. L’intérieur est couvert de bas-reliefs représentant les activités nourricières du peuple égyptien et les victuailles apportées au surintendant du pharaon pour son dernier voyage. La table d’offrandes, originellement disposée dans le mastaba, devant les fausses portes symbolisant le passage de la vie à la mort, fait partie des images de référence de Vincent : « De forme rectangulaire, elle porte, sculpté en fort relief, le hiéroglyphe exprimant l’offrande (un pain placé sur une natte roulée) et les éléments essentiels au culte : une auge pour l’eau, une grande assiette et l’image en plan d’une aiguière à bec reposant dans un bassin circulaire. Tout autour, des vases, également figurés en plan, se réduisent à des cercles concentriques. Mais l’une des tranches de la table les montre de profil, nous révélant leur forme cylindrique et le support de terre cuite qui les soutient. »

    Table réelle attendant les objets virtuels du rite, qui viendront à leur place composer une nature morte archaïque. En regard de cette table d’offrandes, les tableaux de Stoskopff, Zurbarán, Chardin ou Cézanne retrouvent la dimension sacrée de leur aura, dimension trop vite dissipée par la contemplation moderne. En toute nature morte survit un rite, sacrifice ou offrande : dans cette survivance réside son ambiguïté, entre la vie et la mort, le prosaïque et le monumental. Cette survivance est surtout sensible dans les natures mortes du style austère, qui préfèrent la disposition horizontale des objets isolés sur la table à leur étagement savant, vertical, dans la profondeur.

    Tout l’oeuvre sculpté de Vincent Barré procède de cette tension entre le quotidien et le sacré. Il dit : « Poser un objet dans un espace : une offrande, un rite. Drancy, Le Havre. » Le fondement de cet art – son socle – serait donc la table : table du repas, table d’offrandes ou de sacrifice, aujourd’hui table de montage.

    Le manuscrit de La Table, de Francis Ponge, est d’après Jean Thibaudeau, son éditeur, « la partition d’un texte impossible ». Car l’achever aurait signifié pour l’auteur mettre un terme à son oeuvre par la mise en parole de son fondement même : la table, méditée par Ponge comme matrice, support et condition de toute image ou écriture.

    Extrait du manuscrit, daté du 5 octobre 1973 :

    « Table, qui fut (et reste) la table d’opération, de dissection (cf. la leçon d’anatomie), ou (si l’on veut) la roue sur laquelle je mis les mots à la question, comment t’y mettre toi-même ? (je ne peux t’y mettre toi-même sans que tu viennes encore à mon appui.) »

    Ut Deus in mente, pictor in tabula (Leibniz)

    Table, qui m’a toujours attendu, où tout est (a toujours été) disposé pour écrire, table

    toujours à ma disposition, fidèle consolatrice, mur où me projeter,

    mur à transformer en fenêtre

     

    Ô table, ma console et ma consolatrice, table où je me console, où je me consolide

    et qui me consolide

    il te faut devenir la table d’harmonie qui vibre à l’unisson des cordes.

     

    Vingt ans plus tard, Jean-Daniel Pollet a demandé à Jean Thibaudeau de l’aider à écrire un film en hommage à Francis Ponge. Bien que la table soit au centre de Dieu sait quoi, ou pour cette raison même, le texte de Ponge n’est pas cité. Mais la voix de Michael Lonsdale dit une phrase sans doute écrite par Thibaudeau comme si Ponge avait vu le film de Pollet et décrivait certains plans : « La table, certaines fois, n’est occupée de rien, d’un verre simplement, ou d’une lampe à pétrole. La table dans le jardin fut une table tournante, quelquefois toute chargée de choses hors d’usage. » La table désoeuvrée, soustraite aux gestes quotidiens, devient table tournante : magie, conversion des choses hors d’usage en instruments d’un rite inconnu. Rite qui fait venir les fantômes dans ce film habité, bien que déserté de toute présence humaine.

    Sur une autre table, installée à l’intérieur de la maison, un téléviseur fait revenir des vestiges d’autres films de Pollet : images de la Grèce, d’une forge, visage pierreux du lépreux Raimondakis ainsi placé au coeur de Dieu sait quoi. « Raimondakis fait partie de mes maîtres », disait Pollet. Le lépreux aveugle, prêtre des rites de la table, maître du montage.

    Pierre Creton dirait-il de Jean Lambert qu’il fut son maître ? La rencontre de cet homme changea sa vie et son oeuvre. Au premier plan de La Vie après la mort, Pierre et Jean se mettent à table, un livre à la main. Ils inventent un genre pictural nouveau en associant double portrait et nature morte. La table est nue, Pierre y dispose deux tasses et « le kilo de sucre ». Installés dans le cadre, ils lisent chacun un extrait du livre qu’ils ont choisi. « On lit ensemble, pour la cacophonie », propose Pierre : parodie lo-fi et involontaire du montage sonore godardien. Pierre Creton partage avec Pollet le goût du ressassement des mêmes éléments, le plaisir de rebattre de film en film les cartes d’une géographie intérieure. Ce plan de son premier film réalisé en vidéo est repris dans L’Heure du berger, qui se termine par une variante du même dispositif : Vincent Barré a pris la place de Jean Lambert à table face à Pierre, ils ne lisent pas mais boivent en silence un verre de Berger, leurs gestes identiques comme dans un miroir.

    L’exposition « reposer, regarder » est une ellipse à deux foyers. Le premier est constitué de deux tables discrètes, à peine visibles : celles qu’a peintes Stoskopff pour y composer ses natures mortes. Vincent invite ainsi à voir les compositions du peintre comme des montages, à porter l’attention non pas tant à l’image comme totalité qu’aux relations entre les objets, à l’espace entre les choses – intervalles, rencontres suscitées par le peintre-monteur entre la boule de pain et le verre d’eau, entre l’étain de l’assiette et la peau du citron. Le second foyer rassemble deux grandes tables d’architecte, sur lesquelles Vincent a disposé les rushes de « reposer, regarder » : reproductions de pages tirées des derniers carnets de croquis – études et maquettes de l’exposition et des commandes publiques du Havre –, images de référence.

    Dans Mètis, Françoise Lebrun lit un passage du Gros Orteil de Georges Bataille : manifeste contre la verticalité, refus de la hiérarchie du haut et du bas. C’est aussi la leçon de la table, la conversion du montage : posées ou couchées, les choses ou images n’y sont pas tant dressées que disposées horizontalement. Elles ne tiennent leur stature, leur souveraineté, que de l’agencement qui les compose et les fait tenir ensemble et à égalité.

    Composition et conversion, conversion par la composition : maîtres-mots du cinéma de Jean-Claude Rousseau. La Vallée close est un film sans projet, né d’une série de séjours à Fontaine-de-Vaucluse, sur le chemin qui mène au bord de la grotte d’où ressurgit la Sorgue. Élu centre d’un film, ce trou noir devient l’absence d’un être aimé.

    Autour de ce trou et de cette absence, des éléments prennent place pour constituer le film : une forme poétique de Pétrarque (la double sextine), un tableau de Giorgione (La Tempête), un livre de géographie illustré pour cours élémentaire, un résumé par Bergson d’un passage du De Natura Rerum de Lucrèce… L’agencement des éléments, leur façon de s’accorder entre eux en trouvant la place où « ils se plaisent », comme dit Rousseau, est une conversion : tournés vers le centre absent de la composition, ils font signe de toutes parts sur l’orbite du film. Cosmologie érotique. Jean-Claude Rousseau récuse les termes « travail » et « montage », mais le film est bien né d’un lent travail solitaire à la table de montage 8 mm. Un plan de La Vallée close rappelle la table-foyer de Vincent, dans l’exposition, et un passage de Dieu sait quoi : les éléments posés sur une table, pêle-mêle, en attente d’une main qui, pensante, viendra les ordonner.

    Un génie du montage gouverne l’oeuvre d’André S. Labarthe. Il l’autorise à composer le plus beau portrait de Van Gogh par l’agencement de quelques séquences disparates, blocs de durée ou pensées esquissées (Van Gogh à Paris. Repérages). Puis Estelle Fredet, composant le portrait de Labarthe, retrouve ce même art du montage fugué, intuitif, associant détails diversement signifiants, paroles et vanités (Il était une fois André S. Labarthe).

    Préparant son exposition, Vincent Barré a écrit dans un carnet la formule des artistes de la table : « je cherche ce qui me réunit. »

     

    La leçon du pain

    « Tout mon rapport aux cultures désertiques et funéraires. Frugalité, offrandes. Notion de nourriture rituelle, des nourritures princières, mais pas si éloignées de la nourriture du peuple (le pain). »

    « Le pain : imaginaire du voyage, de la solitude, d’un retrait du monde urbain (fantasme).

    Lors de mes voyages, je revois les fabrications du pain. » Vincent Barré

    Vincent Barré raconte ainsi ses retrouvailles avec Stoskopff et l’évidence de leur familiarité : « Revenant au musée, en 2003, je redécouvre deux petits tableaux, joyaux des collections de la ville depuis l’origine du musée, deux natures mortes du peintre strasbourgeois Sébastien Stoskopff. Austère présence d’objets du quotidien – assiettes d’étain, cruche et verres, et d’aliments modestes –, écrevisse, citron, pain, fromage, oignon… sorte de vanité qui semble témoigner d’un art du vivre de peu, et de penser largement.

    Je note la proximité constructive et spirituelle avec ma sculpture récente, celle de fonte et d’acier. Les formes compactes semblent toutes procéder d’une géométrie du plein et du creux – carapaces, coques, portions découpées – comme mes sculptures de fonte qui sont construites selon les mêmes principes, dérivant du cercle et de la droite du fil tendu découpant le bloc de polystyrène duquel sont tirés mes modèles. Ces modèles sont ensuite fondus au sable.

    La clarté des formes construites, leur économie allant avec une forte masse donne à ces objets une tension qui les rapproche malgré la différence d’échelles des natures mortes et vanités – de Stoskopff, de Zurbarán ou de Cézanne –, natures mortes portées à l’échelle du paysage, mais qui dégagent un sentiment d’intimité, de familiarité. Elles s’inscrivent aussi dans une tradition classique de la sculpture du xxe siècle – Brancusi, Arp, Smith, Chillida, Adam, Serra. »

    Certaines natures mortes de Stoskopff se distinguent de celles de ses contemporains par la sobriété monumentale de la composition et une triple modestie. Modestie du choix des objets représentés ; d’une facture se détournant de la démonstration virtuose pour se placer à l’écoute de la vérité des choses ; modestie du discours qui, loin de trahir la vie silencieuse par une signification allégorique ou morale, cherche une densité spirituelle, la parole même des choses – rumeur indicible, invisible aura. Stoskopff annonce des peintres aussi différents que Chardin, un certain Courbet et Cézanne – peintres de natures mortes à la sensualité mate, dense, profonde et lourde de chair sous la surface, l’écorce ou la peau. Autant de qualités dont hérite la sculpture de Vincent Barré.

    Au premier plan d’un des tableaux de Stoskopff, au bord de la table, est posée une boule de pain. Elle ressemble à celle que Caravage a isolée, au premier plan, sur la table du Repas chez Emmaüs – contrepoint silencieux et recueilli au geste ample et éloquent du pèlerin reconnaissant le Christ ressuscité. À son tour, Vincent Barré a  isolé ce détail du tableau pour en faire une image de référence.

    En quoi le pain peut-il fasciner le sculpteur ? D’abord par sa puissance symbolique. Évoquant le religieux, le sacramentel, relevant du quotidien, du nécessaire, de l’hospitalité ou de la survie, le pain condense avec une évidente simplicité les polarités de l’art de Vincent Barré : sacré et profane, immémorial et quotidien, voyageur et sédentaire. La série Cinq pains (cinq sérigraphies) est née de la rencontre d’un court récit de Varlam Chalamov (« Le pain d’autrui », dans Récits de la Kolyma) et des cinq variétés de pains rituels du mastaba d’Akhétetep. La pensée associe un témoignage de survie à l’expérience concentrationnaire et un rituel de passage de la vie sur terre à une seconde vie, dans la mort. Vincent écrit, en marge d’une exposition de cette série : « En représentant ces volumes pleins et gonflés, je me remémore ce qui me conduit à la sculpture – un désir de m’en tenir au plus vital, à l’essentiel et de me rapprocher d’une certaine géométrie jusque dans ses résonances minimales. Une forme de nudité qui me rapproche aussi des natures mortes du xviie siècle, avec ses objets et nourritures du quotidien, signes visibles du spirituel. Je dis enfin ma filiation avec les formes souples et contenues de Jean Arp qui me nourrissent encore – une boule de pain… »

    Mais le pain séduit aussi le sculpteur par des qualités plus physiques, sensuelles. Comme pour beaucoup de choses du monde muet, il faut se tourner vers Francis Ponge pour entendre la leçon du pain :

    « La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes.

    Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en allées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

    Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des soeurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…

    Mais brisons-là : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »

    Ainsi le plus rudimentaire objet de consommation réserve-t-il à l’artiste d’infinies rêveries, métamorphoses et changements d’échelle. Au sculpteur il offre, avec le tronc d’arbre, la plus élémentaire matière à méditation des rapports de la surface et de l’épaisseur – peau, écorce, pellicule apparente contre chair, entrailles, profondeurs cachées. C’est en travaillant à des formes couchées, après avoir renoncé aux totems, que Vincent Barré découvre l’érotisme du creux, du renflement, toute une organicité charnelle du volume. D’où l’attrait de la fonte, le passage à la cuisson, qui inaugure la pleine maturité de son art, caractérisée par une sensualité nouvelle, jouant à égalité des effets de volume et de surface. Les formes fondues ne représentent aucune partie du corps humain, elles sont comme l’empreinte positive de son travail, des forces qui l’animent et le déforment. Volumes : poussées de l’intérieur, enflements, torsions organiques, déformations de la jouissance ou de la souffrance d’être. Surfaces : la sculpture se découvre une peau, pellicule doublement sensible : au travail de la découpe du polystyrène, qui laisse son empreinte sur le matériau fondu, au travail du temps – corrosions, effets des intempéries qui affectent les formes immuables d’un lent et infini changement d’aspect. Double temporalité de la sculpture : à la fois hors du temps et dans le temps, soustraite au passage et patiente des transformations silencieuses de la vie.

    Découvrir la fonte, c’est aussi passer d’un héroïsme à l’autre : du génie de l’artiste créateur de formes uniques à l’hubris moderne de la production sérielle. Les formes simples sont découpées dans le polystyrène pour être fondues dans le fer ou l’aluminium ; formes gigognes, elles deviennent les pièces d’un jeu sériel, passibles de multiples combinaisons. On pense aux phrases de Philippe Sollers accompagnant le montage sériel de Jean-Daniel Pollet, pour Méditerranée : « On est dans ce travail millénaire, incessant. L’une après l’autre, les pièces du jeu sont reprises. Elles seront relancées. Autres et les mêmes, de la même façon et différemment. »

    Archaïque et moderne, tendue entre le souvenir des premières colonnes grecques ou sumériennes et l’abandon à la sérialité industrielle de la modernité – Muriel de Resnais –, la sculpture de Vincent Barré est elle-même anachronique : monter les temps, recoudre l’immémorial et le présent.

    « …Chercher ‹ ce qui sourd pur ›. Convoquer ces pans de mon histoire nourris de Méditerranée – ou plutôt de l’arrière-pays, loin des côtes soumises aux vagues d’expéditions – chaos, inachèvement, tremblement. Puissance de la ruine, violence du rite.

    (Quelque chose de l’ordre de l’excès, de la violence, de la surabondance liés au polythéisme, dit Joël, mais aussi à l’univers marin, à l’impermanence des choses, à la métamorphose et l’illusion.)

    Loin de là, Le Thoronet, instrument parfait, permanence, objet hors du temps. Vide, silence du rite, hors du monde de souffrance et d’excès qui l’a pourtant construit.

    (Un antagonisme renversé entre la Grèce et la Gaule de Bataille dans Le Cheval académique…)

    Entre l’idéal cistercien et celui de la perfection éphémère de Sélinonte, il y a en commun la puissance d’une vision religieuse, et la puissance d’action.

    Et l’atelier ? Réinventer « les reflets de son grand rêve, se promener dans le chaos naturel du monde, et y mettre à sa façon un peu d’ordre » (Degottex, par Jean Frémon). »

    Notes de Vincent Barré prises pendant le voyage précédant Mètis.

     

    Rendant visite à Vincent dans l’atelier des Cinq Rois, je regarde les séries de formes simples, dressées en colonnes ou couchées à terre. Souvenir d’Olympie, merveilleux chaos des colonnes couchées sur le sol autour du temple d’Apollon abattu par un tremblement de terre. Vincent dit avoir eu la même impression à Sélinonte.

    Humilité des colonnes couchées : elles ne sont pas mortes, mais douées au contraire d’une seconde vie, d’une beauté nouvelle. Couchées dans l’herbe, elles se reposent. Dans Bassae, Pollet a monté en alternance des travellings sur les alignements de colonnes dressées et des plans fixes de blocs de marbre dispersés sur le sol, mélangés aux rochers du site montagneux. Vincent me dit : « Je trouve dans ces films rudes, comme Bassae, un compagnonnage que je ne trouve pas dans la sculpture contemporaine. »

    Dans le cadre du téléviseur posé sur la table de Dieu sait quoi, Pollet surimprime les colonnes de Bassae, temple érigé pour conjurer la peste, et le visage de Raimondakis, le lépreux aveugle et prophétique de L’Ordre : associant la peau ruinée du visage et la surface marbrée des colonnes, il offre l’éternité des statues à son ami grec disparu, fait de lui le dieu manquant du temple tout en rappelant aux fières colonnes dressées qu’elles ne sont pas à l’abri du temps. À la fin de Bassae, un orage tombe entre deux plans. On n’en voit que les traces, autre signe de l’emprise du temps : ce n’est plus le même gris, la pluie a affecté la pierre et l’image d’un changement d’aspect. Dans Dieu sait quoi, la voix de Michael Lonsdale dit ces phrases de Ponge à propos de la pluie :

    « Pourquoi la pluie est-elle sensuellement agréable à l’homme ? Parce que c’est un phénomène tel qu’il relègue au second plan toutes les présences stables, tous les immeubles des paysages.

    Il les gratifie d’un certain effacement, d’une certaine modestie.

    Toutes choses sont patientes de la pluie. Elle les relègue à l’état de patient.

    La pluie ne respecte rien, n’affecte non plus sérieusement rien.

    C’est un coup du sort pas très grave, assez salutaire cependant.

    Assez comparable à l’oubli, ou à la mémoire (en ce qu’elle a d’imparfait).

    Elle ôte toute illusion aux choses, en somme leur apprend à vivre… »

     

    Dressée sur le parvis du musée des Beaux-Arts de Rouen, une colonne de Vincent Barré apprend à vivre – déjà l’hiver a gratifié sa peau d’un jaune rouille du plus bel effet. Un jour, dans l’atelier, je remarque la pellicule de poudre orangée qui recouvre une grande fonte. « Le vernis peut arrêter la rouille, me dit Vincent, mais je n’aime pas cette idée. »

    Portrait du sculpteur en monteur

    Cyril Neyrat

    Écrire un texte qui ne ferait que méditer cette note de Vincent Barré en vue de son exposition :

    « Une théorie d’objets, une scansion, un montage : ce que veut le grand, ce que veut le petit, le fluide, le massif dans des rapports à l’espace, à l’assise (posé, suspendu, couché), au cadre. Importance des socles – formes minimes, presque géométriques qui me rappelleront les mobiliers pauvres de l’Inde, ou ceux que j’ai vus dans mon rêve ; des formes-sculptures, en attente d’usage, comme les bords de tables, les étagères et niches des natures mortes classiques – mais dont l’échelle se serait décalée, en une sorte de déraillement onirique

    – montage.

    L’exposition comme montage : grands rythmes, ruptures du très grand au très petit, contretemps dans l’espace moderne du musée que je tends à magnifier : côté ouvert au paysage du port/haut, côté rythmé des façades/bas, côté secret de la pièce enclose/dessins. Côté image, présence du temps révélé – vues et sons, compagnons. »

     

    Cette note et ce titre, celui de l’exposition :

     POSÉ – GARDÉ

    RE

    GARDÉ – POSÉ

     L’énigme. Ce qui est posé regarde,  ce qui est gardé repose.

    Gardons-nous de vouloir résoudre l’énigme. Tentons plutôt de la déplier, d’entendre ce qui, comme en toute énigme, se donne comme invitation aux détours, à la flânerie.

     

    L’arche du temps (le montage)

    Vincent Barré a disposé les mots du titre de l’exposition en chiasme, retrouvant la pensée de Merleau-Ponty : un entrelacs du sujet, de la chose et du monde. Ainsi l’entrelacs de la pose et de la garde, du repos et du regard ne dessine-t-il pas seulement la relation instaurée entre les oeuvres exposées et le spectateur du musée Malraux. Il y va aussi d’un monde tel que l’oeuvre à son tour le regarde et le fait voir au spectateur. Le chiasme exprime l’ambition d’une rencontre dans le juste milieu de la distance et de la proximité. Désir qu’une rencontre ait lieu. Renversons la proposition : il n’y aura lieu que s’il y a rencontre, c’est-à-dire institution d’un monde.

    Rarement fait-on, dans un musée, l’expérience d’un lieu. Parcourir un musée, c’est le plus souvent l’affaire d’une simple traversée – aussi hantée et pensive soit-elle, comme celle d’Alexandre Sokourov à travers l’Ermitage, dans L’Arche russe (2002). Au bout de la traversée, le long plan-séquence jette un regard par la fenêtre, révélant la catastrophe au-dehors : un déluge. Le titre prend alors, au terme du parcours dans les salles de l’Ermitage, son sens littéral : l’alliance du film et du musée, le film-musée est l’Arche où survivent les images au temps de la catastrophe. Images : les œuvres de l’art occidental, les fantômes de l’histoire russe et européenne. Étrange arche, qui sans doute garde les images, mais ne leur offre aucun repos. Au contraire, visiteurs, oeuvres et fantômes sont emportés par le mouvement continu du plan-séquence, en un flux sans possible retour, comparable aux flots du dehors. Arche imparfaite, qui n’accorde aucune pose, n’ouvre aucun refuge hors du temps comme passage et catastrophe. L’Ange de l’histoire a les yeux ouverts, mais pas de mémoire.

    Avec Histoire(s) du cinéma et The Old Place, Godard a bâti une Arche plus solide en nouant une autre alliance entre musée et cinéma. À l’héroïsme du plan-séquence qui, imitant le passage, ne peut au mieux que le peupler, le hanter, JLG a préféré le détour plus rusé (mètis) du montage : la « dialectique à l’arrêt », botte secrète de l’Ange de l’Histoire, seule capable de soustraire du temps-catastrophe les images qu’elle fixe dans son face-à-face. Les films-musées de Godard, posant les images l’une face à l’autre, les amenant à se regarder, les gardent et leur accordent le repos.

    Le mot « nef » apparaît souvent dans l’oeuvre de Vincent Barré. En 2005, il nomme « La grande nef » son exposition à Tourcoing, habitée par le souvenir des marins engloutis du Koursk. En 1973, son premier projet d’étudiant architecte auprès de Louis Kahn fut celui d’une nef, aussi nommée « arche », déposée dans la montagne près de Philadelphie – vaste structure de bois accueillant les marcheurs. Dans le projet architectural d’origine, l’espace le plus vaste du musée Malraux se nommait la « nef ». Soucieux de renouer avec cette origine, Vincent Barré imagine le musée « comme une arche échouée sur le port du Havre ». Parce qu’on croise le nom et certaines formes d’Uccello dans les carnets de croquis de Vincent, on pense aux fresques du peintre florentin que cite Godard dans Histoire(s) du cinéma : la fresque du Déluge dans le « cloître vert » de Santa Maria Novella, à Florence, et sa monumentale arche qui évoque davantage le rêve d’un architecte moderne que l’abri biblique.

    Qu’abrite le musée-arche du Havre ? Des oeuvres – sculptures, peintures des collections, dessins, films –, mais surtout les visiteurs qui, de passage dans le musée, y rencontrent un lieu composé, ordonné pour que le regard s’y repose de tous les désordres du dehors – y trouve peut-être quelque soutien, quelque secours, pour les affronter.

    L’exposition de Vincent Barré s’inscrit dans l’histoire, très contemporaine, des tentatives d’alliance du cinéma et du musée – on passera sur celles, erronées et vaines, qui prétendent offrir au cinéma les honneurs des cimaises, comme s’il avait besoin de cette reconnaissance qui, en réalité, le trahit. Le cinéma n’a rien à faire au musée s’il s’agit de le tronçonner, l’encadrer et l’accrocher aux murs à côté des tableaux. Mais le musée a tout à gagner à rencontrer le cinéma. Selon deux modes : en accueillant, dans des espaces de projection, des films dont le dehors ne veut plus, ou si peu, et en s’inspirant du cinéma et de son mode de pensée spécifique, le montage. Si le musée offre secours et abri aux films menacés par la catastrophe néolibérale, le cinéma, par le don du montage qui soustrait aux flux dominants le mouvement de la pensée et de l’affect, sauve en retour le musée de la sclérose patrimoniale, d’une tendance à aligner les oeuvres comme autant de pierres tombales dans les allées d’un cimetière. « reposer, regarder » accomplit ce programme.

    D’une part, accueillant les films de Vincent Barré et d’amis artistes, le musée les pose en regard des sculptures et des dessins. Il institue ainsi le lieu de leur entreappartenance, révèle leur origine commune, les idées et les formes qui passent de l’image mouvante aux formes immobiles, des voyages qui sécrètent la matière des films à l’atelier où cette matière est méditée, travaillée, métamorphosée en sculptures et dessins. Vincent l’a dit : le saut dans le cinéma fut pour lui une libération, à un moment de crise du dessin et de la prise de notes. Les films ont pris la suite des carnets de voyage, revivifiant une pratique qui s’était figée. Cette libération a permis, ensuite, une reprise des carnets et du dessin sur le motif. Il écrit aussi que « le cinéma a apaisé le travail de sculpture, en la déchargeant d’un devoir de récit, de production de mythe ».

    D’autre part, dans le sillage de sa pratique du cinéma, et conforté en cela par des lectures comme celle de Georges Didi-Huberman – ses travaux sur « l’iconologie des intervalles » d’Aby Warburg et le montage brechtien –, Vincent Barré a investi l’espace muséal comme une immense salle de montage. Agencement des oeuvres en une série d’ensembles, eux-mêmes disposés dans l’espace comme autant de cellules se répondant à distance, au mépris de la chronologie, des facilités du classement par thèmes ou matériaux. Au contraire, polystyrènes et bronzes, fontes d’aluminium et terres cuites, fontes de fer et bois entrent en relation et en regard. Ainsi dis-posés, tout ensemble dispersés et composés, dessins, sculptures et images trouvent un repos inquiet, si l’on ose le paradoxe. Une inquiétude joyeuse, celle du questionnement vivant, de la songerie éveillée, de la tension pensive.

    Lorsque Godard répète que le montage consiste à « penser avec les mains », d’après le titre du livre de Denis de Rougemont paru en 1936, en pleine guerre d’Espagne, il dit deux choses. D’abord un engagement de l’artiste dans le monde, une idée de l’art comme action projetée au-dehors de l’atelier ; ensuite une inscription du cinéma dans la tradition des arts manuels que sont la peinture et la sculpture. Vincent Barré met en pratique ces deux convictions dans son art mais aussi dans son enseignement, comme en témoigne le projet mené pendant deux ans, avec les élèves de son atelier des Beaux-Arts de Paris, sur le site du camp de Drancy. De même que n’a cessé de s’affirmer l’importance du cinéma pour sa pratique du dessin et de la sculpture – à mesure des films réalisés mais aussi des compagnonnages d’amis cinéastes – Pierre Creton, Sophie Roger, Estelle Fredet…

    L’apprivoisement du cinéma fut celui d’un art de prolonger autrement la pratique du carnet de voyage, mais aussi, de manière peut-être plus essentielle, la découverte du montage comme mode de pensée et d’action. La succession des films de Vincent Barré, réalisés seuls ou avec Pierre Creton, témoigne d’une confiance croissante accordée au montage. Les Chambres (1997) et Fragments d’un paysage (1998) disent déjà, par leur titre, un parti pris de l’hétérogène, de l’assemblage du multiple. À partir d’Amer (2001) et à l’exception d’Aline Cézanne (2010), le tournage devenant prise de notes au cours du voyage, relevé intuitif d’une expérience vécue, les films ne trouvent sens – signification et direction – qu’au retour, dans le repos et le recul du travail de montage.

    Monter, comme l’écrit Didi-Huberman à propos du Journal de travail et de l’ABC de la guerre de Brecht, c’est prendre position dans un monde désaccordé, dans lequel le sens ne s’impose plus mais se construit, pour soi, avec des fragments d’espace et des bribes de temps. Le cinéma a été, au xxe siècle, l’art à la mesure de cette nouvelle donne du monde – précis de décomposition et de recomposition, jeu d’enfant. Ainsi Jean-Daniel Pollet reprend-il à son compte les mots de Francis Ponge pour définir son cinéma : « Il s’agit chaque fois, je veux dire chaque objet, chaque motif ou paysage, d’un problème posé en termes si clair qu’il ne comporte évidemment aucune réponse. Donc, une affaire d’agencement. Voilà ce qui saute aux yeux. » (Dieu sait quoi) Associer sculpture et cinéma, comme le fait Vincent Barré, sans chercher une fusion illusoire des deux arts, c’est accorder des pratiques immémoriales à l’esprit sensible et politique du présent.

     

    De première nécessité

    « L’oeuvre du passé me donne le sens d’une modernité, qui se déplacerait de lieux, de mains, qui devancerait et modèlerait les circonstances (dépassant les conditions du temps…). L’idée de filiation n’est pas juste, plutôt celle de transmission, de communauté à distance… » Vincent Barré

    Un carnet de croquis de Vincent Barré, ouvert au hasard. Page de gauche, une étude sur le vif d’un chef-d’oeuvre de la peinture occidentale : La Bataille de San Romano, de Paolo Uccello, le panneau conservé au Louvre ; un relevé d’ensemble du tableau, puis l’étude d’un détail, centré sur le fameux mazocchio d’Uccello – la couronne à facettes en bois, prouesse de dessin perspectif devenue emblème du peintre, déclinée dans nombre de ses oeuvres. Page de droite, une série de formes élémentaires et de notes manuscrites rassemblées sous un double-titre : Cinq pains – le pain. Au-dessus des dessins, une phrase qui sonne comme une déclaration d’intention, un impératif moral et esthétique : « faire un art qui soit aussi nécessaire qu’une boule de pain ». Sous les dessins, les notes elliptiques d’un « projet pour un musée » : le nom de Stoskopff invite à y lire l’origine de l’exposition « reposer, regarder » du musée Malraux.

    Cette double page dit beaucoup de l’oeuvre de Vincent Barré : d’une part, une relation aux oeuvres du passé – la première Renaissance compte parmi ses périodes d’élection –, une manière d’y trouver des formes simples, géométriques ; d’autre part, une prédilection pour le quotidien, l’élémentaire, les objets et substances essentielles de la vie, sinon de la survie. D’Uccello aux pains, c’est toute une série de contrastes, d’oppositions, qui structurent l’ensemble de l’oeuvre : le lointain et le proche, le remarquable de l’art ancien et l’ordinaire de la vie quotidienne, la guerre et la paix, le mouvement et le repos, la ligne et le volume. Et, commun aux deux pages, le dessin, au pli de la figure et de la forme abstraite – peut-être au-delà de leur opposition, il faudrait y revenir. Des produits et des formes de première nécessité.

    Gilles Deleuze recommandait de toujours commencer par le milieu. On peut aussi chercher un commencement, une origine, sachant qu’elle ne sera pas unique, exclusive. Vincent Barré désigne comme point de départ et moment décisif celui qu’il fixa en une photographie, un jour de 1970 en Inde. Moment décisif, car c’est au cours de ce premier long voyage en Orient qu’il dit avoir pris conscience de son besoin de solitude, de recueillement, et de voyager léger, muni du strict nécessaire. Double révélation du voyage et de la vie artistique, indissociables. « La première photo de l’Inde concentrait tout mon désir de départ, de rêverie. Quitter l’architecture pour être artiste, c’est tourner longuement le sucre dans le café puisque rien ne m’attend que le bien-être d’être artiste. » Sur une table, vue de biais et en plongée, des épluchures de cacahouètes, un papier froissé contenant d’autres cacahouètes, un verre d’eau et une trentaine de mouches posées sur le quadrilatère de bois découpé par la lumière. Une nature morte, la première. Son déchiffrement selon les codes de la tradition picturale en fait une composition à la morale discrète, sans doute involontaire, mais qui préfigure tout l’oeuvre à venir. La frugalité et l’humilité du verre d’eau et des cacahouètes évoquent une tradition de nature morte austère, simple, intime et monumentale, celle de Baugin, Zurbaran, du Stoskopff du musée Malraux, de Chardin et Cézanne. Une tradition franco-espagnole, dont le précurseur fut un italien – Caravage et sa Corbeille de fruits –, que revendique Vincent Barré comme sa lignée familière. Par opposition à la tradition hollandaise aux compositions complexes, fortement spatialisées, de tempérament baroque, Roger Sterling qualifie d’archaïque ce type de nature morte.

    Compositions latérales, sans recherche de virtuosité, où chaque objet semble trouver sa place, nettement séparé des autres et délimité, vibrant d’une plénitude rentrée, silencieuse.

    L’historien de l’art situe l’origine de cette manière humble et quotidienne dans les toutes premières natures mortes de l’histoire, celles des peintres hellénistiques. On appelait leur peinture « rhopographie, représentation de menus objets, de la menue marchandise, de la pacotille. » Parmi ces oeuvres, la célèbre mosaïque de Sosos de Pergame, nommée Asarotos aecos (« la chambre mal balayée »), est une des images de référence de Vincent Barré. On y voit « des reliefs de table – arêtes de poissons, os de poulets, pattes de crustacés, fruits entamés, pépins crachés –, qui sont éparpillés comme si l’on avait négligé d’en débarrasser le sol d’un triclinium. » Ou, pour préciser la description de Sterling avec ses propres phrases résumant l’esprit de la nature morte antique : « Objets humbles qui accompagnent l’homme dans son train journalier, animaux familiers, ils trahissent la passion de la réalité courante. Leur agencement, tout en étant soigneusement contrôlé et rythmé par l’artiste, s’efforce de ne pas détruire l’impression de l’accidentel et du quotidien. »

    À peu de choses près, ces phrases décrivent les agencements de sculptures de l’exposition « reposer, regarder ». Sterling note qu’avant que ne s’impose l’expression « nature morte », on traduisait en français le « still-leven » hollandais par « nature reposée ». Disposées et composées dans la nef et la galerie du musée, les sculptures reposent à leur place, s’y plaisent, ordonnent l’espace autour d’elles en sculptant l’air et la lumière. Les compositions ne cherchent aucun effet, pas de drame baroque de l’espace, mais une tension silencieuse qui les fait tenir ensemble, rapprochées et séparées. Dans chaque composition, les sculptures se regardent et se reposent. Épluchures de cacahouètes : bas-reliefs, vestiges sans grâce d’une consommation quotidienne. Colonnes, anneaux, étui : les hauts-reliefs de Vincent Barré restent fidèles à cette basse origine. Le changement d’échelle ne s’accompagne d’aucun saut vers un prestige de la forme. Pas de hiérarchie, de supériorité du haut sur le bas : les mêmes éléments formels sont tantôt dressés en colonne, tantôt couchés sur le sol – comme les cacahouètes sur la table indienne.

     

    Exposer : le musée, la ville, le monde

     L’impératif ou le souci de nécessité vaut pour les oeuvres comme pour leur exposition. Comment concevoir une exposition aussi nécessaire qu’une boule de pain ? Il semble que, pour Vincent Barré, l’oeuvre ne puisse être exposée qu’à condition de trouver sa place dans un lieu singulier, en résonance avec ce lieu – sa géographie et son histoire. Le rapport du musée aux oeuvres n’est pas celui de contenu à contenant, d’une vitrine à des objets. Concevoir l’exposition, c’est faire oeuvre – même lenteur, même patience du mûrissement, même rencontre entre une intimité et le monde. Vincent Barré n’expose pas des oeuvres dans un musée, il fait oeuvre d’exposition en répondant à la nécessité d’un lieu. « reposer, regarder » s’inscrit doublement dans la géographie et l’histoire du musée Malraux – en un double mouvement, centrifuge et centripète. Vers l’extérieur : profitant de la restitution de la transparence originelle des parois de verre du musée, l’exposition n’a pas simplement lieu entre ses murs, mais aussi dans le quartier Perret et, au-delà, dans la ville du Havre – à l’écoute de l’histoire du quartier et de la ville. Vers l’intérieur : pour trouver place dans l’espace-temps muséal, Vincent Barré a choisi deux oeuvres de ses collections comme foyer de l’exposition : deux natures mortes de Sébastien Stoskopff, point d’appui dans l’histoire du musée, intervalle par où s’insérer, aussi, dans le temps plus long d’une histoire de l’art. Jamais peut-être le musée Malraux n’aura aussi bien porté son nom. Car « reposer, regarder » ne se contente pas d’utiliser au mieux les possibilités du lieu. Fidèle à l’auteur des Voix du silence, l’exposition le métamorphose en un « musée imaginaire » : un domaine illimité et anachronique où toutes les oeuvres de toutes les civilisations coexistent, peuvent être rapprochées, comparées.

    Le musée Malraux est une réussite architecturale, parfaitement intégrée dans un quartier qui demeure une des plus belles réalisations de la reconstruction de l’après-guerre. Au coeur de ce quartier, non loin du musée, la cathédrale ancienne oppose son architecture Renaissance au modernisme mesuré de Perret. Sur son parvis, sur ce site en tension où s’ouvre comme un intervalle de temps, avant et après la catastrophe, en ce lieu de mémoire involontaire de la destruction et de la résilience, Vincent Barré a choisi d’exposer une sculpture qui complexifie le montage des temps, associant un troisième terme : son Anneau, forme du lien, du commun. Mais au-delà de cette extension physique de « reposer, regarder » hors des murs du musée, c’est l’exposition elle-même qui, en tant qu’oeuvre et collection d’oeuvres, médite en direction du quartier et de la ville, de leur histoire marquée par la catastrophe du xxe siècle.

    C’est un autre aspect de la nécessité à l’oeuvre chez Vincent Barré : le travail de l’artiste comme prise de position dans le monde et dans l’histoire du monde, face aux désastres. Cette position n’est jamais aussi explicite que dans Amer, la montagne aux bouddhas, le troisième film de Vincent. Trente ans après son premier voyage en Inde, au cours duquel il s’était lié d’amitié avec un jeune homme prénommé Amer, il retourne à Aurangabad. Extraits de ses carnets de voyage :

    « (Aurangabad) Aujourd’hui, invité à faire des sculptures en acier, je reviens après 30 ans. Le même jour, loin d’ici, sur une autre montagne, on bombarde de grands bouddhas. C’est la mort des statues. […] Je n’ai pas retrouvé l’étudiant Amer ; je me suis alors souvenu qu’il était de Bhopal. »

    « (Bhopal) Curieusement, depuis mon arrivée, les journaux reparlent chaque jour de la catastrophe de Union Carbide. Ici, on l’appelle « the gas tragedy », mais les gens ne veulent même pas en parler, et Bhopal passerait presque pour une ville ordinaire. Amer, je l’ai retrouvé dans un petit quartier près du lac, éloigné de l’usine, mais sous le vent. Il n’était pas dans cette ville, la nuit de l’accident. Il va bien. Il a créé son entreprise

    Royal Publicity et il est colleur d’affiches.

    Le soir, il m’a emmené à la petite mosquée au bord du lac.

    Au matin du 11 septembre, je suis parti. »

     

    Bophal, les bouddhas bombardés de Bamiyan, le 11 septembre 2001 : les catastrophes scandent le récit filmique, signes du tissage de l’histoire intime de l’artiste et de l’histoire du monde. La sculpture s’affirme comme résistance, les gestes de l’artiste et des ouvriers de l’aciérie d’Aurangabad répondent à ceux des talibans détruisant les bouddhas. Affirmer le principe de création, recoudre le tissu du monde.

    En juillet 2010, nous sommes assis à une terrasse de restaurant à Marseille, pendant le Festival international du documentaire. Le soir sera présenté le dernier film de Vincent Barré et Pierre Creton, Aline Cézanne. Le portable de Vincent sonne, une voix indienne lui annonce la mort de son ami Amer. Vincent apprendra qu’il est mort des conséquences de la « tragédie du gaz ».

    Il s’en est souvent expliqué, cela a été abondamment commenté : Vincent Barré a commencé par une sculpture dressée, des figures anthropomorphes entre Kouroï antiques et statuaire africaine. Le passage de la stature aux formes couchées, dans les années quatre-vingt-dix, traduisait un triple refus : de la posture héroïque de l’artiste, de la représentation de la figure humaine, de l’illusion de la perpétuation d’une puissance mythologique de la sculpture. Quittant ainsi le mythe et la figure humaine, Vincent Barré s’est rapproché de l’histoire et du corps, des corps. Corporalité prise dans le temps, corps victimes de l’histoire – délabrements et empêchements intimes, massacres anonymes des catastrophes. Ce déplacement, qui est une découverte du témoignage comme relation contemporaine, nécessaire à cette fin de xxe siècle, entre création artistique et histoire, lui permet de revenir en 2002 aux formes dressées, mais sur un tout autre mode. Ce sont les quatre colonnes en fonte de fer du Monument de la Nivelle, à Amilly, érigées sur un pré planté d’aulnes et de peupliers, commémorant l’exécution de quatre hommes par des Allemands, le 21 août 1944. Ces colonnes ne représentent pas les martyrs, elles témoignent de leur présence en ce lieu, à l’instant de leur mort. Elles ne sont pas tant érigées que plantées, comme des arbres au tronc coupé.

    Août 2000, les radios relatent la tragédie des marins du Koursk prisonniers de leur sous-marin coulé en mer de Barents. Vincent Barré écrit dans un carnet un poème et l’associe à Psaume, le poème de Paul Celan dédié à Ossip Mandelstam, qu’il fera graver sur le mur du monument de la Nivelle.

    « (Pour les marins du Koursk, 30 07)

    Le tombeau des Kouros

    Pour les marins du Koursk, le corps que l’on balance et qui flotte

    Avant de s’enfoncer (Melville)

    Pour les fusillés de la Nivelle

    Pour les morts de Bhopal,

    Le manteau de Moustier Remingol

    Pour le prisonnier

    Les ventres jaïn,

    la douceur d’un ventre,

    la paix. »

     

    Il le commente ainsi en réponse à un mail que je lui écris :

    « J’avais travaillé à un « manteau de la vierge » (de miséricorde) sur les murs de la chapelle Notre-Dame-des-Fleurs, à Moustier Remingol en Bretagne, où je réunissais dans un hommage à Genet (Lettres au petit Frantz) ces figures qui ont souffert diversement de l’exclusion, de l’enfermement, de la déportation – Paul Celan (pour le monument aux fusillés de la Nivelle à Amilly), Mandelstam à qui est dédié « Psaume ».  L’idée du corps emmailloté du marin jeté à la mer (Melville, Benito Cereno) venait cet été là rejoindre l’angoisse distillée en direct par les radios autour des marins enfermés à des profondeurs abyssales dans le ventre du Koursk. La désolation et la colère des femmes, la pleutrerie des politiques… À l’érotisme se mêlait l’empathie pour ces hommes jeunes, dont le linge est plié en prévision du voyage (réminiscence des dispositifs funéraires égyptiens). »

    Le poème et son commentaire expriment la sensibilité de Vincent Barré et la marche de sa pensée associative. Un événement présent aimante figures et références d’un répertoire imaginaire personnel, en une alliance de l’érotisme, de la mort et des gestes ritualisés de la vie. Le même geste de plier le linge associe une habitude professionnelle et un rituel funéraire, le départ des marins et la mort comme voyage des Égyptiens. Le titre Le Tombeau des Kouros, emprunté à une amie pour sa sculpture dans la « nef des fous » de la Salpétrière, résume le passage des figures érigées aux formes couchées. Les trois derniers vers contredisent la litanie des morts et des désastres en un retournement vital et sensuel, qui résonne avec le basculement opéré par Vincent Barré dans son propre travail. Lors d’une visite à son atelier, je l’interroge sur des fontes de fer couchées :

    « Je les appelle « Outres », ce sont mes premières fontes, en 1999. J’en avais ras-le-bol de l’anthropomorphisme, des Kouroï. En commençant à travailler à des pièces couchées, j’ai découvert que le creux, le renflement m’intéressaient. Que cela dit plus sur l’humain que la figure debout. L’exposition « L’Empreinte », organisée à Beaubourg par Georges Didi-Huberman et Didier Semin, a joué un rôle important à ce moment-là. »

    Cinq ans plus tard, la grande nef du musée de Tourcoing, éclairée par le haut, évoque donc à Vincent une nef de bateau. L’exposition devient un hommage aux marins du Koursk. Un grand dessin estampé à l’encre, sur le mur du fond, « figure un peu le mouvement de formes couchées (corps, nef) qui s’enfoncent lentement dans les profondeurs » (Vincent Barré). Quatre outres en fonte de fer, couchées sur le sol, peuvent figurer, selon l’imagination du spectateur, des cadavres, des cercueils, des corps emmaillotés sur le pont d’un navire avant d’être jetés en mer.

    Alors ces outres ? « Ventres jaïn, douceur d’un ventre, paix » ? Tombeaux ? Cercueils ? S’éclaire ici l’usage hésitant, instable du titre par Vincent Barré. S’il se résout à nommer ses oeuvres, c’est tantôt de manière quasi littérale (Figure dressée, Cuillère simple), tantôt par ressemblance formelle (Corne, Noyaux, Courge) ou culturelle (Métopes, Série noire). Parfois le nom indique un sentiment, qui renvoie soit au matériau, la terre, soit au processus de sa création, donc plus directement à l’état d’esprit et à l’effort physique du créateur (Réfractaire). On sent bien souvent que le nom n’adhère que très peu à la chose, qu’il pourrait s’effacer au profit d’un autre. Ainsi, selon le contexte d’exposition, l’humeur de l’artiste ou du spectateur, les sculptures nommées « Outres » pourraient s’appeler « Ventres » ou « Tombeaux ». C’est une autre modalité de l’engagement : exposer une oeuvre, la poser ou l’ériger, c’est engager une forme dans un lieu et un contexte, géographique et historique, qu’elle oriente et qui, en retour, l’affecte. Marquer un imaginaire, indiquer une direction de sens parmi la pluralité de possibilités flottant autour d’une même forme. L’oeuvre de Vincent Barré se tient aussi loin du formalisme que de l’art conceptuel : elle ne s’origine pas dans l’intention de faire sens ou forme, mais dans un désir, une impulsion, qui détermine une conduite, affective et sensuelle. Elle instaure un jeu silencieux entre forme et sens – rien de ludique, mais un libre mouvement dans l’intervalle, comme entre les pièces d’une machine rudimentaire.

    Vincent conclut, à propos du Koursk et de son engagement : « Ainsi c’est mon identification à toutes ces existences « empêchées » qui donne l’intensité nécessaire à la « dramaturgie » que constitue chaque exposition. Il y a certainement une jouissance illicite à me mettre du côté de la victime, mais pour y jouer un rôle « actif » qui me sort de la morbidité. C’est la sculpture, avec l’effort corporel qu’elle implique, et mental, qui se pétrit de tout ce qui me bouleverse. Drôle « d’engagement » qui consiste à intérioriser les tragédies, mais me laisse « sans voix » (autre que mes sculptures). »

    Ou encore : « Je préfère penser la modernité dans un devoir de conscience que de l’associer à de purs enjeux formels. » Cette affirmation de la préséance de la question éthique sur les enjeux formels précise la position d’un artiste oeuvrant au crépuscule du xxe siècle et à l’orée du xxie. Ainsi Muriel ou le temps d’un retour, le chef-d’oeuvre d’Alain Resnais, trouve-t-il naturellement place au sein de « reposer, regarder ». Grand film moderne, certes, mais d’une modernité inquiète, ouvrant le cinéma à une pensée de l’histoire à partir du présent, des traces des catastrophes qui le rendent si difficile à habiter. Le Havre et Boulogne-sur-Mer, villes martyres dont une modernité kitsch, consumériste, voudrait effacer l’histoire. Le vrai moderne lutte contre cet effacement.

    La modernité n’est pas sans retour.

     

    Retraits

    « Se placer du point de vue de l’habitant, c’est-à-dire du retrait, se poser pour voir (le grand dans le petit), imaginer et situer dans une histoire longue. » Vincent Barré

    « Au milieu de l’énorme étendue et quantité des connaissances acquises par chaque science, du nombre accru des sciences, nous sommes perdus. Le meilleur parti à prendre est donc de considérer toute chose comme inconnue, et de se promener, ou de s’étendre sous bois, ou sur l’herbe, et de reprendre tout au début. Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses, comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement. »

    Francis Ponge (cité dans Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet)

    On pourrait remplacer « science » par « art » dans la première phrase de Ponge. Nous sommes souvent perdus au milieu des arts, de la profusion contemporaine des attitudes née de l’éclatement du modernisme. S’en réjouir ou pas, tout dépend de ce que l’on attend de l’art. On peut préférer la généreuse dissémination actuelle à la sèche téléologie du moderne. On peut aussi regretter l’absence de direction sans pour autant se complaire dans la vieille plainte de la « perte de sens ». Mais attendre de l’art une indication, une orientation dans la vie sur terre, quoi de plus légitime. Comme Ponge en son temps, Vincent Barré a fait un pas de côté. Pour se dégager la vue, se désencombrer le geste, ouvrir une perspective trop souvent bouchée par l’accumulation des discours historiques et des « propositions » de l’art contemporain. Depuis cet à-côté, la pratique s’ouvre sur une profondeur de temps : la longue histoire des arts comme pensée et production de formes symboliques en réponse aux questions de l’habitation. Cette longue histoire, Vincent Barré ne la regarde pas d’un dehors historien : il l’éprouve à partir de sa propre position, ici et maintenant. Faire oeuvre, c’est alors penser l’ici avec l’ailleurs et le nulle part, tendre les joies et les peines du maintenant entre les survivances immémoriales et les signes d’un avenir qui ne serait pas joué ni perdu d’avance.

     

    « Replis vers le fenouil – ondulé et rythmé, géométrique, architecturé et charnel, charnu, sexuel ; Fenouil contient cet appel à la vigueur, à une pulsion primaire instinctive, bien éloignée des méandres de la mètis. Mes formes sont dans ce balancement alterné – de la vision massive à l’action concertée et vigoureuse (Sélinonte). » Vincent Barré

    « Nous croyons que les plus vieilles civilisations du monde ont intérêt en ce moment à se recueillir, à recueillir au fond d’elles-mêmes ces quelques gouttes de nectar, ces expressions ou formulations très actives qu’elles savent faire monter par leurs tiges de l’obscure et fraîche profondeur du monde muet. » Francis Ponge (cité dans Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet)

    Au cours d’un voyage en Sicile pour réaliser le film Mètis, muni de sa caméra et de son carnet de croquis, Vincent Barré s’est replié vers le fenouil, comme Ponge vers le mimosa. Il retrouve ainsi le geste du poète : regarder les choses du monde muet, se placer à leur écoute pour entendre leur leçon. Dans Bassae, Pollet rapproche les colonnes dressées du temple grec et les chaos de rochers alentours : il produit ainsi, par le montage, une image du temps tel qu’il affecte la pierre, dialectique à l’arrêt de la nature et de la culture, du vertical et de l’horizontal, colonnes dressées par les hommes et couchées par le temps. Si l’association, dans Mètis, des colonnes du temple grec de Sélinonte et des tiges de fenouil s’appuie sur l’homologie formelle, elle va bien au-delà. La pierre sculptée vue comme un végétal, c’est la vieille civilisation considérée comme nature vivante, qui pousse jusqu’à nous, au coeur de notre présent. La plante considérée comme une oeuvre de pierre, c’est le projet d’une sculpture qui accorde la permanence à l’éphémère, qui accueille le monde vivant dans le temps long de la mémoire. Recueil, concentration, décantation.

    Dans Mètis, à Sélinonte, la voix de Françoise Lebrun dit : « Temples vidés. Tas cyclopéens de pierres et de tambours, colonnes alignées, dressées. Aucune présence. La divinité a perdu jusqu’à son nom. » Le temple de Bassae, élu par Pollet comme ombilic de son monde, est unique par son orientation nord-sud, parce qu’il est fait d’une pierre grise prélevée sur le site même, et parce qu’aucun socle ne désigne en son centre l’emplacement d’une statue. « Le centre est voyageur », dit Vincent dans Détour. Ainsi le temple n’appartient-il pas seulement au passé. Métamorphosé, décentré, soumis au temps, il trouve sa forme contemporaine. Elle a inspiré le cinéaste Pollet, elle inspire le sculpteur Barré, et l’exposition « reposer, regarder » hérite aussi de cette méditation du temple : formes dressées et couchées, visiteurs circulant dans l’espace comme les travellings de Pollet le long des colonnes, guidés par une hantise, le sentiment d’une présence en l’absence d’un dieu.

     

    Le voyage et la chambre

    Lorsqu’il entreprit le voyage en Inde à la recherche de son ami Amer, Vincent sortait d’un an d’hôpital. Étrange résonance avec le destin de Jean-Daniel Pollet, cinéaste voyageur progressivement contraint à la sédentarité par un accident de train. Pollet fait dire à Michael Lonsdale, au début de Dieu sait quoi, après un plan de son poing serré sur une poignée suspendue : « Vous me pardonnerez les cyprès et le vent, encore cette main au-dessus d’un lit d’hôpital, comme si je me tenais debout dans le couloir d’un autobus. » Trente ans auparavant, une série de plans de Méditerranée détonnait dans un film tout entier voué au monde méditerranéen : une jeune femme, endormie ou morte, allongée sur la table d’opération d’un hôpital du Nord de la France, région d’origine de Pollet. Le film peut être vu comme la rêverie de cette jeune fille – un voyage immobile, aux portes de la mort. Méditerranée a frappé ses contemporains comme une révolution du montage cinématographique. Le voyage autour de la Méditerranée a trouvé forme entre deux intérieurs, entre la table d’opération et la table de montage.

    Dieu sait quoi, comme Le Songe de la lumière, de Victor Erice, oscillent entre l’extérieur et l’intérieur, en un mouvement répété de va-et-vient entre le monde et la maison-atelier du cinéaste ou du peintre. Dans Le Songe de la lumière, le cinéma oppose ses échappées centrifuges, sa flânerie rêveuse à l’effort concentré d’Antonio Lopez travaillant à peindre les effets du soleil sur les fruits du cognassier planté dans la cour de sa maison. Dans Dieu sait quoi, le cinéaste empêché de voyager replie le monde méditerranéen entre les murs de son mas provençal. Vincent Barré a tourné Fragments d’un paysage deux mois avant sa « catastrophe de santé ». Il l’a monté à l’hôpital, dans sa « chambre de montage ».

    On insiste volontiers sur l’importance du voyage pour le travail de Vincent Barré – lui le premier. À juste titre, mais c’est oublier l’autre pôle, tout aussi essentiel à l’architecte devenu sculpteur : celui de la maison, de la chambre. Dans la vie et l’imaginaire de Vincent, la maison n’implique pas la sédentarité. Elle est dialectiquement liée au voyage – maison que l’on trouve au retour ou que l’on croise en chemin. Vincent aime se remémorer Bachelard – citation de mémoire et probablement arrangée : « une maison isolée est une promesse d’intériorité ». En 1973, il écrit dans un carnet, à côté d’un croquis de la « nef » de Philadelphie : « un lieu où l’on arrive quand on n’attend plus rien. » Des chalets voisinent et se répondent parmi les images de référence : chalets népalais d’Helambu, découverts lors du premier voyage en Inde, chalet familial de Charousse en Savoie, où Vincent réalise son premier film, Les Chambres.

    Ils ne désignent aucune moelleuse poésie du foyer, bien au contraire : une tension, toujours à l’oeuvre, entre l’épreuve du désert et la conquête de l’abri – l’habitation n’est pas donnée à l’homme, elle est à construire – Heidegger, « Bâtir habiter penser ». Vincent : « c’était le même froid à Helambu, en Espagne (Fragments d’un paysage), aux Shetland (Détour) ».

    Cette tension est aussi celle du duo de cinéastes que forment Pierre Creton et Vincent Barré – carpe sédentaire et lapin voyageur. Avant de réaliser ensemble Détour (suivi de Jovan from Foula), Pierre avait depuis longtemps renoncé à voyager, Vincent désirait retourner en Inde. Pour leur premier film commun, ils choisissent un désert moins lointain : les îles Shetland, aux confins de l’Europe. L’expérience s’avérant concluante, ils vont l’année suivante dans l’Himalaya, dans la vallée du Spiti, filmer les fleurs de L’Arc d’Iris (souvenir d’un jardin).

     

    Extrait des carnets de notes de Vincent Barré, à propos de Détour :

    « Idée d’itinérance, d’un projet, d’un dessein qu’il faut acheminer par delà les obstacles. On ne voit pas le but, il faut le quitter des yeux pour espérer l’atteindre. Avancer en aveugle. L’Orfeo. Labyrinthe, le lieu du jeu de l’inaccessible, de l’impossible, de l’interdit et de la menace.

    « Entrer dans la nuit ». C’est bien de progression qu’il s’agit. Un passage, « les lents chemins qui vont du sommeil à l’éveil » dit I. On n’entre pas violemment dans le « Tout un », dans l’état de totalité. On avance. Le lieu, c’est le chemin – Ce qui me mène à Foula. C’est ce « plus court chemin » qui me vaut ce détour, et cette rencontre des êtres du passage : Jovan.

    Le choix de l’île, c’est celui de la circumambulation, du labyrinthe, de l’inaccessible. Je ne cherche pas un centre, je ne crois pas dans l’idéologie de la perfection. Je cherche continuellement des centres voyageurs, chacun relatif, chacun ayant partie liée avec l’instant. Foula en est un – silence – profusion – départ. »

    Au centre du labyrinthe, une vision hâtive trouverait la maison de Jovan, le guide punk en fauteuil roulant. Mais la maison est à peine filmée, car le miracle du refuge dans le désert s’est incarné en un « être de passage » ; le don d’hospitalité est voyageur, comme le centre, il s’appelle Jovan.

    À l’exception d’Aline Cézanne, Vincent Barré ne filme presque jamais frontalement les personnes. Il s’attarde plus volontiers sur les lieux, les espaces, les gestes. De même, sa sculpture s’est vite écartée de la figuration humaine. S’ils ne cherchent pas à le représenter, films et sculptures ne cessent pour autant de se mesurer à l’homme. De poser la question de la « taille de l’homme », comme Charles Ferdinand Ramuz, inquiet, en 1932 : « Qui sommes-nous encore dans notre taille, nous autres hommes ? Quelle est encore notre mesure, alors que l’univers est chaque jour et en tout sens plus minutieusement mesuré ? » Parmi les rares portraits de l’oeuvre de Vincent Barré, celui de la famille d’Amer, première image réalisée après avoir retrouvé l’ami.

    Si ce plan détonne parmi les films, il s’accorde à certaines images de référence : la Résurrection de Piero Della Francesca, à San Sepolcro, le détail de trois bustes de femmes tiré d’une fresque du même peintre à Arezzo, ou ce portrait photographique de « paysans en chemin pour le bal » par August Sander (1914), posé sur une étagère au-dessus d’un lit dans la maison des Cinq-Rois. À propos du portrait de la famille d’Amer, Vincent me dit : « Je vois ce plan comme un instant figé, comme quelque photogramme ou peinture : une dramaturgie lente, incompréhensible ».

    Le film de Sophie Roger, Les Jardiniers du Petit Paris (en lisant Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss), peut aider à comprendre ce qui attire ici Vincent Barré. Depuis une fenêtre au premier étage de sa maison, Sophie a filmé les activités de ses voisins cultivant un champ converti en jardin potager collectif. Sa voix accompagne les images d’une lecture chuchotée de passages choisis dans Tristes Tropiques. La cinéaste quitte à plusieurs reprises son poste d’observation, sort de la maison et entre dans le champ, pour gambader ou demander aux jardiniers de prendre la pose dans des portraits filmés à la Sander. La dialectique inquiète de la maison et du voyage, du proche et du lointain, se résout et se repose alors dans la « taille de l’homme » : une mesure, suspendue entre étrangeté et familiarité, de ce que peut bien être l’habitation de l’homme sur la terre. Le travail de Vincent Barré n’a d’autre horizon qu’une telle mesure.

     

    Les art(iste)s de la table

     « La table, il ne me reste que la table à écrire pour en finir absolument. »

    Francis Ponge

    Nombre de petites sculptures de Vincent Barré, terres cuites ou bronzes, ressortissent à un registre de l’hospitalité, de la commensalité : art de la table érotisé par une certaine exagération des formes creuses ou pointues. Les objets du repas, devenant instruments de sacrifice, sont suspendus entre le temps de la vie quotidienne et celui du sacré – peut-être rêvent-ils à une fusion de ces deux temps, à un temps plein, quotidien et sacré. La table qui porte ces objets en est aussi transportée dans cet entre-temps : table de repas, mais aussi table d’offrandes, autel sacrificiel. « Dans les musées, je dessine plus des pots, des outils, que des statues », écrit Vincent dans un carnet. Pour sa série des Pains, il a dessiné d’après nature au département des Antiquités égyptiennes du Louvre. Un jour, il m’y emmène voir le mastaba d’Akhétetep. L’intérieur est couvert de bas-reliefs représentant les activités nourricières du peuple égyptien et les victuailles apportées au surintendant du pharaon pour son dernier voyage. La table d’offrandes, originellement disposée dans le mastaba, devant les fausses portes symbolisant le passage de la vie à la mort, fait partie des images de référence de Vincent : « De forme rectangulaire, elle porte, sculpté en fort relief, le hiéroglyphe exprimant l’offrande (un pain placé sur une natte roulée) et les éléments essentiels au culte : une auge pour l’eau, une grande assiette et l’image en plan d’une aiguière à bec reposant dans un bassin circulaire. Tout autour, des vases, également figurés en plan, se réduisent à des cercles concentriques. Mais l’une des tranches de la table les montre de profil, nous révélant leur forme cylindrique et le support de terre cuite qui les soutient. »

    Table réelle attendant les objets virtuels du rite, qui viendront à leur place composer une nature morte archaïque. En regard de cette table d’offrandes, les tableaux de Stoskopff, Zurbarán, Chardin ou Cézanne retrouvent la dimension sacrée de leur aura, dimension trop vite dissipée par la contemplation moderne. En toute nature morte survit un rite, sacrifice ou offrande : dans cette survivance réside son ambiguïté, entre la vie et la mort, le prosaïque et le monumental. Cette survivance est surtout sensible dans les natures mortes du style austère, qui préfèrent la disposition horizontale des objets isolés sur la table à leur étagement savant, vertical, dans la profondeur.

    Tout l’oeuvre sculpté de Vincent Barré procède de cette tension entre le quotidien et le sacré. Il dit : « Poser un objet dans un espace : une offrande, un rite. Drancy, Le Havre. » Le fondement de cet art – son socle – serait donc la table : table du repas, table d’offrandes ou de sacrifice, aujourd’hui table de montage.

    Le manuscrit de La Table, de Francis Ponge, est d’après Jean Thibaudeau, son éditeur, « la partition d’un texte impossible ». Car l’achever aurait signifié pour l’auteur mettre un terme à son oeuvre par la mise en parole de son fondement même : la table, méditée par Ponge comme matrice, support et condition de toute image ou écriture.

    Extrait du manuscrit, daté du 5 octobre 1973 :

    « Table, qui fut (et reste) la table d’opération, de dissection (cf. la leçon d’anatomie), ou (si l’on veut) la roue sur laquelle je mis les mots à la question, comment t’y mettre toi-même ? (je ne peux t’y mettre toi-même sans que tu viennes encore à mon appui.) »

    Ut Deus in mente, pictor in tabula (Leibniz)

    Table, qui m’a toujours attendu, où tout est (a toujours été) disposé pour écrire, table

    toujours à ma disposition, fidèle consolatrice, mur où me projeter,

    mur à transformer en fenêtre

     

    Ô table, ma console et ma consolatrice, table où je me console, où je me consolide

    et qui me consolide

    il te faut devenir la table d’harmonie qui vibre à l’unisson des cordes.

     

    Vingt ans plus tard, Jean-Daniel Pollet a demandé à Jean Thibaudeau de l’aider à écrire un film en hommage à Francis Ponge. Bien que la table soit au centre de Dieu sait quoi, ou pour cette raison même, le texte de Ponge n’est pas cité. Mais la voix de Michael Lonsdale dit une phrase sans doute écrite par Thibaudeau comme si Ponge avait vu le film de Pollet et décrivait certains plans : « La table, certaines fois, n’est occupée de rien, d’un verre simplement, ou d’une lampe à pétrole. La table dans le jardin fut une table tournante, quelquefois toute chargée de choses hors d’usage. » La table désoeuvrée, soustraite aux gestes quotidiens, devient table tournante : magie, conversion des choses hors d’usage en instruments d’un rite inconnu. Rite qui fait venir les fantômes dans ce film habité, bien que déserté de toute présence humaine.

    Sur une autre table, installée à l’intérieur de la maison, un téléviseur fait revenir des vestiges d’autres films de Pollet : images de la Grèce, d’une forge, visage pierreux du lépreux Raimondakis ainsi placé au coeur de Dieu sait quoi. « Raimondakis fait partie de mes maîtres », disait Pollet. Le lépreux aveugle, prêtre des rites de la table, maître du montage.

    Pierre Creton dirait-il de Jean Lambert qu’il fut son maître ? La rencontre de cet homme changea sa vie et son oeuvre. Au premier plan de La Vie après la mort, Pierre et Jean se mettent à table, un livre à la main. Ils inventent un genre pictural nouveau en associant double portrait et nature morte. La table est nue, Pierre y dispose deux tasses et « le kilo de sucre ». Installés dans le cadre, ils lisent chacun un extrait du livre qu’ils ont choisi. « On lit ensemble, pour la cacophonie », propose Pierre : parodie lo-fi et involontaire du montage sonore godardien. Pierre Creton partage avec Pollet le goût du ressassement des mêmes éléments, le plaisir de rebattre de film en film les cartes d’une géographie intérieure. Ce plan de son premier film réalisé en vidéo est repris dans L’Heure du berger, qui se termine par une variante du même dispositif : Vincent Barré a pris la place de Jean Lambert à table face à Pierre, ils ne lisent pas mais boivent en silence un verre de Berger, leurs gestes identiques comme dans un miroir.

    L’exposition « reposer, regarder » est une ellipse à deux foyers. Le premier est constitué de deux tables discrètes, à peine visibles : celles qu’a peintes Stoskopff pour y composer ses natures mortes. Vincent invite ainsi à voir les compositions du peintre comme des montages, à porter l’attention non pas tant à l’image comme totalité qu’aux relations entre les objets, à l’espace entre les choses – intervalles, rencontres suscitées par le peintre-monteur entre la boule de pain et le verre d’eau, entre l’étain de l’assiette et la peau du citron. Le second foyer rassemble deux grandes tables d’architecte, sur lesquelles Vincent a disposé les rushes de « reposer, regarder » : reproductions de pages tirées des derniers carnets de croquis – études et maquettes de l’exposition et des commandes publiques du Havre –, images de référence.

    Dans Mètis, Françoise Lebrun lit un passage du Gros Orteil de Georges Bataille : manifeste contre la verticalité, refus de la hiérarchie du haut et du bas. C’est aussi la leçon de la table, la conversion du montage : posées ou couchées, les choses ou images n’y sont pas tant dressées que disposées horizontalement. Elles ne tiennent leur stature, leur souveraineté, que de l’agencement qui les compose et les fait tenir ensemble et à égalité.

    Composition et conversion, conversion par la composition : maîtres-mots du cinéma de Jean-Claude Rousseau. La Vallée close est un film sans projet, né d’une série de séjours à Fontaine-de-Vaucluse, sur le chemin qui mène au bord de la grotte d’où ressurgit la Sorgue. Élu centre d’un film, ce trou noir devient l’absence d’un être aimé.

    Autour de ce trou et de cette absence, des éléments prennent place pour constituer le film : une forme poétique de Pétrarque (la double sextine), un tableau de Giorgione (La Tempête), un livre de géographie illustré pour cours élémentaire, un résumé par Bergson d’un passage du De Natura Rerum de Lucrèce… L’agencement des éléments, leur façon de s’accorder entre eux en trouvant la place où « ils se plaisent », comme dit Rousseau, est une conversion : tournés vers le centre absent de la composition, ils font signe de toutes parts sur l’orbite du film. Cosmologie érotique. Jean-Claude Rousseau récuse les termes « travail » et « montage », mais le film est bien né d’un lent travail solitaire à la table de montage 8 mm. Un plan de La Vallée close rappelle la table-foyer de Vincent, dans l’exposition, et un passage de Dieu sait quoi : les éléments posés sur une table, pêle-mêle, en attente d’une main qui, pensante, viendra les ordonner.

    Un génie du montage gouverne l’oeuvre d’André S. Labarthe. Il l’autorise à composer le plus beau portrait de Van Gogh par l’agencement de quelques séquences disparates, blocs de durée ou pensées esquissées (Van Gogh à Paris. Repérages). Puis Estelle Fredet, composant le portrait de Labarthe, retrouve ce même art du montage fugué, intuitif, associant détails diversement signifiants, paroles et vanités (Il était une fois André S. Labarthe).

    Préparant son exposition, Vincent Barré a écrit dans un carnet la formule des artistes de la table : « je cherche ce qui me réunit. »

     

    La leçon du pain

    « Tout mon rapport aux cultures désertiques et funéraires. Frugalité, offrandes. Notion de nourriture rituelle, des nourritures princières, mais pas si éloignées de la nourriture du peuple (le pain). »

    « Le pain : imaginaire du voyage, de la solitude, d’un retrait du monde urbain (fantasme).

    Lors de mes voyages, je revois les fabrications du pain. » Vincent Barré

    Vincent Barré raconte ainsi ses retrouvailles avec Stoskopff et l’évidence de leur familiarité : « Revenant au musée, en 2003, je redécouvre deux petits tableaux, joyaux des collections de la ville depuis l’origine du musée, deux natures mortes du peintre strasbourgeois Sébastien Stoskopff. Austère présence d’objets du quotidien – assiettes d’étain, cruche et verres, et d’aliments modestes –, écrevisse, citron, pain, fromage, oignon… sorte de vanité qui semble témoigner d’un art du vivre de peu, et de penser largement.

    Je note la proximité constructive et spirituelle avec ma sculpture récente, celle de fonte et d’acier. Les formes compactes semblent toutes procéder d’une géométrie du plein et du creux – carapaces, coques, portions découpées – comme mes sculptures de fonte qui sont construites selon les mêmes principes, dérivant du cercle et de la droite du fil tendu découpant le bloc de polystyrène duquel sont tirés mes modèles. Ces modèles sont ensuite fondus au sable.

    La clarté des formes construites, leur économie allant avec une forte masse donne à ces objets une tension qui les rapproche malgré la différence d’échelles des natures mortes et vanités – de Stoskopff, de Zurbarán ou de Cézanne –, natures mortes portées à l’échelle du paysage, mais qui dégagent un sentiment d’intimité, de familiarité. Elles s’inscrivent aussi dans une tradition classique de la sculpture du xxe siècle – Brancusi, Arp, Smith, Chillida, Adam, Serra. »

    Certaines natures mortes de Stoskopff se distinguent de celles de ses contemporains par la sobriété monumentale de la composition et une triple modestie. Modestie du choix des objets représentés ; d’une facture se détournant de la démonstration virtuose pour se placer à l’écoute de la vérité des choses ; modestie du discours qui, loin de trahir la vie silencieuse par une signification allégorique ou morale, cherche une densité spirituelle, la parole même des choses – rumeur indicible, invisible aura. Stoskopff annonce des peintres aussi différents que Chardin, un certain Courbet et Cézanne – peintres de natures mortes à la sensualité mate, dense, profonde et lourde de chair sous la surface, l’écorce ou la peau. Autant de qualités dont hérite la sculpture de Vincent Barré.

    Au premier plan d’un des tableaux de Stoskopff, au bord de la table, est posée une boule de pain. Elle ressemble à celle que Caravage a isolée, au premier plan, sur la table du Repas chez Emmaüs – contrepoint silencieux et recueilli au geste ample et éloquent du pèlerin reconnaissant le Christ ressuscité. À son tour, Vincent Barré a  isolé ce détail du tableau pour en faire une image de référence.

    En quoi le pain peut-il fasciner le sculpteur ? D’abord par sa puissance symbolique. Évoquant le religieux, le sacramentel, relevant du quotidien, du nécessaire, de l’hospitalité ou de la survie, le pain condense avec une évidente simplicité les polarités de l’art de Vincent Barré : sacré et profane, immémorial et quotidien, voyageur et sédentaire. La série Cinq pains (cinq sérigraphies) est née de la rencontre d’un court récit de Varlam Chalamov (« Le pain d’autrui », dans Récits de la Kolyma) et des cinq variétés de pains rituels du mastaba d’Akhétetep. La pensée associe un témoignage de survie à l’expérience concentrationnaire et un rituel de passage de la vie sur terre à une seconde vie, dans la mort. Vincent écrit, en marge d’une exposition de cette série : « En représentant ces volumes pleins et gonflés, je me remémore ce qui me conduit à la sculpture – un désir de m’en tenir au plus vital, à l’essentiel et de me rapprocher d’une certaine géométrie jusque dans ses résonances minimales. Une forme de nudité qui me rapproche aussi des natures mortes du xviie siècle, avec ses objets et nourritures du quotidien, signes visibles du spirituel. Je dis enfin ma filiation avec les formes souples et contenues de Jean Arp qui me nourrissent encore – une boule de pain… »

    Mais le pain séduit aussi le sculpteur par des qualités plus physiques, sensuelles. Comme pour beaucoup de choses du monde muet, il faut se tourner vers Francis Ponge pour entendre la leçon du pain :

    « La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes.

    Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en allées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

    Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des soeurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…

    Mais brisons-là : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »

    Ainsi le plus rudimentaire objet de consommation réserve-t-il à l’artiste d’infinies rêveries, métamorphoses et changements d’échelle. Au sculpteur il offre, avec le tronc d’arbre, la plus élémentaire matière à méditation des rapports de la surface et de l’épaisseur – peau, écorce, pellicule apparente contre chair, entrailles, profondeurs cachées. C’est en travaillant à des formes couchées, après avoir renoncé aux totems, que Vincent Barré découvre l’érotisme du creux, du renflement, toute une organicité charnelle du volume. D’où l’attrait de la fonte, le passage à la cuisson, qui inaugure la pleine maturité de son art, caractérisée par une sensualité nouvelle, jouant à égalité des effets de volume et de surface. Les formes fondues ne représentent aucune partie du corps humain, elles sont comme l’empreinte positive de son travail, des forces qui l’animent et le déforment. Volumes : poussées de l’intérieur, enflements, torsions organiques, déformations de la jouissance ou de la souffrance d’être. Surfaces : la sculpture se découvre une peau, pellicule doublement sensible : au travail de la découpe du polystyrène, qui laisse son empreinte sur le matériau fondu, au travail du temps – corrosions, effets des intempéries qui affectent les formes immuables d’un lent et infini changement d’aspect. Double temporalité de la sculpture : à la fois hors du temps et dans le temps, soustraite au passage et patiente des transformations silencieuses de la vie.

    Découvrir la fonte, c’est aussi passer d’un héroïsme à l’autre : du génie de l’artiste créateur de formes uniques à l’hubris moderne de la production sérielle. Les formes simples sont découpées dans le polystyrène pour être fondues dans le fer ou l’aluminium ; formes gigognes, elles deviennent les pièces d’un jeu sériel, passibles de multiples combinaisons. On pense aux phrases de Philippe Sollers accompagnant le montage sériel de Jean-Daniel Pollet, pour Méditerranée : « On est dans ce travail millénaire, incessant. L’une après l’autre, les pièces du jeu sont reprises. Elles seront relancées. Autres et les mêmes, de la même façon et différemment. »

    Archaïque et moderne, tendue entre le souvenir des premières colonnes grecques ou sumériennes et l’abandon à la sérialité industrielle de la modernité – Muriel de Resnais –, la sculpture de Vincent Barré est elle-même anachronique : monter les temps, recoudre l’immémorial et le présent.

    « …Chercher ‹ ce qui sourd pur ›. Convoquer ces pans de mon histoire nourris de Méditerranée – ou plutôt de l’arrière-pays, loin des côtes soumises aux vagues d’expéditions – chaos, inachèvement, tremblement. Puissance de la ruine, violence du rite.

    (Quelque chose de l’ordre de l’excès, de la violence, de la surabondance liés au polythéisme, dit Joël, mais aussi à l’univers marin, à l’impermanence des choses, à la métamorphose et l’illusion.)

    Loin de là, Le Thoronet, instrument parfait, permanence, objet hors du temps. Vide, silence du rite, hors du monde de souffrance et d’excès qui l’a pourtant construit.

    (Un antagonisme renversé entre la Grèce et la Gaule de Bataille dans Le Cheval académique…)

    Entre l’idéal cistercien et celui de la perfection éphémère de Sélinonte, il y a en commun la puissance d’une vision religieuse, et la puissance d’action.

    Et l’atelier ? Réinventer « les reflets de son grand rêve, se promener dans le chaos naturel du monde, et y mettre à sa façon un peu d’ordre » (Degottex, par Jean Frémon). »

    Notes de Vincent Barré prises pendant le voyage précédant Mètis.

     

    Rendant visite à Vincent dans l’atelier des Cinq Rois, je regarde les séries de formes simples, dressées en colonnes ou couchées à terre. Souvenir d’Olympie, merveilleux chaos des colonnes couchées sur le sol autour du temple d’Apollon abattu par un tremblement de terre. Vincent dit avoir eu la même impression à Sélinonte.

    Humilité des colonnes couchées : elles ne sont pas mortes, mais douées au contraire d’une seconde vie, d’une beauté nouvelle. Couchées dans l’herbe, elles se reposent. Dans Bassae, Pollet a monté en alternance des travellings sur les alignements de colonnes dressées et des plans fixes de blocs de marbre dispersés sur le sol, mélangés aux rochers du site montagneux. Vincent me dit : « Je trouve dans ces films rudes, comme Bassae, un compagnonnage que je ne trouve pas dans la sculpture contemporaine. »

    Dans le cadre du téléviseur posé sur la table de Dieu sait quoi, Pollet surimprime les colonnes de Bassae, temple érigé pour conjurer la peste, et le visage de Raimondakis, le lépreux aveugle et prophétique de L’Ordre : associant la peau ruinée du visage et la surface marbrée des colonnes, il offre l’éternité des statues à son ami grec disparu, fait de lui le dieu manquant du temple tout en rappelant aux fières colonnes dressées qu’elles ne sont pas à l’abri du temps. À la fin de Bassae, un orage tombe entre deux plans. On n’en voit que les traces, autre signe de l’emprise du temps : ce n’est plus le même gris, la pluie a affecté la pierre et l’image d’un changement d’aspect. Dans Dieu sait quoi, la voix de Michael Lonsdale dit ces phrases de Ponge à propos de la pluie :

    « Pourquoi la pluie est-elle sensuellement agréable à l’homme ? Parce que c’est un phénomène tel qu’il relègue au second plan toutes les présences stables, tous les immeubles des paysages.

    Il les gratifie d’un certain effacement, d’une certaine modestie.

    Toutes choses sont patientes de la pluie. Elle les relègue à l’état de patient.

    La pluie ne respecte rien, n’affecte non plus sérieusement rien.

    C’est un coup du sort pas très grave, assez salutaire cependant.

    Assez comparable à l’oubli, ou à la mémoire (en ce qu’elle a d’imparfait).

    Elle ôte toute illusion aux choses, en somme leur apprend à vivre… »

     

    Dressée sur le parvis du musée des Beaux-Arts de Rouen, une colonne de Vincent Barré apprend à vivre – déjà l’hiver a gratifié sa peau d’un jaune rouille du plus bel effet. Un jour, dans l’atelier, je remarque la pellicule de poudre orangée qui recouvre une grande fonte. « Le vernis peut arrêter la rouille, me dit Vincent, mais je n’aime pas cette idée. »